Le Saint-Office

Rôdeur mortel

Considéré comme une espèce très dangereuse, le rôdeur mortel est un scorpion mesurant de sept à dix centimètres, dont la couleur jaunâtre lui permet de se camoufler dans le désert. Son venin, bien que très douloureux, n'est pas fatal pour un adulte en bonne santé mais peu facilement terrasser un enfant ou une personne âgée.

 

 

Le rectangle de lumière se déplaçait petit à petit sur le sol et Souffre bougeait à l'unisson. Le ciel nocturne était clair mais le mince croissant de lune peinait à éclairer la cellule où on l'avait enfermée. La jeune femme s’était allongée par terre, le visage dans l’axe de la lucarne pour bénéficier d’une vue, si petite soit-elle, sur la voûte céleste. Née dans la Vallée du Vent, cette réclusion lui était une vraie torture et elle luttait contre la claustrophobie depuis des heures. Contre les cauchemars aussi. Elle revivait en pensée l'agression puis la mort de Haggi dès qu'elle fermait les yeux.

Après avoir été arrachée au refuge du Père Adelin, elle avait été conduite à l'académie, où elle n’était pas entrée par la porte principale, loin de là. Leur escorte les avait accompagnés jusque dans la cour depuis laquelle ils s’étaient engouffrés dans le bâtiment par une minuscule poterne. À sa grande surprise, ils avaient traversé sans s’arrêter une prison sombre et humide avant de s’engager dans un étroit escalier. En haut des marches se trouvait ce que les cadets s’étaient plu à lui désigner comme la chambre du supplice, une salle de torture reliée à une série de cachots sous les toits. C’était dans l’un de ceux-là qu’ils l’avaient abandonnée, sans un mot.

La petite pièce, toute en longueur, ne devait pas dépasser les cinq mètres carrés et il y régnait une chaleur épouvantable. Elle était dépourvue de tout ameublement. Pas même une paillasse sur laquelle s’allonger, juste des seaux, l’un contenant un liquide à peu près clair qu’elle n’osait pourtant pas boire, l’autre vide mais empestant les excréments. Elle s’était assise aussi loin que possible de ce dernier et avait laissé libre court à ses larmes. Elle se maudissait d'avoir répondu aux provocations de ces deux idiots. Qu’allait-il lui arriver, à présent ? Il ne fallait pas compter sur le Père Adelin pour lui porter secours, il avait eu l’air si démuni...

Le temps s’étirait, interminable. La soif la tenaillait sans relâche, sa conscience aussi. Son regard ne cessait de revenir au seau et elle savait qu'elle finirait par céder et boire l'eau qu'il contenait. Elle frémissait de dégoût rien que d'y penser, sous les moqueries imaginaires de Ghanim et Haggi... La nuit venue, la chaleur tomba. C'était le moment de la journée que Souffre préférait, quand elle pouvait admirer les ombres danser sur les dunes. Là où elle se trouvait, il ne lui était d’aucun réconfort. Il devait être près de minuit lorsqu'un bruit de pas l’alerta. Elle se leva avec maladresse, engourdie par des heures d’immobilité. On tira le verrou. Elle frissonna, un air plus frais s’engouffra dans la pièce et les deux cadets s’avancèrent, sinistres.

Froids comme des rôdeurs mortels, ils ne souriaient plus. Ils n’avaient plus du tout l’air de s’amuser, mais Souffre s’abstint de leur en faire la remarque. Sans un mot, ils la tirèrent par les bras pour la conduire hors du cachot, lui firent franchir un couloir puis pénétrer dans une salle où ils la poussèrent sur une chaise. Après quoi, ils vinrent se placer de part et d’autre de cette dernière, en retrait. Les mains jointes dans le dos, ils adoptèrent une posture rigide et ne bougèrent plus.

La pièce était petite et aveugle. La seule lumière provenait de deux chandeliers posés sur une table de travail austère, de l'autre côté de laquelle un siège en bois recouvert de vieux cuir attendait le maître des lieux. La jeune femme osait à peine respirer. Tête baissée, elle cachait son visage derrière ses longs cheveux crasseux tout en jetant de brefs coups d’œil alentour. Elle se mordit la lèvre à la vue de sa pousse de mesquite qui trônait sur un coin du bureau, en piètre état, et de sa besace qui gisait grande ouverte par terre.

Les minutes s’égrenèrent avec lenteur jusqu’à ce qu’elle perçoive une agitation derrière elle. Une haute silhouette la dépassa, dont elle ne distingua qu’un pan de cape rouge du coin de l’œil. Elle contourna le bureau et Souffre entendit le raclement des pieds du fauteuil sur le sol, assorti d’un froissement de papiers. Relevant la tête, elle reconnut sans peine son vis-à-vis : c'était toujours le même homme, l'inquisiteur. Elle réalisa soudain que son attitude n'était pour rien dans son arrestation. Quoi qu'elle ait pu faire, les cadets avaient ordre de la ramener au Saint-Office. Les battements de son cœur se firent plus prégnants.

« Bien, il est temps de faire les présentations, je crois. Ton nom ? »

La jeune femme lutta pour masquer la terreur qu'il lui inspirait. Lucius et Amaury n’étaient que deux chiots qui cherchaient à plaire à leur maître, mais ce dernier était bien plus impressionnant. C’était un homme fait, sûr de lui, convaincu de son bon droit et qui n'avait rien à prouver à qui que ce soit. Cela se voyait sur chacun de ses traits et dans sa façon de se tenir, cela s’entendait à son intonation.

« Je m’appelle Souffre, vous le savez pertinemment. »

Sa voix résonna de manière étrange à ses propres oreilles, sans timbre, un peu enrouée. Elle aurait tout donné pour un verre d’eau. De cette conversation dépendrait sa libération, elle le savait. Il lui fallait le convaincre qu’elle n’avait rien à se reprocher, qu'elle était une fervente pratiquante de la religion de Ob et qu'elle avait été arrêtée de manière abusive par les cadets. L'inquisiteur était toutefois si imposant qu’elle craignait de ne pas trouver les mots.

« Curieux prénom, mais si je me fie à ce que j’ai pu observer au rassemblement, il te colle à la peau. Souffre comment ? »

Il l’avait donc bel et bien reconnue sous la halle du marché, elle l’avait su à la seconde où elle avait croisé son regard. Malgré tout le cœur qu'elle y mettait, elle n’arrivait pas à se persuader que cette nouvelle entrevue n'ait pu être que fortuite. D’un autre côté, elle ne voyait pas non plus ce qui pouvait bien l’intéresser chez elle. À moins que... Non, la doyenne ne l'aurait pas trahie. Elle se racla la gorge avec un petit haussement d’épaules et baissa de nouveau les yeux.

« Souffre Lhocine, de la tribu de Drâa de la Vallée du Vent.

— Bien. Puis-je te demander ce qui t’amène au Mont Vertu ? Ta disparition a provoqué quelques remous au sein des clans. Il y a eu un accident, un jeune homme et sa tante ont perdu la vie. Une conteuse, une vieille femme du nom d’Asia… »

Souffre releva la tête, les yeux affolés et le cœur au bord des lèvres. Asia, morte ? Elle chercha sur les traits de l'inquisiteur la trace d’un quelconque mensonge mais elle n’en trouva point. Qu’est-ce qui avait bien pu mal tourner ? La conteuse semblait si sûre d’elle et de son plan. À moins qu’elle ait tout bonnement renoncé à vivre, anéantie par la culpabilité ?

« Oh mon Dieu ! La vieille Asia est morte dans l’incendie ?

— Qui parle d'un incendie ? Tu m'as l’air bien au courant... À quelle heure as-tu quitté les tribus ? »

Il plissait les yeux avec suspicion et Souffre se rendit compte qu’elle venait de se trahir toute seule. Elle referma la bouche en un claquement involontaire. Elle devait à tout prix lui dissimuler sa panique.

Il la dévisageait sans douceur, toute bienveillance envolée, à l’affût du moindre mot de travers. Inutile d’espérer le berner, elle ne ferait qu’empirer la situation. En revanche, elle se demandait jusqu’à quel point elle pouvait dire la vérité. Pas question d'évoquer Haggi, elle avait assez gaffé comme ça mais, même sans cela, parler de malédiction à un inquisiteur n’était peut-être pas une bonne idée. Ne risquait-il pas de l’accuser d'entretenir des croyances impies ?

Souffre se sentait piégée, elle ne voyait plus quoi faire ni que dire.

« Alors, quelle heure était-il ? Et pourquoi le Mont Vertu ?

— Je ne sais pas au juste, dans la soirée. Nous avons cheminé de nuit quelques heures pour éviter les grosses chaleurs dans la partie la plus aride de la Vallée du Vent. Je suis à la recherche de mes origines, ma grand-mère pour être exacte. Elle a quitté les tribus il y a bien des années en abandonnant mon père, son fils. Je voudrais savoir ce qu’elle est devenue.

— Tu élèveras tes enfants comme je t’ai élevé, dans la crainte de Dieu et l’amour du travail… Pourquoi ton aïeule aurait-elle fait une chose pareille, en dépit des commandements de Ob ? »

Souffre secoua la tête en signe d’impuissance. Elle n’avait pas connu Dasin. Le peu qu’elle savait, c’était la conteuse qui le lui avait révélé et encore, tout récemment. Elle se doutait bien que ce n’était pas ce que son interlocuteur avait envie d’entendre, mais elle en était réduite aux suppositions. Et puis qu'est-ce que ça pouvait bien lui faire ? Pourquoi toutes ces questions ?

« Elle avait été bannie, et puis mon père était le fruit d’une agression qu’elle avait subie. J’imagine qu’elle n’a pas eu le courage de l’élever, de le voir grandir à ses côtés avec, sur son visage, une réminiscence des traits de son agresseur. Je n’en sais guère plus, j’espérais retrouver sa trace en ces lieux.

— Pourquoi ici ? Qu’est-ce qu’une femme des tribus serait venue faire au Mont Vertu ? »

Souffre serra les dents pour retenir une répartie cinglante, elle ne lui aurait apporté que davantage d’ennuis. Un tel dédain se dégageait de ses propos. Elle redressa le menton, plongeant son regard noir dans le sien.

« Je ne sais pas. On m’a raconté qu’elle était partie en direction des Monts Pourtour. Ob pardonne et oublie. Elle avait besoin de l’un comme de l’autre. Les citoyens du Mont Vertu sont réputés pour leur piété... »

Citer les saintes écritures ne pouvait pas lui faire de mal. Pourtant, l’inquisiteur fronça encore plus les sourcils. Malgré son vernis d'obéissance et d’apparente soumission, il n'était pas dupe des manœuvres de la jeune femme. Pendant quelques secondes, il ne répondit rien puis il désigna la plante oubliée sur le coin du bureau.

« Et ça ? Qu’est-ce que c’est ? »

Souffre haussa les épaules en un geste qui signifiait que ce n'était rien de plus que ce que cela semblait être.

« Une pousse de mesquite mal en point.

— Tu voyages pourtant léger. Pourquoi t’encombrer d’un tel fardeau ?

— C’est un cadeau des nomades qui m’ont conduite jusqu’ici, je n’allais pas le leur jeter à la figure ! Ils appellent cela l’arbre de vie parce qu’il est capable d’aller puiser l’eau à trente mètres de profondeur.

— Pourquoi ce cadeau ?

— Mais je n'en sais rien, enfin ! Parce qu’ils m’aimaient bien, sans doute ! »

C’était tout le contraire mais il n’avait pas besoin de le savoir. Les derniers mots avaient fusé avec exaspération. Les questions de l’inquisiteur n’avaient aucun sens pour elle. Qu'avait-il ainsi à tourner autour du pot comme s'il ne savait pas ce qu’il cherchait et qu'il décortiquait chaque pan de son existence au hasard ? Elle sentit les deux cadets se tendre dans son dos et un silence pesant s’abattit sur la pièce tandis qu’il la dominait de toute sa hauteur. Elle se prépara au premier coup, qui ne vint pas.

« Déshabille-toi. Complètement. »

Souffre le dévisagea, médusée. Elle s’était attendue à tout sauf à ça. Cloîtrée dans son cachot sous les toits, elle avait eu tout le loisir d’anticiper diverses formes de torture mais, pas une seconde, elle n'avait songé qu’ils pouvaient n’être animés que par le désir de la violer. De la part des cadets, elle n'aurait pas été surprise mais l'inquisiteur lui avait paru au-delà de ça. Bien décidée à ne pas leur faciliter les choses, elle serra les lèvres et croisa les bras sur sa poitrine.

« Je te conseille de t’exécuter avec diligence. Amaury et Lucius n’attendent qu’une occasion de s’amuser un peu et je n’ai que faire d’une gamine désobéissante.

— Parce que vous croyez que je vais vous laisser abuser de moi ? Il est beau, le Saint-Office, à brandir les commandements de Ob en étendard pour couvrir les pires exactions ! Vous n’êtes que des ordures, vous m’écœurez !

— Non mais tu t'es bien regardée ? Tu es plate comme une limande échouée sur une planche à pain. Le seul plaisir, l’unique, résiderait justement dans le fait de te contraindre, ma chère. »

C’était Lucius. Profitant de ce que l’inquisiteur s’était détourné pour regagner son fauteuil, le jeune homme s’était penché à son oreille pour lui susurrer ces mots d’une voix pleine de mépris. Il pensait n’être entendu que d'elle mais son supérieur fit soudain volte-face et le fusilla du regard.

« Assez ! Où est-ce que tu te crois, Lucius ? Apprends à rester à ta place ou je me verrais contraint de prendre les mesures qui s'imposent. Quant à toi, sache que je n’apprécie guère les gamines dans mon lit. Je n’ai que faire de toi, je dois examiner ton corps.

— Mon corps ?

— Déshabille-toi, qu’on en finisse ! »

Il semblait si fébrile tout à coup. Il avait pâli et ses mains tremblaient comme il s'appuyait du bout des doigts sur sa table de travail. Souffre jeta un coup d’œil en biais du côté de Lucius. À l’idée d’avoir à se dévêtir devant lui, elle sentit son estomac se nouer. Ses traits ne trahissaient rien mais tout, dans son attitude, criait sa satisfaction d’assister à son humiliation. Des larmes de peur et de frustration envahirent les yeux de la captive.

« Messieurs, laissez-nous. Nous voilà revenue à de meilleures dispositions. »

Souffre releva la tête, étonnée de la délicatesse de l'inquisiteur. À eux trois, ils n’auraient eu aucun mal à lui arracher tous ses vêtements mais il ne tenait pas à user de la force. À l'inverse des cadets, la situation l’ennuyait et il ne désirait qu’une chose : en finir au plus vite.

Les deux garçons échangèrent un regard indécis, ne sachant comment interpréter l'ordre de leur supérieur. Ils répugnaient à quitter la pièce. Lucius ouvrit la bouche pour manifester son scepticisme mais un simple coup d'œil suffit à la lui faire refermer. Il claqua les talons, s’inclina avec raideur et s’éloigna, imité par son compagnon. Une fois la porte close, l'inquisiteur se tourna vers elle, comme pour exiger qu’elle honore sa part d’un marché tacite. Les jambes tremblantes, elle se leva et entreprit d’ôter sa tunique.

Souffre avait dix-sept ans. Aucun homme n’avait jamais vu son corps et se dévêtir devant celui-ci lui était difficile, surtout après l'épisode avec Haggi. Des larmes silencieuses dévalèrent ses joues mais elle ne s’arrêta pas. Elle s’écroulerait à coup sûr à la moindre hésitation. Il commença alors à lui tourner autour, tel un entomologiste étudiant un spécimen exotique. Un bras en travers de la poitrine, une main masquant tant bien que mal sa féminité, Souffre tremblait de la tête aux pieds. Ses doigts l'effleurèrent comme il soulevait sa lourde chevelure. Elle se figea, cessa de respirer.

Le silence s’éternisa jusqu’à la limite du supportable. Son cœur cognait sourdement, à un rythme irrégulier. Elle n’osait pas se retourner. Plus cela durait, plus son inquiétude grandissait. Elle était sur le point de craquer lorsqu’il se décida enfin à reprendre la parole. Sa voix avait perdu tout son timbre.

« Sais-tu ce qu’il en coûte de mentir à un inquisiteur du Saint-Office ? »

La jeune femme n’y tint plus, elle se retourna et ses longs cheveux balayèrent l’espace autour d’elle. Elle chercha son regard pour y déchiffrer le sens de ses paroles mais il ne recelait qu’une immense déception. Un instant, elle se sentit comme une petite fille désobéissante. Elle lutta pour repousser ce sentiment, elle n'était plus une gamine. Elle n’avait rien fait de mal, rien qui ne soit justifié par la légitime défense. Elle ne voyait d’ailleurs pas comment il en arrivait à la conclusion qu'elle lui mentait en examinant son corps !

« Je ne comprends pas… »

Alors la rage s’empara de lui. Pour la première fois depuis le début de leur entretien, il se mit à crier. Les yeux fous, il attrapa le pot de fleurs sur le bureau et le lui colla brutalement sur le ventre. Souffre se plia en deux en émettant une exclamation étouffée. Oubliant sa nudité, elle saisit le récipient avec maladresse.

« Tu ne comprends pas ? Cette pousse de mesquite... Ce tatouage sur ton épaule... C'est la marque de l'infamie, de la magie ! Tu sais où elle est et je te garantis que tu finiras par me le dire, dussions-nous en arriver au pire. J’étais très jeune à l'époque mais je me souviens encore des hurlements de mon père en train de brûler sur le bûcher ! »

Les yeux écarquillés, elle recula avec prudence en ouvrant la bouche, bien qu'aucun son n’en sortisse. Elle ne comprenait pas ce qu'il se passait, ni à quoi il faisait allusion. Quoi que cela puisse être, cela s’était mal terminé et il ne s’en était jamais remis mais son regard halluciné et la violence de sa réaction portaient la marque de l'alcibium.

« Rhabille-toi ! Nous reparlerons de tout ça demain et j’espère que d’ici là, tu auras réfléchi à ce qu’il convient de faire, dans ton propre intérêt. »

Il lui décocha un dernier regard plein de mépris et quitta la pièce à grandes enjambées.

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