Le sommeil des lionceaux - Francine Aubin

Par Pouiny
Notes de l’auteur : https://youtu.be/_7kI8eu4lMM

C'est mon interprétation personnelle (et actuelle) du sommeil des lionceaux, faisant partie d'un recueil de pièce pour enfant. Le piano vient du CD de la méthode et est joué par Jean-François Basteau.

J’avais commencé avec le premier volume de cette méthode à 8 ans. « Le petit flûté », mené par Annick Sarrien-Perrier, était un recueil de morceaux à destination des enfants débutants. Ma professeure avait l’habitude de donner au moins les pièces les plus faciles à ses élèves, pour les motiver à jouer sur de jolies compositions accompagnées au piano. Si l’enfant était réceptif, elle continuait, s’il ne l’était pas, elle passait à autre chose.

 

J’aimais tellement Le petit flûté qu’en à peine trois ans elle me fit acheter les cinq volumes. Certains furent plus utilisés que d’autres, mais il est sûr que ces méthodes ont fait toute ma vie de jeune flûtiste. Les compositions à l’intérieur étaient mon moteur, mes exercices, mes morceaux d’examens, et surtout, mes pièces de concert et d’audition.

 

Il y avait pour moi à l’époque deux types de représentation. Celles qui se déroulaient dans le grand auditorium orange de l’école de musique où j’étais, et celles qui se passaient dans l’intimité de ma chambre, jouant en regardant fébrilement la porte. Parce que je savais qu’il suffisait que ma sœur entende et reconnaisse de loin l’un des airs que je jouais pour qu’elle l’ouvre et s’installe sur mon lit. Je lui exécutais toujours les mêmes morceaux. Cela ne la dérangeait pas. Toujours, après quelques minutes où je jouais seul, elle finissait par se montrer, demandant timidement : « Je peux venir? »

 

C’était notre instant à nous. Un instant qui pouvait bien durer une heure. Je lui jouais toutes les pièces que je maîtrisais et que j’aimais des recueils que j’avais, méthodiquement, en suivant l’ordre imposé par mon CD. Seules une petite guirlande et la LED du poste nous illuminaient : j’avais tellement joué ces morceaux que je les connaissais tous par cœur, sans exception. On parlait très peu : ma sœur se taisait pour écouter. Avec le temps, je savais lesquelles elle préférait, et je les travaillais en conséquence. Son attention était ma plus grande fierté.

 

Pour terminer la séance de concert, nous avions aussi un rituel. La dernière pièce d’un de mes volumes était tout simplement injouable à mon niveau. Et pourtant, nous l’adorions quand même. Alors, je mettais sur les enceintes la version d’exemple, interprétée par Annick Sarrien-Perrier, et nous l’écoutions tous les deux dans un silence religieux. « Le sommeil des lionceaux » nous captivait. Sa première partie, calme et chantée, représentait un rêve paisible, qui d’un coup se détruisait dans une ambiance agressive, martelée par le piano, pour finalement revenir à la tranquillité du départ. En l’écoutant, je me sentais emporté par les émotions de la pièce, mais en observant le regard brillant de ma sœur me venait un défi. Il fallait qu’un jour, je sois capable d’interpréter cette pièce, peu importe comment. Ce morceau était devenu mon seul objectif, avec l’espoir qu’en le jouant, ma sœur soit encore plus fière de moi et heureuse de m’écouter.

 

Puis, j’ai quitté ma petite école de musique pour le conservatoire. Avec mon nouveau professeur, ces partitions trop enfantines ont été jetées au placard dès la première année, préférant plutôt que je m’exerce sur des études pas très jolies, mais qui avaient le mérite d’être difficiles et efficaces. J’ai quasiment immédiatement arrêté de jouer tout ce qui n’était pas des compositions classiques. Adieu, les méthodes de mon ancienne professeure sur les musiques latino-américaines, le jazz et les musiques de film. Désormais, j’étais cantonné aux grands noms de la flûte moderne et aux compositions anciennes. J’en étais triste, mais je n’avais rien dit. Il m’avait semblé comprendre que face à mon professeur, le petit enfant de douze ans que j’étais n’avait pas le droit à la parole.

 

Pourtant, je continuais, bien que moins souvent, à donner des concerts à ma sœur. Je pense qu’elle aussi commençait à s’en lasser, d’entendre depuis des années toujours la même chose. Mais toujours, revenait à la fin ce sommeil des lionceaux que je ne savais pas jouer, et cette promesse que je m’étais faite. Comprenant qu’elle allait se briser si je ne faisais rien, je pris mon courage à deux mains quand mon professeur me demanda de choisir un morceau pour me représenter à l’examen.

 

Il s’attendait sûrement à une des pièces de Bach que l’on avait travaillée durant l’année. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il fut surpris de me voir sortir cette vieille méthode, abîmée, poussiéreuse, en pointant du doigt la douzième composition. Mais, sans doute à contrecœur, il accepta. J’en étais tellement étonné et heureux que je ne pensais même pas à quel point j’allais le regretter.

 

Rien n’allait dans ma façon de jouer. Dès les trois premières notes, il me reprenait. Elles n’étaient pas justes, elles n’étaient pas belles. Personne n’avait envie de m’écouter de cette manière. Je n’avais pas d’émotion, je jouais les marches harmoniques comme un robot, on croyait entendre une grand-mère. Toutes les semaines, les mêmes remarques revenaient malgré ma motivation et mon travail acharné. Je n’arrivais tout simplement pas à comprendre ce qu’il me reprochait. Peut-être avait-il raison, alors : et ne pas remarquer mes propres défauts me provoqua une angoisse terrible. Et si j’étais nul depuis tout ce temps ?

 

La deuxième partie, techniquement compliquée, fut pire encore. Il écrivit en rouge sur ma partition « fâche-toi! ». Mes traits étaient brouillons, incontrôlés. Contrairement à mes larmes que je ravalais à chaque cours en silence. J’avais trop honte pour laisser échapper ce que je ressentais. Après plus d’un mois de travail laborieux, je présentais le morceau pour mon examen, dans une grande salle, accompagné par un grand piano. Je jouais, enfin, la pièce qui nous avait tant fait rêver. Mais à quoi bon ? Ma sœur n’était pas là.

 

Aujourd’hui encore, je ne prends plus aucun plaisir à interpréter cette musique. J’apprécie l’écouter jouée par d’autres, même par des enfants. Mais quand c’est moi, dès ma première note me revient immédiatement en écho toutes les remarques assassines. Et désormais, je les comprends, car j’entends ces défauts qu’il me reprochait. La sensation de mal jouer devient plus forte que l’amour que j’ai pour la pièce et finit par me faire poser ma flûte au bout de quelques phrases. Le sommeil des lionceaux, qui fut pourtant un de mes rêves d’enfant, ne m’apporte dorénavant que des complexes et des espoirs déçus. Et quand bien même ma sœur me regarderait avec des yeux brillants, sa lumière ne peut vaincre l’obscurité profonde des angoisses qui vont, de plus en plus, prendre la voix et le corps de mon professeur pendant de longues années.

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