Le premier qui dit "pas de bras pas de chocolat" il se prend mon pied dans les kiwis

8. Le premier qui dit “pas de bras pas de chocolat” il se prend mon pied dans les kiwis
(By FdB)

Quelques jours sont passé sans rien de nouveau. Kartrouville Ex ne m'avait pas rappelé et j'avoue que je le prenais un peu mal. Ils avaient déjà plus besoin de moi ? J'avais pas fait mes preuves sur le bitume de l'autoroute A1 ? Kiwi m'avait dit que j'avais assuré et qu'il était fier de moi, pourquoi il me demandait plus rien ?

J'avais une montagne d'infos à leur tirer, Diak m'avait fait une liste :

1. Les identités réelles de tout ce beau monde
2. Des infos sur Champignon le traitre
3. des infos sur les prothèses de Kiwi
4. Où est-ce qu'ils planquent nos clones volés

Mais c'était pas en restant chez moi que j'allais découvrir tout ça. Et comme je m'emmerdais à mort, j'ai décidé d'être pro-actif. J'ai passé un coup de fil a Kiwi, en espérant ne pas tomber sur son affreux copain.

- Allo ? m'a accueilli l'adorable voix de mon adorable ennemi.

No Grenade à l'horizon.

- Salut Kiwi-Kawaii.

- Yo fdp.

Notez cette soudaine familiarité entre nous. En ce moment, comme personne ne veut de moi, je traine sur les réseaux sociaux un peu trop souvent, et Jean-Luc Pigeon est devenu mon meilleur ami. On tchate pendant des soirées entières, on se partage des vidéos à la con, toutes les deux lignes il m'envoie un petit smiley qui pleure de rire, c'est trop chou. Je vous ai épargné ça parce que malgré que je me marre bien, je n'ai fait aucun progrès, ni en espionnage ni en drague. Kiwi se méfie d’internet, il ne veut rien en rapport avec KEx sur son profil ou le mien, donc on n'en parle pas. Et pour la drague... j'ai bien tenté une ou deux approches subtiles, mais c'était trop subtil je crois, il a rien bité (ou alors il s'en fout, mais ne partons pas défaitiste). Faut dire que je suis pas très à l'aise avec la subtilité, je suis plutôt du genre rentre-dedans, mais là je ne peux pas à cause d'un truc tout bête : Diak lit les conversations. Et mon collègue m'a bien fait comprendre qu'il n'approuvait pas la romance tragique, sur fond de regrets et de trahison, entre Kiwi et Fraise des Bois. Ce pauvre Diak n'a aucune sensibilité artistique. Après, soyons honnêtes : j'en ai rien à branler de son approbation. Mais je sens qu'il risque de me faire solidement la gueule si je séduis Kiwi sous son nez et tant qu'à faire, j'aimerais bien me le garder sous le coude en cas de disette. Le leader de KEx n'a finalement pas l'air si facile que ça à pécho, avec le sombre Grenade qui rôde autour de lui comme un vautour. Et je suis pas de taille à affronter la vie sans plan cul. Je vais donc éviter de draguer sous le nez de Diak, sauf si j'y suis contraint.

- Quoi de neuf ? m'a fait Kiwi. Tu t'emmerdes encore ?

- Bah... ouais. Pourquoi vous me demandez plus rien ?

- On fait pas des opés tous les jours, un truc comme la dernière fois, ça demande des semaines de préparations.

- Je peux pas vous aider pour les préparations ?

- Pas pour le moment. On est sur un gros projet mais c'est un peu tôt pour qu'on en parle.

Je me suis rappelé qu'à notre première rencontre, il m'avait parlé d'un plan qui allait changer l'Histoire.

- Et ya rien d'autre ? Je peux tout faire tu sais. Distribuer des tracts, colorier des pancartes, tu dois bien avoir besoin de moi pour un truc ?

Après que j'ai dit ça, ça m'a frappé : Je m'en foutais de KEx, bien sûr, mais je m'en foutais aussi de Santorga. Je voulais juste voir Kiwi. Il a dû le comprendre parce qu'il m'a répondu :

- Là on a besoin de rien, mais viens manger chez nous si tu t'emmerdes.

Nous ? Qui est ce "Nous" qui sent si mauvais ? Par pitié ne me dites pas que mon petit blond trop mignon et l'affreux Grenade habitent ensemble ? Une seule façon de le savoir :

- Okay, pourquoi pas.

C'est comme ça que je me suis retrouvé dans le RER direction Montrouge en petite couronne. J'avais l'adresse du leader de KEx, hé, ça allait faire plaisir à Diak ça. D'ailleurs, à propos de lui, il fallait que je l'appelle pour le prévenir que j'allais manger avec nos ennemis, histoire qu'il allume son récepteur.

J'ai composé la moitié du numéro, puis j'ai hésité. Depuis le Champignon-gate, Diak était complètement sur les nerfs, il passait sa vie au bureau à éplucher les profils des employés de Santorga Lille, et même ceux de Santorga Cergy pour la conscience. Il n'avait aucune piste et ça le rendait fou, je crois qu'il ne dormait presque plus, il était insupportable. Diak est un mec qui bosse avec des machines : tous les problèmes sont résolvables, chaque anomalie provient d'une erreur qu'on peut trouver en lisant le code assez attentivement. C'est comme ça qu'il pense, et face à un problème impliquant des êtres humains, il est démuni. Ajoutez à ça son côté parano qui reprend le dessus au moindre pic de stress et son mépris habituel et vous obtenez... quelqu'un que vous n'avez vraiment pas envie d'entendre vous parler toute la soirée dans un émetteur secret sans que vous puissiez répondre, croyez-moi.

Allez, cette soirée, elle est pour Kiwi et moi. On va pas parler de Kartrouville Ex, on va juste diner comme des gens normaux. J'ai pas besoin de Diak. Si j'apprends des trucs importants, je lui raconterai plus tard. J'imagine la tête qu'il fera si je lui annonce en face que j'ai découvert tout seul l'identité de leur espion. Entre reconnaissance béate et jalousie ravageuse. Le kiff. En quatre ans de partenariat, pas une seule fois Diak ne m'avait dit merci, ou bravo, ou bien joué. Je suis pas en quête d'approbation, encore moins de la sienne, mais je me demande quel effet ça fait.

Kiwi, par contre, il m'encourage tout le temps, il a l'air d'être comme ça avec tout le monde mais je m'en fous, ça me touche. Dans la voiture, après qu'on ait piqué le clone, il m'a dit que j'avais assuré et tout, ça m'avait fait trop plaisir. Je sais qu'on est pas dans le même camp et que je joue la comédie, mais n'empêche. C'est pas souvent qu'on me dit que je fais un truc bien. Et c'est agréable, Surtout venant d'un mec aussi mignon. Le jour où je le trahirai, ce serait bien qu'il ne le sache pas, je n'ai pas envie de voir la déception dans des yeux pareils.

En attendant :

- Re, m'a-t-il accueilli avec un sourire comme on n'en fait plus.

Il portait un T-shirt blanc, et je pouvais voir ses faux bras métalliques qu'il bougeait avec fluidité, comme des vrais. Sur les biceps, à travers le T-shirt, l'un des deux clignotait vert, l'autre orange. Il m'a fait entrer dans le salon. Ça sentait divinement bon.

- Grenade est en train de faire à manger.

- Vous habitez ensemble ?

- Ouais. Tu savais pas ? On se connait depuis le CP.

Et merde. Le mec qui lui a mis le grappin dessus à 7 ans et qui lui colle encore aux basques. Quelque part je le comprends, Kiwi est solaire, il donne envie de rester proche pour profiter de sa chaleur. Mais c'est pas cool de se l'accaparer, faut en laisser aux autres ! Justement, le vautour est sorti de la cuisine à ce moment-là. Il portait ce vestige d'un autre temps qui s'appelle un tablier. Ça se mariait tip-top avec le masque à gaz.

- Fraise des Bois.

Il avait sa voix légèrement moqueuse, encore. Pourquoi est-ce qu'il me donne à chaque fois l'impression qu'il se fout de ma gueule, qu'il voit clair dans mon jeu avec Kiwi ? Ça m'énerve. S'il a un truc à me dire, qu'il le fasse ! J'ai rien à me reprocher ! Enfin... à part ma future trahison mais je ne pense pas que les insinuations futées de Grenade aient à voir avec ça.

- Grenade, j’ai répondu en ne prenant même pas la peine de cacher mon dépit.

Kiwi a rigolé et Grenade n'a pas eu de réaction. Ça m'a énervé encore plus. Il ne me voit même pas comme une menace. L'insulte. Il m'ignorera moins quand je lui aurais piqué son Kiwi sous le nez.

- Je fais du bœuf bourguignon, m'a-t-il informé avec toujours cet air de moquerie. T'aimes ça ?

Qu'est-ce que j'en sais ? Il croit que je mange des plats comme du bœuf bourguignon? Je savais même pas que ça existait pour de vrai.

- Vous mangez de la viande, vous ? L’élevage d’animaux c'est comme celui des clones nan ?

C'est un truc que j'avais appris dans les manifs, quand je me retrouvais sans faire exprès derrière la banderole des vegans fous furieux. Les clones sont traités comme les bestiaux : enfermés sous la terre dans des capsules ou des tuyaux riquiquis, et rappelés quand on en a besoin. Et c'était mal.

Mais les bestiaux tout le monde s'en fout, comme l'a compris Kiwi qui m'a répondu :

- Franchement, pour les animaux, je pense qu'il y a plus rien à faire. Il y a vingt ans on aurait peut-être eu une chance, mais aujourd'hui ? Au moins on peut encore empêcher que des humains subissent le même sort qu'eux. Mais t’inquiètes, quand on aura libérés tous les clones de cette planète, on passera aux animaux si on est encore en vie.

- Ça fait un sacré boulot.

- On compte sur toi.

Mais bien sûr. Comptez là-dessus les copains. Dommage que Diak ne soit pas en ligne pour se foutre de la gueule de KEx avec moi. L'industrie animale, elle est partenaire avec Santorga : Les bestiaux ne sont pas "traité comme des clones", ce SONT des clones. Ils sont reproduits comme ça. Comment vous voulez nourrir 11 milliards d'êtres humains autrement ? Quand on mange un bœuf, c'est toujours le même bœuf cloné à l'infini. Si on en sauve un, on les sauve tous. Enfin pas pour Kartrouville Ex qui aime se compliquer la vie en partant du principe que chaque clone est un individu différent. De toute manière, qu'irait foutre un bœuf, ou une poule, à la surface du monde ? Il n'y a plus rien pour eux sur cette terre, à part peut-être dans les fermes bios sur les toits de Paris. Et les clones humains c'est pareil. Faut arrêter de croire que l'air pur et la liberté c'est ce qu'il y a de mieux dans la vie, ça existe plus depuis genre trente ans.

Mais je ne voulais pas faire de peine à Kiwi alors j'ai répondu, séducteur :

- Quand tu veux.

Quelque part, je dois l'admettre, j'aime bien l'idée, me battre pour une cause perdue aux cotés de Kiwi jusqu'à la fin du monde. C'est romantique. Mais bon c'est pas ce que l'avenir me réserve, je suis team Santorga avant tout.

- En attendant je testerai bien bœuf bourguignon, j’ai dit à Grenade. J'en ai jamais mangé de ma vie mais ça sent putain de bon.

- Tu verras, m'a-t-il répondu. Après l'avoir gouté, tu ne voudras plus sauver les animaux.

Pas que c'était dans mes priorités pour commencer mais soit. Je me suis concentré pour déceler la nuance de jugement qu'il y avait toujours quand il m'adressait la parole, mais pour le coup je n'ai rien trouvé. Est-ce que Grenade venait de me parler normalement, en plaisantant, sans arrière-pensée ? Mais pourquoi ?

Il est retourné dans la cuisine et Kiwi m'a poussé dans le salon où il m'a servi un verre, avant de s'asseoir à côté de moi sur le canapé. C'était la première fois que j'étais seul avec lui. J'avais imaginé ça un million de fois en quelques jours, et ça tournait au salace très, très vite, mais là bizarrement j'ai eu du mal à me lancer dans la drague agressive. Il est tellement beau, putain, et il a l'air tellement innocent. Au point que ça m'intimide, vous imaginez ?

J'ai essayé de me remettre en mode flirt subtil, et comme sur internet, Kiwi captait que dalle. Je suis certain que Grenade aurait tout bien interprété, lui. Au fil de la conversation, j'ai peu à peu abandonné la drague pour lui parler naturellement, comme à un pote. J'ai pas eu d'amis depuis que j'ai arrêté le collège, à 16 ans. Je crois pas trop au délire. Mais quand je faisais rire Kiwi, ça me faisait une drôle de sensation dans la poitrine, je ne voulais pas que ça s'arrête. C'était tellement facile, en plus, il rigolait tout le temps, il me souriait, il... raaaaah, pause niaiserie, je suis obligé : il me réchauffait le cœur c'était dingue, je le dévorais des yeux, je voulais le toucher mais même pas forcément de façon sexuelle, juste pour jouer ça m'irait très bien, juste affectueusement, je pourrais. Comment un leader terroriste qui est prêt à tuer des gens pour sa propre vision de la justice peut être aussi gentil ? Comment un mec qui s'est fait amputer des quatre membres peut rigoler autant ? Vous savez, quand je disais que Diak ne m'avait jamais dit un merci ou un bravo ? Et ben ce n'est pas le seul : au cours de ma vie, à part ma mère, pas grand monde n'a jamais eu une très bonne image de moi. Même mon patron, je sais qu'il m'aime bien mais qu'il pense que je suis un peu con parce que j'ai pas fait d'études. Mais passer une demi-heure avec Kiwi, ça compense pour toute une vie sans reconnaissance. On devrait utiliser ce mec dans les thérapies. Au lieu de l'envoyer en taule, je vais demander à mon patron si on ne peut pas le cloner un million de fois, et le vendre à tous les malheureux de la planète. Là on sauverait le monde. Là on apporterait un peu de bonheur à l'humanité. Dans la grande couronne, ça fait deux ans qu'on a pas vu le soleil à cause de la pollution. Kiwi c'est le substitut idéal. Je suis certain que là rien qu'en l'écoutant parler, ça comble mes carences en vitamine D.

Pfiouu. Voila. Je me suis bien défoulé maintenant je vais essayer de rester digne et sain jusqu'à la fin de la soirée.

- Dis-moi ? m'a demandé le soleil de l’univers avec de grands yeux nerveux. Est-ce que c'est okay si j'enlève mes bras ?

Je me suis redressé, curieux. Malgré mon attirance, je n'oubliais pas que mon patron et mon boulet de collègue comptaient sur moi pour avoir des infos sur ces prothèses :

- Ouais, vas-y. T'es chez toi.

- Ok. J'ai toujours peur de faire flipper les gens quand je fais ça.

- Mais non.

J'ai failli ajouter que j'avais déjà vu des amputés, mais je me suis retenu à temps. C'est dans les capsules de clones de Santorga que j'en vois quand je passe dans les chambres à clones. Il y en a beaucoup qui ont un bras ou une jambe rappelée, ils sont créés pour ça après tout. J'ai regardé Kiwi enclencher un truc au niveau de son épaule, sous la manche de son T-shirt, puis décrocher son bras gauche et le poser sur le canapé entre nous. Recommencer sur son bras droit, et se secouer un peu jusqu'à ce que le bras tombe tout seul, par terre. Si seulement ce pauvre gars avait été cloné. Il aurait ses quatre membres, et Kartrouville Ex n'aurait jamais existé. Je ne lui ai pas dit, parce que ça sonnait pro-clone.

- Ouaaah, a-t-il soupiré. Ça fait du bien

- lls font mal ?

- Nan, pas du tout. Mais ils sont un peu lourds, je suis mieux sans.

Il était encore plus minuscule comme ça, sans bras. Je recommencerais bien un pavé niaiserie mais j'ai des trucs plus importants à demander :

- Et tes jambes ? Tu les enlèves pas ?

- Non.

- Jamais ?

- Jamais. C'est bizarre mais les jambes... je supporte pas d'être sans. Quand je les enlève j'ai l'impression d'être un jouet en plastoc, un truc démontable...

C'est exactement ce que Santorga pensait de lui. Et moi aussi, d'ailleurs, mais différemment.

- ...des fois je fais des cauchemars ou mes jambes sont éteintes ou déchargées et ou j'ai pas mes bras. Ça m'est arrivé une fois ou deux en vrai, au début, c'était affreux. Heureusement j'étais pas seul. Haha, pourquoi je te raconte ça ?

Il avait l'air gêné, soudain. J'ai attrapé le faux bras qui traînait entre nous, et commencé à le manipuler. La batterie clignotait toujours, il y avait un bouton ON/OFF encore allumé.

- Et donc, j’ai demandé en espérant ramener Kiwi sur un terrain moins personnel tout en grattant des infos. Ça marche comment ?

J'ai manqué de hurler comme une fillette quand la prothèse s'est mise à remuer toute seule dans mes mains.

- WOOOOOO ! C'EST QUOI CE BORDEL ?

Kiwi rigolait:

- Ça fonctionne par bluetooth. Je peux les bouger même s'ils sont pas sur moi.

- C'est super flippant !

La fausse main s'est tordue dans tous les sens, Kiwi cherchait à faire un truc avec mais quoi ? Au bout d'un moment le métal a fini par s'immobiliser dans un magnifique doigt d'honneur tourné vers moi. J'ai regardé Kiwi qui a éclaté de rire.

- Tout ça pour ça ? j’ai critiqué en feignant le dédain malgré mon envie de me marrer aussi.

- Grâce à ça je devrais pouvoir les remettre tout seul, mais c'est trop dur à bouger comme je veux, quand c'est pas pile dans l'axe de mon épaule.

- Comment ça se fait ?

- C'est comme, tu sais, quand t'es devant un miroir et t'essaies d'arranger tes cheveux, mais tu fais le geste à l'envers à cause de la symétrie. Sauf que là ça ne réfléchit pas par rapport à un axe mais par rapport à tout l'espace. C'est super chaud.

Je comprends mieux pourquoi le chignon de Kiwi est toujours aussi mal fait. Est-ce que ça valait le coup que je raconte cette explication foireuse à Diak ? Et surtout :

- t'es au courant que j'ai pas de cheveux ?

Il m'a poussé avec un pied.

- Si t'en as. Assume d'être roux.

Je lui ai envoyé un coussin dans la face. Il rigolait tellement mon Dieu. C'était trop bien. Grenade est entré juste à ce moment-là Kiwi lui a lancé un sourire éclatant, mille fois mieux que ceux auquel j'avais droit et qui étaient pourtant de haut level. Je suis jaloux putain. En plus Grenade l'a ignoré, enfin avec son masque à gaz sur le museau c'est tout comme. Il s'est assis sur le fauteuil à côté du canapé.

- Tu t'en sors avec le repas ? lui a demandé Kiwi

- J'ai fini, y a juste à attendre la fin de la cuisson. Alors, Fraise des Bois, parle nous de toi. Tu es célibataire ?

Il y va pas par quatre chemins lui. Toujours avec sa voix moqueuse, mais qu'est-ce qu'il me veut putain. Et surtout, qu'est-ce que je réponds ? Je pouvais dire la vérité, donc célibataire. Pour pécho Kiwi c'était la réponse la plus appropriée. Mais ce casse-couille de Grenade, qui avait tout le temps l'air de me juger, j'avais pas envie qu'il pense que j'étais forever alone. J'ai donc répondu :

- J'ai un plan cul mais c'est tout.

Comme ça tout le monde est content. Et en plus je ne mens même pas. Bon pour le raffinement c'est pas encore ça mais j'avais rien promis là-dessus.

- Homme ou femme ?

- Homme.

- Sérieux ? s'est exclamé Kiwi. Mais sur ton profil t'as mis que t'étais hétéro !

- Ouais... c'était pour pas faire de peine à ma mère.

- Oh. Désolé. C'est nul d'avoir un parent homophobe, enfin j'imagine.

J'ai pris une expression sinistre de circonstance, tout en demandant mentalement pardon à ma petite maman qui n'a jamais eu aucun problème avec ça. 85% de ma génération est bi il parait, alors l'homophobie n'existe plus trop à notre époque. Mais il y a parfois des gens de la vieille génération que les sexualités alternatives mettent un peu mal à l'aise. Mon patron fait tout pour le cacher mais je crois bien qu'il en fait partie, le pauvre. Enfin. A mon tour de passer à l'attaque ! Si Grenade se permettait de me poser ce genre de question direct, j'allais pas me gêner :

- Et vous deux, vous en êtes ou exactement ? Vous sortez ensemble ?

- Oui, a répondu Kiwi précipitamment.

- Non, a répondu Grenade avec flegme.

Les deux se sont regardé, l'atmosphère était soudain vachement tendue. Et Grenade a ajouté :

- Arrête de faire ça, Kiwi.

Outch. Dur. Le pauvre Kiwi est devenu tout pale. Il a baissé les yeux, puis il a rigolé mais d'un rire tellement fragile que ça faisait mal au cœur. Puis il m'a souri :

- C'est sujet à débat tu vois, on est en cours de négociations... ah...

Il a appuyé ses yeux contre ses genoux. Oh merde ! Je suis pas prêt à voir Kiwi pleurer moi, j'ai pas signé pour ça. Tétanisé, je me suis tourné vers Grenade en espérant qu'il ferait quelque chose. Et effectivement, il a fait quelque chose : il s'est levé et s'est barré de la pièce, OKLM. J'en reviens pas de son niveau de connaritude ! ça force le respect. Je n'aurais pas cru dire ça un jour mais je crois que j'ai trouvé mon maitre.

Mais plus important : comment j'allais gérer la crise, moi ?

En désespoir de cause, j'ai tapoté/caressé les cheveux de Kiwi. Ça sert sans doute à rien mais depuis le temps que j'en mourrais d'envie, j'allais pas cracher sur l'opportunité. Il s'est redressé, l'air un peu gêné et surpris.

- Ola pardon ! Je sais jamais comment réagir quand il dit des trucs comme ça.

Il ne pleurait pas comme je le craignais. Dommage, j'étais parti pour le prendre dans mes bras. Une autre fois j'espère.

- Tu m'explique ?

Il m'a raconté sa relation avec Grenade, ou plutôt le peu qu'il en comprenait. Pour moi c'était clair : ça m'avait tout l'air d'une relation de type plan cul basique, comme Diak et moi, sauf que l'un des deux participants, en l'occurrence Kiwi, avait eu la maladresse de tomber amoureux et l'autre n'avait pas su mettre le holà. Tss, bande d'amateurs.

- N'importe quoi, a rigolé Kiwi après mon diagnostic de sa situation.

Quoi c'est tout ? Pas d'argument ? Pas de preuve ? Il y a du vrai là-dedans c'est moi que j'vous l'dit. Je suis un pro des plans cul, c'est ma passion. Je pourrais écrire une thèse dessus. Enfin l'essentiel, c'est que quand Grenade est réapparu avec nos assiettes, Kiwi riait à nouveau. Son pote lui a ébouriffé les cheveux à son tour.

- Ça va mieux ? lui-a-t-il demandé affectueusement.

- Mmh, a boudé Kiwi. T'es chiant.

Grenade a rigolé gentiment et est reparti. Bizarre.

- Il mange pas avec nous ?

- Nan.

Je sens pas bon c'est ça ? Mes cheveux roux ne sont pas assez appétissants pour que le noble Grenade ne daigne manger en face de moi ?

- Il mange toujours tout seul. A cause de son masque à gaz, il l'enlève pas devant les gens.

Bon. Je préfère ça. Même si c'est chelou.

- Mais pourquoi ?

- T'auras qu'à lui demander, moi ça me dépasse.

Pas de maladie respiratoire, donc. Peut-être qu'il était moche ? Ou alors c'était une célébrité ?

J'ai attrapé une fourchette et l'ai plantée dans la barbaque. Le bœuf bourguignon, ça a l'air trop bon. De la cuisine à l'ancienne comme ça, j'en mange qu'à mon anniversaire. Mais une seconde, comment il mange, Kiwi, sans ses bras ? J'ai levé les yeux vers lui. Il me regardait sans bouger. Il m'a demandé, un peu hésitant :

- Tu, euh... tu t'en sens de me remettre un bras ? Sinon je demande à Grenade ?

Hmm. Ma foi, c'était une occasion fort commode d'en apprendre plus sur ces prothèses afin de satisfaire ma hiérarchie. Sous-texte : Je crevais d'envie de tripoter Kiwi dans tous les sens en prétextant lui accrocher ses membres artificiels. J'ai attrapé le bras le plus proche.

- Comment je fais ?

- Ya juste à brancher. Alors, tu... essaie de pas trouver ça bizarre, mais faut que tu soulèves mon T-shirt et tu me le mets dans la bouche comme ça je le tiens pendant que tu fais le branchement.

Il rougissait un peu. Ça allait être intéressant.

J'ai fait ce qu'il m'a dit, j'ai soulevé son T-shirt, j'ai vu un bout de ventre, un petit nombril à bisou, un téton... bordel concentre toi Fraise-des-Bois-Victor-Soumis-Jean-Pierre-Carmin-fdp ! Je lui ai foutu son T-shirt dans le bec avant qu'il me dise d'arrêter de mater. Je me suis alors retrouvé face au moignon, qui n'en était pas vraiment un : la zone amputée était couverte par un genre de socle en métal, dans lequel on pouvait voir un circuit imprimé. Driss aurait pu décrire ça correctement, mais moi je ne suis pas assez calé en techno. Le socle était fixé à la peau, et aux os surement, par des petites vis. On ne devait pas pouvoir enlever cette partie là.

- Je fais quoi maintenant ?

- Che va mph rou ghe.

- Pardon ?

Kiwi, toujours bâillonné par son propre T-shirt, m'a répété le même charabia. J'ai rigolé :

- Je pige rien, Kiwi-Kawaii.

Il allait répéter, les yeux plissés d'indignation, mais j'ai eu une meilleure idée :

- Tu sais quoi ? Vire moi ça.

Ziouu. Je lui ai fait passer le T-shirt au-dessus de la tête. C'était tellement facile, vu qu'il avait pas de bras. Ce mec est fait pour être déshabillé, une vraie poupée Barbie. D'ailleurs, en parlant de plastique... Kiwi était maintenant torse nu face à moi. Sans déconner je suis balèze ou pas ? J'ai avalé ma salive. Tcheu l'canon. La génétique l'a vraiment trop gâté, c'est surement par rééquilibrage karmique qu'il a perdu ses quatre membres, il fallait au moins ça. C'était un peu creepy son absence de bras, ça lui faisait une petite carrure par rapport à sa tête, mais ça lui donnait cet air vulnérable complètement craquant, on avait envie de le prendre dans nos bras, ou alors de faire tout un tas de trucs salaces contre lesquels il pourrait pas riposter.

J'étais perdu dans ma contemplation, prêt à pondre un nouveau pavé de l'amour, réfléchissant à quel meilleur endroit poser mes mains et ma bouche, quand Kiwi m'a interrompu comme un malpropre:

- Quand t'auras fini de mater, tu me remettras mon bras histoire que je te le foute dans la gueule?

Oups, il m'avait grillé, ce petit génie. Je n'ai même pas fait l'effort de lever les yeux :

- Dit comme ça franchement, je préfère continuer à mater.

Mais Kiwi ne plaisantait plus.

- Remets-moi mon bras, putain. Tu vas finir par me faire flipper.

Une moquerie est morte sur mes lèvres quand je l'ai regardé dans les yeux. Il ne souriait pas. Pour la première fois depuis que je l'avais rencontré, il me regardait froidement. Ça m'a calmé direct. J'ai pas supporté, je me suis senti trop coupable. J'ai repris la prothèse, qui m'agrippait le poignet comme un avertissement, et je l'ai ramenée vers le moignon.

- Dis-moi.

- Tu vois les encoches sur le cercle ? m'a-t-il expliqué soulagé. Tu ouvres les clips, tu mets le bras un peu en biais dans le port, et ensuite tu tournes jusqu'à ce que ça s'emboite, et tu refermes.

- Tu sens rien ?

- Rien.

J'ai fait ce qu'il m'a dit, et après quelques tentatives ça a marché. Kiwi m'a appuyé sur l'épaule pour m'éloigner un peu, puis il a attrapé son autre bras qu'il s'est remis en place tout seul, tout en me remerciant. Il me souriait de nouveau. Je le regardais faire. J'étais moins excité et plus... triste ? Inquiet ? J'ai pensé au moment où je le livrerai à Santorga. Mon patron qui le paralysera avec une grenade IEM. Diak qui le hackera. Kiwi aura peur. Il ne sourira plus. Peut-être qu'il me regardera froidement comme ça. Merde... Je veux pas.

Toutes ces idées sombres m'avaient gâché le spectacle de Kiwi-Kawaii qui remet son T-shirt, bravo. Heureusement, le bœuf bourguignon a soigné toutes mes chagrins. Je vais manger ici tous les jours, moi, les nourricubes c'est fini !

- Il cuisine pas ton plan cul ? m'a demandé Kiwi.

Depuis le début du repas, il me posait plein de questions sur Diak. A croire que c'était lui, l'espion. Comme le concept de plan cul était nouveau pour lui, j'ai décidé de lui faire profiter de mon expertise en lui exposant les règles d'or de ma relation avec Diak, relation qui marche du feu de Dieu. Mais ce débile n'a retenu que ce qu'il fallait pas :

- Quatre ans ? Vous couchez ensemble régulièrement depuis quatre ans ? Et vous êtes jamais tombés amoureux ?

- Et nan, Kiwi. Tu vois c'est ça ton problème. Il faut pas. Tomber amoureux c'est s'infliger des contraintes, ça sert à rien à part t'emmerder. Toi et Grenade, vous fonctionneriez nickel si t'étais pas amoureux.

Vous remarquerez que j'avais abandonné tout espoir de le pécho. C'était un peu parce que le simple fait de parler de Diak me rendait moins needy, je sais que je peux baiser quand je veux. C'était un peu aussi parce que je commençais à me rendre compte que mes chances étaient minces, vu qu'il a l'air à fond sur l'autre taré et qu'il a pas l'air super ouvert au sexe casu. Et surtout, surtout c'était parce que je ne me sortais pas de la tête son regard froid quand je le matais. J'ai pas aimé lui faire peur. J'ai pas aimé le faire se sentir en danger en face de moi. Et je sais que tôt ou tard, on y viendra. Et ce sera pire. Ce sera réel. Et je ne m'arrêterai pas, à ce moment là, quand je livrerai à mon patron la peau du leader de Kartrouville Ex. Alors... il me haïra bien assez tôt. En attendant je veux qu'il me fasse confiance, pas parce que je suis un espion mais parce qu'il est sympa, et marrant, et mignon comme tout, et que c'est pas tout le monde qui est comme ça avec moi.

Donc, j'avais renoncé. Après, on ne sait jamais ce que l'avenir nous réserve, hein.

- Mais en quatre ans, me répondait Kiwi après avoir réfléchi à mes sages paroles, vous avez dû apprendre à vous connaître, à vous entendre, vous avez dû vivre des trucs ! T'es même pas un peu attaché ?

- Oula non. Tu le connais pas, c'est le pire chieur de la terre. Il est parano, snob, sournois, égoïste, asocial, radin... La seule qualité qu'il a c'est qu'il est intelligent. Tu parles d'un truc qui sert à rien !

Trop dommage que Diak ne soit pas en train d'écouter la conversation.

- ... On passe notre vie à s'engueuler. Si on baisait pas on supporterait même pas d'être dans la même pièce.

- Pourquoi tu l'as choisi, alors ?

En fait, Diak a une deuxième qualité, étonnamment peu compatible avec la première : Il veut de moi même quand je fais aucun effort. Ça c'est bien. Mais j'ai plutôt répondu :

- La chimie.

- C'est tout ?

- C'est tout ce qu'il faut.

Kiwi m'a dit :

- Ce que t'appelles la chimie, il y en a qui appelleraient ça un coup de foudre.

J'ai explosé de rire. Olala si tu savais.

- Rigole ! rageait-il. Mais je suis sûr que t'es un peu attaché.

- Ptêtre un peu, dans le fond. Comme plan cul il est vraiment cool.

- Il s'appelle comment ?

J'ai hésité une petite seconde. Mais je ne vois pas en quoi ça mettrait ma couverture en danger de lâcher ça :

- Driss.

Ça m'a fait bizarre de le dire. C'était rare que je prononce son prénom. Ça m'a rendu un peu sentimental, un peu affectueux. Je me suis dit : c'est vrai qu'il est pas si mal mon plan cul, avec ses grandes dreads et son sourire hautain. Et j'ai eu envie que Kiwi jalouse un peu notre relation, ou au moins admette que ça pouvait être bien. Alors j'ai ajouté :

- Il m'a offert cette boucle d'oreille.

Kiwi s'est penché vers moi.

- Je l'avais remarquée, tu la portes tout le temps. Elle est jolie.

Je joue avec le feu, moi.

- Tu lui parles pas de nous, hein ? De KEx.

- Nan t'es fou. C'est qu'un plan cul. Je l'ai dit à personne.

- Bien. Des fois, l'affection, ça peut faire s'effondrer les meilleurs plans.

Diak approuverait.

Le reste de la soirée s'est passé normalement, rien de particulier, si ce n'est que ça faisait longtemps que je ne m'étais pas amusé, que je n'avais pas discuté comme ça. Mais il fallait que je rentre avant qu'il n'y ait plus de RER. Je me sentais comme Cendrillon qui retourne dans sa banlieue.

Il y a quand même un évènement perturbant qui mérite d'être raconté : à un moment Kiwi est allé aux toilettes, et je me suis retrouvé seul avec Grenade. A peine son leader était sorti du champ de vision qu'il m'a demandé direct, avec sa voix ironique :

- il te plait, Kiwi, pas vrai ?

Ça servait a plus à rien de faire semblant depuis longtemps. Je crois qu'il m'avait cramé dès la première seconde. Mais quand même, j'allais pas répondre un oui béat. Je me suis calé sur un méfiant :

- C'est dur de lui résister.

- Je te préviens que ça va te paraitre mégalo et égoïste, mais pour différentes raisons Kiwi m'est dédié corps et âme.

Ah ouais quand même. Heureusement qu'il avait prévenu.

- Ce n'est pas ce que je souhaite, continuait ce taré. Ce n'est pas ce qui est bon pour lui. Je pense que tu n'as aucune chance, mais si par miracle il tombe amoureux de toi, que vous êtes heureux ensemble, je vous soutiendrai. Si tu lui fais du mal, par contre, je te dépèce morceau par morceau.

Bien sûr, mec. En attendant c'est pas moi qui l'ait fait pleurer avant qu'on mange. C'est quoi cette façon de voir les choses sérieux ? Kiwi pense être en couple avec Grenade, et Grenade... le baise et ensuite le livre a quelqu’un d’autre ? Plus ou moins. Comme moi bientôt. Je commence à trouver que c'est pas si cool, sa vie. Personne veut de lui. Tout le monde lui fait du mal.

Et puis qu'est-ce que ça veut dire, ça, Kiwi lui est dédié corps et âme ? J'y repensais dans les souterrains qui me ramenaient à Cergy. Je rentrais chez moi avec plus de question que de réponses. J'avais quand même appris des trucs sur les prothèses, ça serait utile. Mais j'avais pas envie de le dire à Diak. Il allait m'engueuler s'il apprenait que j'étais allé chez KEx sans le prévenir, puis cette histoire de neutraliser les prothèses, elle me plait pas. Je passerai les infos plus tard, si elles viennent dans la conversation.