Le Premier Âge

Témari observait la foule se masser dans la salle des Échos, les oeufs de pierre brisés autour d’eux pour seuls vestiges des événements des mois passés. La libération des arcturiens n’était pas ignorée par l’Entre-Monde. Nombreux étaient ceux qui avaient répondu à son appel, c’était une bonne chose. Laisser les arcturiens chasser tranquillement n’était pas une perspective réjouissante. Ses “frères” n’étaient plus les bienvenus parmi les vivants. Hélas, ils ne pouvaient être tués. Le seul autre moyen de se débarrasser d’eux efficacement gisait autour d’eux : la prison des arcturiens.

La magicienne ne doutait pas que même les moins confiants trouveraient aisément où s’installer. Il suffisait de faire comme les voisins ; se trouver un emplacement, s’assoir aussi confortablement que possible et se détendre. Une fois les derniers arrivés, Témari trépigna sur place, elle se hissa sur un débris dont la forme ronde rappelait à la fois un œuf et à la fois une colline.

— Merci d’être venus si nombreux pour entendre la première partie de l’histoire d’Arcturus. Installez-vous confortablement. M’entendez-vous bien ?

Une source de magie s’éveilla dans la salle. Elle allait d’une personne à l’autre et se connectait à leurs esprits volontaires. Bientôt, chacun des éveillés entra dans une profonde méditation où la nuit était la règle et les étoiles des pensées oubliées.

Témari leur parla d’une voix apaisée :

— Écoutez ma voix. Vous m’entendrez durant tout votre voyage. N’ayez crainte, vous êtes en sécurité et ce que vous allez vivre n’est qu’un rêve. Je vous emmène par-delà le temps, dans les souvenirs d’une histoire palpitante. Je vais vous conter la légende perdue d’un Héros du premier Âge.

Les rêveurs éveillés eurent la stupéfaction de voir au travers des yeux d’un jeune homme. Leurs esprits combinés s’étaient envolés dans un monde passé et vivaient à présent dans le corps d’Arcturus. Un adolescent moyen de type humain. La peau caramel et les tatouages des années écoulées brunissant ses traits. Le paysage d’une prairie immense devant eux, ils entendaient encore la voix de Témari résonner en eux.

—  Arcturus n'a pas toujours été un guerrier et le pic n'a pas toujours porté son nom.

 

 

Nous étions au premier âge de l'Entre-Monde, si la vie avait enfin trouvé un équilibre et une symbiose harmonieuse, des reliques du passé menaçaient encore cette paix fragile. Là où se dresse la capitale aujourd'hui, des milliers d’années auparavant vivaient les tribus de Varathiel.

Le clan dans lequel est né Arcturus était soudé autour des femmes. Chefs de maison, elles élevaient les enfants seules étant toutes à la fois mère, tante, sœur et amie pour chacun d’eux. De hautes tentes aux salles innombrables les abritaient au cœur de l’îlot et entouré des autres tentes individuelles, celles des hommes.
Arcturus grandit sous le regard dur, mais bienveillant de Morenth, sa mère et sous celui, tout aussi sévère, de sa tante Piru. Bien qu’elles se soient chargées de lui enseigner les rites et les mœurs du clan, Arcturus n’avait jamais trouvé de force en lui pour se dresser contre la force de ces deux femmes. Si bien qu’il appréhendait le jour où il devrait les quitter. Le jour où il serait enfin un homme. Le jour où il vivrait seul dans l'une des tentes de l'archipel aux toits pointus bordant le cœur de la tribu. Arcturus était un enfant terrifié à l’idée de devenir adulte.
Des siens, il était peut-être l’un des plus réticents au sevrage. Mais puisqu’il était né homme, il devait quitter la tente des femmes. Il aurait déjà dû partir l’an passé, mais son cœur tendre avait convaincue ses mères de le garder un cycle de plus. Arcturus n'était pas le plus doué pour la chasse. Il n’était pas le plus intelligent, car l’herboriste et la prêtresse n'avaient rien tiré de lui sinon de l'ennui et des tracas. Il n'était pas non plus très fort, ou même bien grand. Il était cependant très nerveux de rejoindre la vie des hommes sans être armé par la nature. Un bien maigre lot pour changer de vie.
Il avait lui-même chassé quelques cochons pour préparer sa future tente. Il avait taillé du bois et même réussit à se confectionner un lit de fourrure. Mais, ils étaient en aussi piteux états que ses talents à l'arc. Troués de toutes parts, trop petits et difformes, c'était couru d'avance, il allait faire sensation une fois homme. L’état de son paquetage l’inquiétait autant que de quitter le cocon familial. Il aurait l’air d’un véritable idiot une fois dehors, surtout avec une tente qui ne tient pas debout sinon lorsque le vent s’engouffre dedans.

Le jour de son exclusion, à prendre au sens le plus pur du mot, car Arcturus fut exclu du cercle fermé de la société des femmes et des enfants ; il eut la joie de recevoir de sa tante une fourrure épaisse et fournie, elle ferait un lit confortable, et de sa mère sa propre tente de peaux qu'elle avait soigneusement rapiécée. Elles ne pourraient l’avouer, mais il y avait autant d’amour que de honte dans ce geste désespéré. Au moins, il put rejoindre l’archipel et y planter les pointes saillantes de sa future demeure.
L’exclusion se déroulait toujours au début du printemps afin de permettre aux plus jeunes de s’installer et de prendre leurs marques. Ce n’était pas plus mal, car Arcturus eut toutes les difficultés du monde à quitter l’abri de sa propre tente. Il n’avait pas dormi de la nuit, il n’avait pas non plus mangé. Quand il sortit au lever du soleil, les yeux entourés de cernes, l’estomac grouillant de faim, il suscita autant d’amusement que de compassion chez les plus âgés.

Au-delà des tentes, la plaine. Verte comme les pousses d’un jeune arbre et immense comme la mer. Bordée à l’horizon Nord par une forêt épaisse et au-delà encore, par les dents des montagnes. Elles étaient blanches comme les nuages et ne se distinguaient d’eux que lors de belles journées ensoleillées. Aujourd’hui était l’une de ces belles journées. Comme chaque année au début du printemps, la tribu se déplaçait. Mais avant de quitter la sûreté de la doline choisie pour passer l’hiver, les hommes se réunirent pour organiser la chasse des auberades. De belles créatures aux bois foisonnants et aux sabots si fins que leur course sur la plaine les rendait aussi gracieux que des oiseaux.

Les jeunes se répartirent parmi les groupes formés et Arcturus se décida trop tard pour avoir les groupes allant vers l’ouest et le sud. L’est étant pour une autre tribu, il accepta de mauvaise grâce de se joindre aux hommes allant observer le Nord.
D’autres tribus font très attention à ne pas perdre de vu les troupeaux mêmes pendant l’hiver. Mais celle d’Arcturus était plus libre. Ils préféraient laisser les troupeaux vaquer sereinement à leurs migrations et se contenter de passer l’hiver en paix. C’est pourquoi ce jour-là, une trentaine d’hommes quittèrent la tribu pour s’éparpiller dans la plaine.

L’homme avec qui il voyagea deux semaines durant était silencieux et bourru. Kemar avait rapidement compris que son compagnon de voyage n’était pas le meilleur des chasseurs et encore moins des cuisiniers. Il en devint encore plus silencieux et encore plus bourru.
Un soir, alors qu’ils n’avaient toujours aperçu ni auberades ni autre chose que des lapins et des furets, il brisa le long silence devenu normal entre eux.

— Je pense qu’ils sont allés en forêt. L’hiver a été rude et les bois offrent une bonne protection.
— Mais personne ne va quitter la plaine pour aller vérifier, s’étonnait le jeune homme tout en mangeant.
— Nous. On ira dès demain.

Il n’aimait déjà pas être dans la brousse sans autre chose que ses mauvais talents d’archer, alors il n’aima pas non plus penser à la forêt. Tous étaient des enfants de la plaine et ils ne connaissaient pas grand-chose des forêts de l’Entre-Monde. Parfois, approchaient-ils l’orée des bois et se prenaient ce qui leur permettrait de se chauffer en hiver. Plus rarement ils y entraient pour chasser et uniquement les années de disette. Mais y aller pour les auberades, pensait-il, c’était une entreprise risquée.

— Cela veut-il dire que s’ils y sont, nous devrons nous y installer ?
— Pourquoi pas ? Cela fait longtemps que nous n’y avons pas été, ça forgera les jeunes…

Arcturus ne loupa pas le regard entendu de Kemar et il en dormit encore plus mal cette nuit-là.
Deux jours plus tard, ils atteignirent l’orée de la forêt. Kemar fendit la barrière invisible entre la plaine et les bois sans cérémonie. Il s’était tassé et tenait fermement son arc. Quant à Arcturus, il fut plus fébrile à le suivre, mais il le suivit tout de même. Comment survivrait-il seul de toute manière ? Se souviendrait-il seulement de la direction à prendre pour retrouver le village ? Les premiers jours passés sous les bois furent éprouvants. La dense ramure des géants centenaires formait un ciel opaque à toute lumière. Il faisait sombre et pire, il faisait terriblement humide. Quant au garçon, son sommeil s’améliora. L’environnement était désagréable, mais il s’y habituait progressivement.


La nuit devait être tombée, car la forêt changea d’odeur, le froid s’éleva du sol et les lucioles commencèrent à briller. Une fois de plus, ils firent un feu et s’installèrent pour se coucher. Mais cette nuit-là serait différente des autres. Cette nuit-là, les sons dans la forêt s’éteignirent.
Kemar tendit l’oreille et se tint à l’affût. Des bruissements se firent entendre, des oiseaux s’extirpèrent des arbres et disparurent dans la nuit.

— Quelque chose vient sur nous. Prends ton arc !

Kemar avait versé son broc d’eau sur le feu et déjà il s’éloigna dans la forêt. En quelques minutes, le chasseur avait lui aussi disparu et Arcturus se retrouva seul, éloigné du campement et dans la plus parfaite des obscurités. Il s’adossa à un arbre et se laissa lentement glisser jusqu’aux racines. Assis, il écouta. Son cœur palpitant et ses membres tremblants ne l’aidaient pas à se concentrer. Pourtant, il perçut dans la nuit un grondement. Il était sourd. Si grave que sa mélodie basse semblait flotter à la lisière des ombres.

Il y avait une chose dans les bois qui fendait les arbres sur son passage. Elle marchait pesamment, mais souplement. Elle respirait comme le vent souffle. Brusquement, la lumière jaillit. Dans sa gueule ouverte, un brasier rougissait ses dents pointues et son œil doré. La créature déversa sur les bois une langue de feu alors que Kemar s’extirpait de sa cachette pour échapper à l’incendie. La bête était immense et elle était bâtie de toute la colère du monde.
Arcturus pouvait voir Kemar vingt mètres plus loin, il courait plus vite que les flammes qui le suivaient. Mais la bête l’avait pris pour cible.
Le chasseur banda son arc et tira. Ses flèches touchaient le cuir en rebondissant puis retombaient dans le brasier. Dépassé, Arcturus s’élança pour les garder en vue. La créature ne l’avait pas vu et elle continuait de poursuivre l’autre chasseur qui se démenait pour la semer. Mais la distance entre eux se réduisait chaque seconde. Jusqu’à l’instant précis où le dragon abaissa son cou et d’un seule mouvement arrachait Kemar au sol. Il l’engloutit tout entier.
Il ne resta rien du chasseur qui ne tomba dans les flammes et la créature à présent voyait un deuxième chasseur dans sa forêt. Elle était si grande, pensa l’enfant, si grande et si grosse qu’un seul homme ne pouvait la rassasier.

 

 

Les entre-mondiens furent étonnés de voir réapparaitre la salle des Échos autour d’eux. Ils s’extirpèrent d’une étrange torpeur et leurs muscles semblaient s’éveiller après des années d’un sommeil épuisant.

— Vous en avez assez vu pour aujourd’hui. Remontez tranquillement à la surface, des miliciens vont vous guider. Prenez le temps de vous reposer avant de revenir me voir. Vos petits camarades vous raconteront la suite ! À bientôt !

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