Le Portail

Par Dersou

Le départ se décida très vite. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, les cinq compagnons se retrouvèrent dans la rue, un peu déboussolés par ce revirement inattendu.

Ils regrettaient déjà le confort de leurs lits. Surtout Vopio qui avait encore la marque de son oreiller sur le visage. Le garçon en était tout chamboulé. Et ce fut pire quand il comprit qu’il allait devoir faire une croix sur le petit-déjeuner de l’auberge, « le meilleur de toute la ville » selon l’aubergiste.

Ce dernier était déjà debout. Il renâcla pour la forme en voyant ses hôtes partir de si bonne heure et si précipitamment, mais en vérité il était soulagé. Ce genre de clientèle dépenaillée pouvait ternir la réputation de son établissement. Particulièrement la petite paysanne à la peau rouge.

Pour les voir déguerpir plus vite encore, l'homme accepta sans discuter de leur vendre cinq petits pains ronds, ainsi qu'une gourde de bière à partager, car « le lait frais n'était pas encore arrivé » selon lui.

*

La ville s'animait tranquillement, avec ses marchés matinaux qui commençaient tout juste à ouvrir les volets de leurs échoppes. Brinquebalant sur les pavés,  les chariots des fermiers passaient en trombe pour livrer les denrées fraîches à leurs clients aux quatre coins de la ville.

« Voilà ton lait », dit Hurdoy en donnant un coup de coude à Vopio tout en lui montrant des fûts débordants d’une mousse blanche. Le jeune homme fit un geste d'humeur en bougonnant, avant de se rappeler qu’il avait un pain dans sa besace. Il le sortit comme par défi et l’attaqua à pleines dents.

Xù en tête, ils s'engagèrent à grands pas sur l'avenue principale. Direction le sud.

Hurdoy avait pris soin de refermer la porte de la chambre du couple assassiné. Il espérait ainsi retarder de quelques heures la découverte de leurs corps par le personnel de l'auberge.

De son côté, Rem'mat s'efforçait encore de convaincre Nynù qu'ils n'auraient pas dû partir ainsi, « comme de vulgaires voleurs ».

— Les autorités locales seront prévenues, et nous serons forcément les principaux suspects ! Avec leurs chevaux ils nous rattraperont en moins d’une heure. De fugitifs incognito, nous allons devenir des meurtriers connus. Nous serons traqués par des prévôts qui auront une description très précise de notre apparence.

— J'en suis parfaitement consciente, répondit Nynù. Au temple de Gonveg mon maître aurait dit "passer de l'ours aux loups". Mais ce n'est pas un dilemme en ce qui me concerne. Je saurai faire face à des prévôts ou à des soldats de la ville, mais pas à des sorciers. Pas à ceux-là.

Du menton, elle désigna discrètement les barges qui dérivaient loin au-dessus du labyrinthe des ruelles.

Ils en avaient brièvement discuté : les sorciers mentiques devaient savoir que la princesse se trouvaient à Mins. Ils seraient bientôt en mesure de circonscrire un quartier en particulier. La prochaine étape consisterait pour eux à envoyer sur place des Paladins ou d’autres gens en armes, et à fouiller chaque demeure, chaque boutique, chaque temple. Ce ne serait pas très difficile avec une population coopérante et des soldats méthodiques.

Rem'mat savait tout cela. Il avait été le premier à prévenir Nynu du danger présenté par les Sorts de Situation.

L'érudit était simplement dépassé par les événements. Il n'était prêt à affronter ni "l'ours" » ni "les loups". À défaut d'un instinct de survie développé, il avait ses vieux réflexes d'honnête homme qui ne peut supporter d'être accusé d'un crime qu'il n'a pas commis. Déjouer des sorciers à distance par sa seule intelligence et par sa grande connaissance de la magie était une chose pour lui ; presque un jeu. Risquer une confrontation physique et violente avec des hommes armés en était une autre.

La réponse de Nynu le glaça un peu plus.

— Que veux-tu dire par là, Alaryon ? J'espère que tu ne comptes pas utiliser ce sort de Combat que je t'ai vu amorcer l’autre soir dans la ruelle…

La jeune femme se tourna vers lui. Son visage était toujours rougeaud, légèrement boursouflé. Ses habits bouffants et ses cheveux en bataille lui donnaient un air comique. Mais Rem’mat ne s'y trompait pas. Il voyait pour la première fois Nynù pour ce qu'elle était et avait toujours été : une Darfnag. La fille d'un généralissime orgueilleux, l’arrière-petite fille d'une impératrice passée à la postérité non pour sa douceur mais pour son règne de fer et sa droiture quasi rigide. L’héritière d'une longue lignée de souverains parfois sanguinaires, parfois justes, rarement faibles et toujours implacables.

— J'utiliserai les sorts qu'il faudra quand il le faudra, répondit-elle froidement.

Devant l'expression de chien battu du petit homme, elle ajouta sur un ton plus chaleureux.

— Ne t'inquiète pas, je ne suis pas une petite fille qui joue avec des allumettes. Et j'aurai besoin de ton aide et de tes précieuses connaissances pour améliorer mes amorces.

— Je t'apprendrai tout ce que tu veux, mais je crains que tu ne surestimes mon savoir. Je ne suis qu'un pauvre érudit qui ai tout appris dans les livres.

Une bourrasque surprit alors les marcheurs et les passants alentours. Des paniers d'osier virevoltèrent, des enseignes claquèrent au bout de leurs chaînes. Nynù manqua même de perdre son chapeau. Vers le sud, où se trouvait la côte invisible, des nuages sombres s'accumulaient.

— Le vent se lève ! cria Xù. Espérons qu'il chassera ces oiseaux de malheur !

De fait, les barges s'éloignaient lentement vers le nord. Après quelques minutes, elles entamèrent une spirale descendante puis elles disparurent derrière les hautes tours du château.

— C'est un signe du destin. Allons ! s'exclama Hurdoy tout en dépassant Xù pour reprendre la tête, comme si les rafales de vent l'avaient sorti de la morosité qui les avait tous gagnés depuis leur départ.

Rem'mat regarda attentivement Nynu qui observait le ciel. Non, la jeune femme n'y était pour rien. Pas encore.

De son côté, la prêtresse percevait l’inquiétude du petit mage. Elle la trouvait fort exagérée. Le mauvais temps qui s'installait n'était pas son œuvre. Aucun sorcier, même le meilleur, n'aurait pu provoquer un tel changement sur une telle échelle. Cela étant, Nynù n’excluait pas de se frotter un jour à la magie des Vents, l’Ilias. Sa mère Négygù était considérée comme l'une des plus grandes expertes de cet art du Kénébris.

Négygù... Cette dernière se tenait peut-être en ce moment même sur les remparts du château, en compagnie du Prince de Cormins, de grands Inquisiteurs, et de prévôts impériaux. Elle était peut-être en train de jeter toutes ses forces magiques contre cette tempête naissante qui venait compromettre les recherches des sorciers mentiques. Nynù se retourna pour observer la masse grise qui dominait la ville. Il était impossible de distinguer d'éventuelles silhouettes à cette distance. Pourtant, son instinct dictait à Nynù qu'elle n'était pas loin de la vérité.

*

Une demi-heure plus tard ils atteignirent la porte sud. Un petit attroupement s'était formé devant l'ouverture en entonnoir qui menait au pont-levis. Des soldats contrôlaient chaque voyageur quittant la ville.

Les compagnons s'interrogèrent brièvement du regard.

— On y va. Surtout pas d'hésitation, mais du culot, souffla Hurdoy sans bouger ses lèvres.

Et ils passèrent sans encombre. De toute évidence, les autorités n’avaient toujours pas fait le rapprochement entre Nynù et les quatre tompeurs. La paysanne mal fagotée qui se présenta à la porte sous le nom d’Alaryon n'avait rien à voir, même de très loin, avec la célèbre princesse en fuite.

Une fois de plus, Xù monopolisa l'attention des gardiens mâles. Nynù admira avec une pointe d’envie cette faculté qu’avait sa blonde amie d’être au centre de l’attention. Peut-être y avait-il un peu de magie dans tout cela, Nynù se promit de creuser le sujet.

Ils n'eurent aucun mal à trouver leur chemin dans le faubourg qui s’étalait au pied des fortifications de la ville. La "Ferme des Trois Moulins" ne portait pas son nom pour rien. Flanqué de  plusieurs moulins à vent, le grand bâtiment était perché sur une petite colline droit devant eux, au bout d'une route pavée de pierres ocres. Les pales des moulins avaient été immobilisées en raison du vent qui s’en donnait à cœur joie dans les branches des arbres.

Hurdoy et Rem'mat quittèrent le groupe, et, têtes baissées, ils remontèrent seuls la petite route.

Pour éviter de le perdre, Nynù avait enlevé son chapeau et laissait les bourrasques jouer avec ses courtes mèches.

Elle essaya de se concentrer sur les grands vents qui poussaient les masses nuageuses très vite et très haut dans le ciel. La proximité de la mer leur donnait leur vigueur et leur fraîcheur.

La prêtresse savait bien qu’il était vain, sans formation, et surtout sans concentration, d’essayer de percevoir la Mana et les énergies complexes qui structuraient l’atmosphère. Mais en l’espace de deux jours, mettant à profit les longs moments d’introspection offerts par la marche forcée, elle avait acquis une surprenante aptitude à projeter son œil interne (le Jinis) bien au-delà de ce qu’elle croyait possible.

C’était une révélation pour elle. Elle avait décidé de ne pas en parler tout de suite à Rem’mat. Elle préférait explorer un peu plus cette nouvelle technique avant d’en discuter avec l’érudit.

— Les revoilà déjà ! s’écria Vopio.

Nynù abandonna sa méditation légère. Dommage. Elle commençait tout juste à percevoir quelque chose là-haut, comme une trame subtile de forces fugaces et nerveuses.

Tiré par deux petits chevaux blancs, un chariot couvert descendait la route en cahotant. Strojord tenait les rênes, avec Hurdoy et Rem’mat assis de chaque côté du siège.

Le marchand fit un grand signe de la main à Xù qui lui répondit de la même manière, tout en grommelant entre ses dents à l’adresse de Nynù. « Celui-là, je sens qu’il va être collant. Je compte sur toi pour m’aider, princesse ».

Hurdoy sauta de son banc alors que le chariot n’était pas encore immobilisé. Il fit rapidement son rapport aux deux jeunes femmes tandis que Vopio se hissait déjà à l’arrière.

— Led Strojord était prêt à partir quand on l’a trouvé. Il avait avancé son départ en raison des pluies qui s’annoncent. Et je vous le dis même si Rem’mat m’a demandé de me taire : on a dû grassement payer le marchand. Au moins, on ne se posera plus de questions sur les motivations du bonhomme.

— Il en a d’autres, crois-moi, murmura Xù (mais Hurdoy ne l’entendit pas). Y a de la place dans ce chariot ? cria-t-elle à Strojord.

— Il est vide, ou presque. Le gamin n’a pas attendu, montez le rejoindre ! Avec tout ce vent, un peu de poids sera le bienvenu pour stabiliser l’attelage. Évidemment, je ne parle pas pour vous, ma dame !

Il partit alors dans un rire sonore.

Nynù, Xù et Rem’mat grimpèrent à l’arrière, tandis qu’Hurdoy se sacrifia pour rester à l’avant en compagnie du marchand toujours hilare. La route promettait d’être longue pour le maître d’armes.

*

Les premières heures se déroulèrent sans encombre. Il ne pleuvait toujours pas malgré les nuages de plus en plus menaçants.

La voie était en parfait état. Elle traversait des villages prospères aux maisons de pierre sagement alignées, ou des champs séparés par des haies bien entretenues. Sur les longues lignes droites, elle était parée d’une double rangée d’arbres massifs qui devaient procurer une ombre appréciable pendant les jours de canicule.

— Belle route, hein ? commenta Strojord. Elle continue comme ça jusqu’au Pays Salé, à cinquante lieues d’ici, en longeant la côte tout en restant à distance de la mer. Pas une fois elle n’a été inondée, même pendant les grandes tempêtes de la fin de règne de Prényo III. Sacré travail des ingénieurs-sorciers ! M’est avis qu’il y a un paquet d’esclaves sous les dalles. Avec quelques sorts, la chair fait un bon mortier, ah ah ah !

— Cinquante lieues ? Nous pourrions arriver au Pays Salé ce soir alors ?

— Bah non. On va bientôt quitter cette route pour en prendre une autre, plus discrète, qui coupe à travers les marais. On arrivera un peu au sud du Pays Salé. De là, on tracera vers Val-de-Pierre, à cent cinquante lieues vers le Sud-est.

— Discrète comment, l’autre route ?

Hurdoy n’était pas mécontent de laisser derrière eux cette voie pavée d’où pouvaient surgir à tout moment des Paladins ou des Inquisiteurs. Pour autant, il ne voulait pas s’enfoncer dans les marais d’Esmijen sur le premier semblant de piste venu. Ces marais avaient une sinistre réputation, avec leurs innombrables canaux reliant les étangs, leur mer de roseaux à perte de vue et leurs vases traîtresses.

— Tu verras bien, Hurdoy. Je n’y engagerais pas mon chariot si je ne la connaissais pas comme ma poche. Il n’y aura pas de jolies auberges où dormir le soir, ça c’est sûr, mais au moins on ne croisera pas tous ces soldats sur les dents. Vous êtes au courant, pour le Prince Héritier et sa cousine la sorcière d’Orbelys ?

— Oui. Enfin, un peu, et franchement je m’en fiche.

— T’as bien raison, l’ami. Tous ces aristocrates manipulateurs, ils n’ont que ce qu’ils méritent. Laissons-les se dévorer entre eux ! Mais c’est quand même mauvais pour les affaires, tout ce remue-ménage. J’espère qu’ils vont vite la rattraper, cette salope, et qu’ils vont tous déguerpir de la région.

Hurdoy serra un peu plus fort la tranche de bois poli du banc sur lequel il était assis.

Peu de temps après ils bifurquaient sur la fameuse route. En vérité, un chemin de galets qui descendait vers des étangs bordés de peupliers. Des pêcheurs se hâtaient de couvrir de toiles cirées leur matériel pour le protéger de l’averse qui s’était mise à tomber drue.

Les cahots de la roulotte augmentèrent sensiblement. Vopio passa une tête ensommeillé à travers la bâche pour voir ce qu’il se passait, avant de la rentrer aussi vite devant l'épais rideau de pluie.

Au cours de la matinée, ils traversèrent plusieurs villages installés sur des buttes que renforçaient des murs de soutènement. Ils franchirent une multitude de ponts en bois de toutes tailles, enjambant un nombre impressionnant de chenaux, de rivières ou de fossés. Plusieurs fois ils prirent des embranchements qu’un étranger à la région n’aurait pas remarqués.

Rem’mat profita d’une brève halte pour relayer Hurdoy.

Le maître d’armes gagna avec soulagement l’abri et surtout la tranquillité de la roulotte. Il y retrouva ses compagnons moroses et silencieux. La pluie battait sur la bâche tandis que le vent faisait tanguer l’attelage. Alaryon, qu’il crut d’abord assoupie, releva la tête et lui sourit sans un mot. Il comprit qu’elle méditait et décida donc de la laisser en paix. Vopio dormait plus ou moins, évidemment, et Xù regardait fixement le paysage détrempé à travers une ouverture.

À plusieurs reprises le chariot chassa légèrement de côté. Les flaques d’eau étaient de plus en plus nombreuses et profondes, tandis qu’une boue épaisse remplissait les ornières. Le marchand n’avait pas menti sur ses talents de conducteur. Il menait son attelage avec précision et calme, et la force tranquille des chevaux faisait le reste.

Profitant d’une accalmie qui semblait vouloir durer, Strojord immobilisa le chariot dans un hameau. Des saules immenses dominaient les quelques chaumières du lieu-dit. Aussitôt, des enfants sortirent des masures et observèrent à distance les étrangers qui sortaient du chariot pour se dégourdir les jambes.

Strojord discuta brièvement avec un vieux paysan avant de lui glisser une pièce dans la main. Peu après, une femme d’âge mûr et au regard farouche s’approcha sans un mot. Elle déposa aux pieds du marchand un récipient en grès ainsi qu’un panier en osier. Vint ensuite un jeune homme à la chevelure tressée, et muni d’une longue perche encore luisante de vase. Il baragouina quelques phrases en les ponctuant de gestes en direction du chemin boueux, puis il disparut dans la maison à la suite de la femme.

Strojord ramassa le panier et retourna près de la roulotte. Il en déballa le contenu qu’il partagea avec ses compagnons de route  : des œufs, du poisson séché, une sorte de pain gris et dur et du fromage très salé. La cruche était remplie de lait frais.

— Le jeune gars avec ses couettes, commenta Strojord, il vient juste de revenir du village voisin, et il m’a prévenu qu’avec les pluies qui sont tombées et celles à venir la route sera bientôt submergée. D’après lui, les vents du sud ont gonflé les eaux du lac qui se trouve entre nous et la mer. Enfin, un lac ou un grand étang. Ces bouseux un mot différent pour chaque flaque d’eau.

— Qu’allons-nous faire alors ? demanda Hurdoy.

— Finir ce sympathique petit repas vite fait, et repartir. J’aurais voulu laisser les chevaux se reposer un peu plus longtemps, sauf que si la route est coupée nous allons rester coincés dans ce patelin pendant quelques jours, et ça ne me tente pas trop. Mais c’est à vous de voir, ajouta-t-il avant de gober bruyamment un œuf.

Hurdoy resta de marbre. Il interrogea rapidement Nynù et Xù du regard. (Rem’mat avait disparu depuis plusieurs minutes). Devant l’approbation implicite des deux femmes, il répondit sur un ton neutre.

— Nous ne sommes pas vraiment pressés. Pour autant, nous ne souhaitons pas plus que toi nous attarder dans ce village. Nous nous en remettons à ta grande expérience de voyageur. Si selon toi ce n’est pas trop risqué, alors essayons de prendre de court cette inondation.

— Il y aura toujours un risque, mais n’oubliez pas : vous êtes avec le meilleur ! Au fait, il est où votre ami chauve, Rem’mat ? Faudrait qu’on parte, et vite.

Xù et Vopio partirent à la recherche de l’érudit.

Peu après ils étaient de retour tous les trois, et dès qu’ils furent installés dans le chariot Strojord lança le signal du départ. Hurdoy avait retrouvé la place près du conducteur. Il avait bien compris que Rem’mat voulait parler à Nynu en privé. Le petit homme cachait aussi mal ses inquiétudes que son enthousiasme, et cette fois il semblait très enthousiaste.

*

Rem'mat chuchotait alors que les bruits du chariot couvraient déjà une conversation normale. Il était assis sur une caisse, tout près de Nynù qui l'écoutait avec attention.

— As-tu remarqué les amulettes accrochées aux poteaux à l'entrée des ponts, et les signes gravés sur certains blocs rocheux qui dépassent de la vase, en général près des villages ?

— Oui bien sûr. Des charmes de protection assez classiques, je dirais.

— En effet. Mais tous ces charmes ont des traits en commun. J'ai repéré plusieurs fois des runes d'Ykios, ainsi que certaines figures typiques de la magie des Axes.

— On m'a toujours dit que cette magie n'existait pas vraiment. Qu'elle n'était qu'une mauvaise interprétation de l'Ashanaï...

— Oui, oui, mais là n'est pas la question ! Attend la suite.

Le petit homme chauve en bégayait presque d'excitation. Il semblait oublier à qui il parlait. Nynù ne s'en formalisa pas et le laissa continuer.

— Les Sages d'Ykios ont une approche très particulière de l'agencement des Mondes. Selon eux, le Dajà n'est qu'un monde comme les autres, en aucun cas le « Père des mondes ». Tu connais forcément les règles de base de l'Ashanaï, l'art des Tisseurs de mondes. On l'enseigne aux jeunes initiés dans les temples, mais je vais te les répéter pour être sûr que tu suis ma démonstration. Il y a trente-deux mondes, douze d'entre eux sont les Singuliers, les vingt autres sont les Pluriels. Chaque monde Singulier est relié par l'Ashanaï à six Pluriels voisins. Chaque Pluriel est relié à trois autres Pluriels et à trois Singuliers. Par conséquent, pour passer d'un Singulier à un autre, on doit transiter par au minimum un Pluriel, et…

— Et il ne peut y avoir plus de quatre mondes à traverser pour relier deux mondes quels qu'ils soient. Je sais tout cela, maître.

— Bien sûr que vous le savez, maîtresse ! s'exclama le petit homme.

Xù n'écoutait pas la conversation, à peine audible dans le brouhaha. Elle sursauta pourtant en entendant l'éclat de voix de Rem’mat. Immédiatement, elle attrapa son ami par le bras et lui montra l'avant de la roulotte. On devinait à travers la toile le large dos de Strojord qui sifflotait. Elle ponctua son geste d'un froncement éloquent de ses épais sourcils blonds.

— Excusez-moi… Excuse-moi, Alaryon, chuchota de nouveau l'érudit. Mais je dois finir mes explications, c'est important.

Nynù n'avait pas réagi. Elle sentait bien que le petit homme était très nerveux, voire hystérique depuis l'épisode de l'auberge, et qu'elle allait devoir faire preuve de patience avec lui.

Rem'mat reprit ses explications.

— Les Sages d'Ykios représentent l'Écarya comme une sorte de sphère géante sur laquelle sont « plaqués » les trente-deux mondes sous formes de pentagones pour les Singuliers et d'hexagones pour les Pluriels. L'Ashanaï serait la toile, le maillage des frontières entre les mondes.

— J’ai déjà vu ce type de formalisme, un jour, sur une sphère en or. Très élégant, mais il me semble que les Tisseurs y voient de nombreux défauts.

— Les Tisseurs de mondes abordent plutôt l'Ashanaï comme une liste fastidieuse de chemins à mémoriser. Leur expérience des Portails leur suggère que le Dajà est le point central d'où rayonnent des passages vers les mondes voisins, lesquels passages présentent des embranchements. Ils justifient le retour au point de départ par le caractère central du Dajà, mais ce raisonnement est fallacieux car on pourrait l'appliquer à n'importe quel monde ! C'est l'empereur Bérilyo X qui a imposé aux autres mondes cette vision centré sur le Dajà, mais…

— Mais mon aïeul était sûrement meilleur politicien que théoricien de la magie, le coupa Nynù. Venez-en aux faits, Rem'mat. Vous parliez des amulettes sur les ponts.

— Oui, oui. La magie des Axes cherche à expliquer pourquoi certaines régions d'un monde sont plus propices que d'autres à l'ouverture de Portails. Sa principale théorie veut qu'il existe sur les mondes des axes qui reflètent la structure de l'Ashanaï telle que décrite par les Sages d'Ykios. Notre monde, comme tous les mondes, est une sphère suspendue dans le Cosmos, et à sa surface courent des veines de mana qui l’enserrent comme un filet. À chaque maille correspond un axe qui aurait son pendant sur les cinq mondes voisins. Pour le Dajà, on a ainsi Éon, Skonth, Lusaten…

— Attendez ! Les Portails du Dajà ne sont pas réparties selon un maillage, loin s’en faut, le coupa à nouveau Nynù. Cette théorie des Axes ressemble plus à une science qu’à une magie, une élucubration de savants superstitieux qui veulent faire coller leurs délires à la réalité complexe de la Magie.

Pour une raison qui lui échappait, Nynù ressentait de la colère vis à vis du petit homme. Elle ne savait toujours pas où il voulait en venir, mais elle n’aimait pas ça.

Sans se laisser démonter par la véhémence de Nynù, Rem’mat termina sa démonstration.

— … et je te rejoins sur ce point, Alaryon. L’emplacement des Portails suit une autre logique qui échappe pour l’instant à la sagacité des Tisseurs. Cependant… cette théorie des Axes n’est pas à jeter entièrement aux orties. Le grand sorcier Jerilis a découvert il y a un siècle que, si les axes n’existent probablement pas, les mailles décrites par ceux d’Ykios correspondaient bien à des veines... d’un mana particulier.

Nynù sentit son cœur s’arrêter. Elle voyait maintenant sur quel terrain l’érudit l’emmenait

— … et les petits sorciers de village et autres charmeurs le savent très bien, continua Rem’mat. Ils ont placé intuitivement des amulettes le long de cette veine qui suit la route. Je dirais même que c’est la route qui s’est construite le long de la veine, année après année.

— Mais qu’est-ce qu’elle a, cette foutu veine ? Crache le morceau, Rem, qu’on n’y passe pas la nuit !

Depuis quelques minutes, l’air de rien, Xù s’était rapprochée pour suivre avec attention le quasi monologue de son ami. Rem’mat la regarda un instant comme s'il ne la reconnaissait pas, avant de reprendre.

— Les amulettes de protection près des ponts sont très efficaces. Le vieillard que j’ai interrogé tout à l’heure dans le hameau me l’a confirmé. Et si elles sont si efficaces, c’est parce qu’elles canalisent un minuscule filet de la mana démonique qui coule dans les interstices de l’Ashanaï – ou le long des mailles de l’Écarya, selon les Sages d'Ykios .

Nynù se leva soudain de la caisse et alla prendre place à côté de Vopio qui somnolait toujours. Elle s’adressa à Rem’mat sur un ton bas mais glacial.

— Vous auriez économisé de la salive, maître, si vous aviez commencé par la fin et m’aviez posé la question au lieu de tourner autour du pot. La réponse est non, bien sûr. Définitivement non.

Puis elle se détourna ostensiblement pour regarder la pluie qui s’était remise à tomber lentement sur les eaux grises du marais.

— Hein ? Quelle question? J’ai loupé quelque chose ? demanda Xù en regardant tour à tour Nynù et Rem’mat.

Ce dernier soupira et ne répondit pas. La joueuse de tomp comprit qu’elle n’obtiendrai plus rien de lui ou de la jeune prêtresse renfrognée. Elle haussa les épaules. Décidément, les magiciens resteraient un mystère pour elle.

*

Le vent était tombé depuis une heure quand Strojord décréta une pause sur une butte au milieu des joncs.  « Pour permettre aux chevaux de se reposer un peu », et aussi pour faire un point de situation.

Le marchand était plutôt optimiste en ce qui concernait les risques d'inondation. La pluie s'était transformée en une bruine légère, et le ciel gris pâle préfigurait la fin de l'épisode humide.

Mais les eaux stagnantes des étangs affleuraient à présent le chemin. À certains endroits, les flaques troubles devant eux et les eaux profondes sur les bords se rejoignaient et se confondaient. Le marchand devait alors ralentir pour ne pas faire une erreur d'évaluation catastrophique.

Par ailleurs, il voulait garder un rythme assez soutenu pour atteindre le prochain village avant le soir. Selon lui, le chemin allait traverser une zone sillonnée de rivières profondes. La mer était toute proche. Ils allaient bientôt savoir si la route était bloquée ou non.

« En attendant, je vous conseille de vous dégourdir les jambes... et de vous alléger un peu, si vous voyez ce que je veux dire. Moi je vais pisser ».

Strojord s’éloigna en sifflotant. Il ne prêta pas attention à Vopio qui revenait à la hâte vers le chariot, droit dans sa direction. Le garçon s’était absenté dès le début de la halte, ne se sentant pas tenu d’assister à la discussion entre adultes.

Hurdoy et Nynù remarquèrent aussitôt l’agitation de leur jeune compagnon. Sans se concerter, ils levèrent les yeux... et virent en même temps le petit point noir piqué dans le ciel laiteux. Nynù serra les poings et frappa du pied le sol boueux. Hurdoy se hâta de prévenir discrètement Rem'mat et Xù, juste avant que Strojord ne revienne vers eux en se frottant le ventre.

— On se la boit, cette gourde de bière que vous trimballez depuis ce matin? Si ça vient de l'auberge du Bouvier, alors c'est certainement de la brune de Mins, la meilleure gueuze du pays. Qu'est-ce que vous en dites ?

— Excellente idée, répondit Hurdoy d’une voix calme.

Le maître d'armes alla récupérer la gourde dans le chariot, puis il se plaça de manière à ce que le marchand soit obligé de tourner le dos à la barge qui dérivait lentement dans leur direction. Il avait tout de suite estimé que le véhicule volant ne serait pas sur eux avant un certain temps, et qu'il était trop tôt pour mettre Strojord au courant.

Personne ne savait comment réagirait l'homme à la tignasse blonde quand il se saurait traqué par les forces impériales. Il avait montré à Mins qu'il était beaucoup plus futé qu'il ne le laissait paraître, et qu'il savait profiter de la moindre occasion qui s'offrait à lui.

— A toi l'honneur, dit Hurdoy en lui tendant la gourde. Mais n'en bois pas trop, il faut en garder pour ce soir… en espérant qu'on arrivera avant la nuit. J'aimerais qu'on ne traîne pas trop.

— Je vous l'ai dit, ce n'est qu'une courte halte. Avec un peu de bière dans la panse j’aurai moins peur de foncer malgré le danger… non, je rigole !

Profitant de ce que le marchand les ignoraient, Rem'mat entraîna Nynù un peu à l'écart. S'ensuivit une discussion d'abord chuchotée, puis un peu plus vive. Le visage empourpré, Rem'mat gesticulait, et à plusieurs reprises il tenta de retenir par la manche Nynù qui faisait mine de revenir vers le chariot.

— J'ai dit non !! s'emporta la jeune femme.

Elle s'éloigna à grand pas vers les chevaux, non sans jeter un œil contrarié vers le ciel, puis vers Xù qui s'empressa de la suivre.

— On dirait que Rem'mat n'aura pas sa gâterie ce soir, s'esclaffa Strojord, certain de faire une bonne blague.

— Que veux-tu dira par là ? lui demanda sèchement Hurdoy.

— Bah, je ne vais pas te faire un dessin. La petite paysanne, là… Elle a beau être laide comme un pou, il y a un joli corps sous ce tas de chiffons…

Le poing d'Hurdoy jaillit si vite que le marchand ne le vit pas arriver et se retrouva au sol sans comprendre ce qui se passait.

Vopio avait tout entendu. Choqué lui aussi, iI voulut se précipiter sur Strojord qui se relevait tant bien que mal, mais Hurdoy retint fermement le jeune homme par le bras.

Le vieux maître d’armes s'adressa autant au marchand qu'à Rem'mat qui accourait, paniqué.

— Cette « paysanne », Strojord, est comme ma fille, et Rem'mat est comme mon frère. Tu vas immédiatement t'excuser auprès de lui et d'Alaryon. Ensuite, je t'interdis de faire la moindre remarque grivoise au sujet de nos deux femmes. Tant qu'à faire, je t'interdis de leur adresser la parole jusqu’à la fin du voyage.

Le nez en sang, le marchand grommela une vague excuse à l'adresse de Rem'mat. Ce dernier fit un geste discret d'apaisement en direction du maître d'armes.

— C'est bon, c'est bon, Hurdoy. Quant à toi, Led, je ne veux même pas savoir ce que tu as dit, mais sache qu'Hurdoy est l'homme le plus juste que je connaisse, et que sa justice est comme une bénédiction pour celui qui la reçoit !

Vopio s'éclipsa pour informer les deux femmes de l’incident. Elles ne firent aucun commentaire quand elles revinrent. Le marchand évita soigneusement de croiser leur regard.

Tout le monde remonta dans le chariot. Ce fut au tour de Vopio de s’asseoir aux côtés du conducteur.

Le point noir avait grossi dans le ciel, aucun doute n'était plus permis.

— Strojord a vu la barge, murmura Xù.

— Tu en es sûre ? demanda Hurdoy.

— Oui. Ses yeux sont restés fixés quelques secondes dans cette direction, et j'ai bien vu qu'il avait compris. Entre ça et le coup de boule dans son pif, je pense qu'il ne va pas tarder à nous filer entre les pattes. Ou nous jouer un sale tour.

— C'était un coup de poing. Mais tu as raison. On ne peut plus lui faire confiance. Dès que nous serons sortis de ces marais puants nous devrons nous séparer de lui. Tant pis pour le chariot, nous continuerons à pied.

Les autres opinèrent en silence.

*

Le temps avait définitivement tourné. Le soleil faisait de fréquentes apparitions entre les nuages qui s’effilochaient, tandis que le vent mauvais du matin cédait la place à une brise tiède, embaumée du parfum des fleurs de nénuphars. Les oiseaux des marais accueillirent ce changement en redoublant leurs chants.

Pourtant, l'heure n'était pas aux réjouissances.

Strojord n'avait pas exagéré les périls de la zone qu'ils s'apprêtaient à traverser. Des bras de rivières bouillonnant d'une eau grise et mousseuse s'engouffraient sous les ponts de bois. Avec ou sans amulettes de protection, les frêles structures semblaient sur le point de rompre.

Ailleurs entre les ponts, le tableau n’était guère plus reluisant. Des ruisseaux impatients débordaient sur de vastes portions du chemin, et plusieurs fois la roulotte s'engagea dans des flaques si larges qu'on ne distinguait plus vraiment la limite entre la route et les étangs.

Strojord ne pipait mot. Il était concentré sur sa conduite. L'eau montait parfois jusqu'au moyeu. Au-delà, il y avait un vrai risque que le chariot soit emporté par le courant.

Le point minuscule dans le ciel avait grossi. On pouvait maintenant distinguer la silhouette noire d’une plate-forme hérissée de piques et de fanions colorés. La barge se déplaçait dans la même direction qu’eux. Plus aucun doute n’était permis : le chariot était dans sa ligne de mire. Pourtant, ainsi que le fit remarquer Hurdoy, elle aurait pu aller beaucoup plus vite et fondre sur eux. « Son rôle se limite certainement à guider les troupes au sol » en conclut le maître d’armes.

À ces mots, Nynù se cala confortablement à l’extrémité de la roulotte et demanda à ses compagnons de ne pas la déranger. Puis elle ferma les yeux. Comprenant qu'elle allait recourir à la magie, ils attendirent en retenant leur souffle.

La jeune prêtresse entama une longue mélopée, un murmure chanté plutôt qu'une invocation. Après quelques minutes elle se tut et garda les yeux clos.

Rien ne se passa. Du moins au sol. Car tout là-haut la barge entama une drôle de danse, comme prise dans des tourbillons invisibles. Elle gîta plusieurs fois, avant de prendre de l'altitude pour se stabiliser un peu plus loin. À nouveau, elle fut frappée par un fort vent latéral qui la fit tanguer en la repoussant, mais pour la deuxième fois elle surmonta les courants antagonistes et regagna rapidement du terrain sur la roulotte.

Nynù chuchota quelque chose. Rem'mat reconnut le nom de la mère de la princesse, Negygù. La grande-prêtresse des vents était sûrement là-haut dans la barge, à lutter contre sa propre fille à coups de contre-sorts.

Des bourrasques faisaient maintenant claquer la toile du chariot, écho de la bataille qui se déroulait à mille pieds de là.

Les poings serrés, Nynù reprit ses incantations sourdes et déchaîna des vents massifs dans les basses couches de l'atmosphère. Cette fois, la barge fut incapable de contenir l’assaut. Elle fut chassée irrésistiblement pendant plusieurs longues minutes, jusqu'à redevenir un point presque invisible.

— Ma mère est là-haut, souffla Nynù. Je n'aurai plus la force de provoquer une autre tempête.

Rem'mat était encore stupéfait par cette nouvelle démonstration de la jeune prêtresse.

— Alaryon ! Tu n'en finis pas de m 'étonner ! Où as-tu appris ces incantations ?

— Je les ai inventées en m'inspirant des mélopées de la Pluie, et je les ai adressées aux élémentaires de l'air que je percevais dans les parages de la barge.

— Excellent ! En parlant d’élémentaires, pourquoi n’as-tu pas libéré ceux qui maintiennent le véhicule en lévitation, maintenant que tu sais le faire à distance ? Tu aurais ainsi précipité la barge dans le vide !

— Ma mère est là-haut ! s'indigna Nynù. Comment peux-tu suggérer une telle...

À ce moment précis le chariot s'arrêta, et sans se retourner Strojord lança d’une voix forte :

— Je ne peux pas traverser cette mare. Beaucoup trop de courant. On va prendre ce chemin, à gauche. Il nous mènera à un vieux pont en pierre que je connais bien, à quelques lieues en amont.

Sans attendre l’avis de ses passagers, il guida les chevaux à dia. Bientôt le chariot cahota sur un chemin défoncé, mais relativement sec et en légère pente ascendante.

Hurdoy n’avait pas quitté la route des yeux. Il se tourna vers ses amis.

— Strojord a raison, ce serait suicidaire de lancer le chariot dans cette rivière. Voyez ce courant ! À se demander s’il y a vraiment un chemin sous les eaux.

— « Passer de l'ours aux loups » disais-tu, Alaryon ? commenta Rem’mat après avoir constaté par lui-même l’inondation. Moi je dis « des aigles aux crocodiles ».

— Il y a des crocodiles dans ces marais ? s’étonna Vopio qui venait de passer une tête à l’intérieur. Pour vrai ?

— Non, enfin pas à ma connaissance, mais…

— Silence vous deux, ce n’est pas le moment !! explosa Xù avant de chuchoter : la question est, peut-on lui faire confiance ?

— Nous n’avons pas le choix, répondit Hurdoy. Chaque minute de perdue peut nous être fatale. Nous ne savons pas à quelle distance se trouvent nos éventuels poursuivants à pied ou à cheval.

— Moi je dis qu’il faut abandonner la roulotte et traverser cette rivière coûte que coûte ! asséna Xù en frappant une caisse en bois.

— Je ne sais pas nager !! s’écria Rem’mat, horrifié.

— Moi non plus, intervint Nynù d’une voix très calme. Laissons le marchand nous guider encore un peu, nous prendrons une décision quand nous aurons traversé ce pont en pierre.

— S’il existe, murmura Xù.

*

Le chariot suivait maintenant un chemin très étroit, coincé entre le flanc abrupte d’une petite colline et les eaux brunes de la rivière une dizaine de pieds plus bas. Le moindre écart pouvait précipiter l'attelage dans le vide. Strojord préféra descendre de son banc pour guider les chevaux par les mors.

Toujours pas de pont en vue, alors que le soleil déclinant venait de se cacher derrière une barre de nuages menaçants.

— Pas bon, ça, fit Strojord à Hurdoy qui l’avait rejoint et marchait à ses côtés. Si la pluie se remet à tomber…

— Le pont est encore loin ?

— Encore une demi-heure, je dirais. Mais les bêtes sont fatiguées, la boue colle aux roues et aux sabots. On va devoir faire une nouvelle pause. J’en profiterai pour grimper cette butte à gauche. De là-haut je suis sûr que je verrai le pont.

— D’accord. Je t’accompagne.

Hurdoy expliqua la situation à ses amis restés dans le chariot. Puis il se lança dans l’ascension de la colline à la suite du marchand. En quelques minutes les deux hommes atteignirent le sommet, une petite éminence de terre qu’ils durent gravir à quatre pattes.

Strojord montra du doigt une certaine direction.

— Le pont est là-bas, tu le vois ? Là où la rivière passe par un goulot.

Hurdoy plissa les yeux. Sa vue n’était plus ce qu’elle était, mais, oui, il pouvait voir distinctement le pont. Un ouvrage un peu plus sérieux que ceux qu’ils avaient traversés jusqu’à présent. La route empruntant ce pont devait par conséquent être plus importante. Hurdoy se tourna alors vers son voisin pour lui demander si ce changement d’itinéraire n’allait pas les exposer à des rencontres imprévues. Il eut un hoquet de surprise en constatant que Strojord avait disparu.

Très vite, le maître d’armes repéra le marchand blond en train de détaler comme un lapin sur l’autre versant de la colline.

— Le bougre !! s’écria Hurdoy.

Il faillit s’élancer à sa poursuite avant de se raviser. Quelque chose clochait. Pourquoi le marchand abandonnait-il ainsi son précieux attelage ?

La réponse lui vint d’abord du ciel, puis de la plaine en contrebas. Trois barges en formation triangulaire survolaient les marais vers le nord, tandis que des cavaliers galopaient sur un chemin qui serpentait entre les mares brillantes et les îlots de joncs. Le même chemin que Strojord leur avait fait quitté un peu plus tôt. Vu leur allure, les cavaliers seraient là dans moins d’un quart d’heure. Ils étaient plusieurs dizaines.

Le vieux soldat mit sa fierté de côté. Il se laissa glisser sur les fesses pour descendre la colline en un temps record.

Ses compagnons étonnés se précipitèrent à sa rencontre.

— Où est Strojord ? demanda Xù quand elle vit qu'il était seul.

Hurdoy leur résuma en quelques mots ce qu’il avait vu. À la mention des cavaliers, Rem’mat fut gagné par la panique et se lança dans des propos incohérents. Le maître d'arme interrompit sèchement son ami.

— Nous devons passer le pont et nous cacher dans la forêt de joncs qui commence juste après. C’est notre seule chance !

— C'est de la folie ! insista Rem’mat. Nous allons nous perdre et nous noyer dans les marais ! Il faut...

— Avez-vous un meilleur plan, Alaryon ? le coupa à nouveau Hurdoy en s’adressant cette fois à Nynù.

— Hélas non. Mais utilisons le chariot, au moins jusqu'au pont. Nous irons toujours plus vite qu'à pied. Xù, tu nous as bien raconté que tu as conduit des carrosses dans une autre vie ?

*

Xù accepta de prendre les rênes. Contrairement à Strojord, elle n’hésita pas à lancer les chevaux au trot. Le chariot gîtait dangereusement au bord du vide, mais la joueuse de tomp fit preuve d’un remarquable sang froid et conserva une trajectoire rectiligne.

Le pont fut bientôt en vue.

Quelques minutes plus tard, l’attelage franchissait enfin la rivière tumultueuse. L’ouvrage en pierre n’était plus tout jeune, mais de ses arches se dégageait une impression de solidité. Nynù remarqua alors les runes d’Ykios sur les colonnes dressées de part et d’autre de la route. Rem’mat avait raison : ces runes n’étaient pas là pour la décoration. Elle protégeaient efficacement le pont des tempêtes et des marées.

Ils avaient à peine traversé le pont que Vopio montra la colline qu'ils venaient de descendre en s’écriant :

— Les voici !

Plusieurs cavaliers venaient d'apparaître sur la crête. Des Paladins aux panaches écarlates et à la longue épée dépassant de leurs dos, suivis de chevaliers aux armures moins rutilante mais équipés de lances et d'arcs.

Encourageant les pauvres chevaux exténués, Xù dirigea le chariot entre les deux murailles de joncs qui bordaient le chemin comme les murs d’un couloir. Dès le premier virage qui les soustraya à la vue des poursuivants, elle arrêta l'attelage comme Hurdoy le lui demandait.

— Il n'y a pas une seconde à perdre ! Pénétrons dans les marais, les chevaux ne pourront pas nous y suivre, ni leurs cavaliers trop lourdement armés, ordonna Hurdoy.

Sur ces mots il sauta du chariot et s'enfonça dans le rideau de joncs pour montrer l'exemple.

Tous le suivirent sans discuter, même Rem'mat qui n'en menait pas large.

Xù relança les chevaux avant de sauter de son banc. L’attelage s'éloigna tranquillement. La joueuse de tomp espéra qu'un soldat compatissant ou intéressé prendrait soin de les ramener à un village.

Les cinq compagnons se retrouvèrent vite avec de l'eau jusqu'aux genoux. Heureusement pour eux la pente s'inversa, et ils pataugèrent bientôt dans une vase peu profonde. À tour de rôle, parfois en même temps, ils trébuchèrent et s’affalèrent dans la boue noirâtre. Ils n’étaient pas beaux à voir.

Hurdoy menait la marche, même s’il devint vite évident qu’il progressait au hasard et qu’il cherchait avant tout à éviter les étangs ou les tourbières, des endroits où la vase pouvait les engloutir en quelques secondes.

Le sol s’affermit quelque peu. Ce fut l’occasion de faire une halte, d’autant plus que la nuit commençait à tomber.

Depuis qu’ils avaient abandonné le charriot et quitté la route, ils n’avaient entendu aucun bruit de poursuite derrière eux. Mais ce n’était que partie remise. Leur ennemi les savait coincés, et il allait probablement attendre le lendemain matin pour venir les cueillir avec l’aide des barges. Impuissante, la petite troupe se résigna à passer la nuit sur un minuscule îlot de terre battue, entouré d’eau sombre et de hautes herbes qui frémissaient dans les ténèbres.

— Demain je me rendrai, leur annonça de but en blanc Nynù, et je leur demanderai de vous laisser retourner chez vous en paix.

— Quoi !!! s’écrièrent-ils tous à l’unisson.

Xù était la plus remontée.

— Nous n’avons fait tous ces efforts pour rien !

Hurdoy était à peine moins abasourdi. Il siffla de colère entre ses dents.

— Non, ma Dame! Hors de question! De toute façon, ils nous tueront dès qu’ils vous auront capturée.

— C’est un risque à prendre. Si nous résistons alors oui, ils nous tueront tous sans hésiter.

— Alaryon ! intervint Rem’mat. Nous avons encore une petite chance de sortir vivants de ce cauchemar… Rappelle-toi Ykios !

La prêtresse inspira bruyamment comme si elle voulait répondre, mais elle garda la silence. Le petit érudit était prostré dans un coin, les bras serrés autour de ses genoux boueux. Il s’agita un peu quand il crut percevoir son hésitation.

— Nous pourrions avoir une porte de sortie !

— Qu’est ce que tu racontes, Rem’ ? demanda Hurdoy qui craignait que son ami soit en plein délire.

— Une porte de sortie ! Littéralement ! Alaryon sait de quoi je parle… Elle pourrait...

Il chercha désespérément le regard de la princesse dans l’obscurité. Entièrement couverte de boue séchée, on ne voyait plus que le blanc de ses grands yeux. Hurdoy saisit alors le sens des propos incohérents de son ami.

— Est-ce vrai, Alaryon ? Tu pourrais ouvrir un Portail ? Vous pourriez, Noble Dame ??

Nynù soupira. Avant de répondre d'une voix basse :

— Rem’mat ne vous dit pas tout. Nous pourrions sortir vivant de ce cauchemar, disiez-vous, maître ? Je pense que vous devriez reformuler. S’il vous plaît.

Rem’mat toussota.

— Hum ! Nous pourrions… La plupart d’entre nous pourrions survivre si Alaryon parvenait à invoquer un Démon de l’Ashanaï et à le convaincre de nous ouvrir un Portail

— La plupart ? s’inquiéta Xù. Pas tous ?

— Non. Au moins une personne devrait payer de sa vie ce pacte démonique.

— Alors ce sera moi ! tonna la joueuse de tomp. Il n’y a pas de raison que Vopio prenne ce risque, il est encore trop jeune !

— Ma chère amie, lui dit doucement Rem’mat, ça ne marche pas comme ça. Les démons ne marchandent pas, ils fixent un prix.

— Attendez ! Si une seule personne devait survivre, ce devrait être la Princesse, s'écria Hurdoy. Je n'ai rien contre toi, Vopio, mais...

— Arrêtez d’en parler comme si j’étais d’accord ! les coupa Nynù. C’est toujours non, maître Rem’mat. Tant que nous sommes libres, nous pouvons… essayer autre chose. Fuir. Nous battre.

— Et tous mourir sauf toi, princesse ? Je ne veux pas finir transpercée par une épée, ou déchiquetée par les chiens de tes copains aristos. On ne dira pas que Xùmeï-han est morte comme une idiote dans un marais pourri ! Un démon, par contre, ça aurait plus de classe...

— Moi non plus je ne veux pas me battre. Je suis d'accord pour qu’Alaryon tente d’invoquer ce démon, même si je suis le plus jeune et que j'ai le plus à perdre.

Une fois n'était pas coutume, Vopio venait de donner son avis.

Nynù replongea dans un mutisme têtu. Personne n’osa insister.

*

Le restant de la nuit s'écoula lentement. Serrés les uns contre les autres, ils grelottèrent jusqu'à l’aube. Ils attendaient qu’il fasse suffisamment jour pour tenter une fuite désespérée à travers les marais.

Hurdoy s’éloigna discrètement dans le brouillard matinal pour évaluer le terrain qu’ils allaient devoir affronter. Il revint très vite, l’air défait. Comble de malchance, le petit groupe s’était engagé sur une espèce de presqu’île. Droit devant eux, mais aussi sur les côtés, de grandes mares sombres leurs barraient la route. Ils allaient devoir rebrousser chemin, ou se résoudre à nager dans des eaux traversées de bancs de vase.

Mais ils n’eurent pas le temps de prendre une décision. Des aboiements retentirent au loin, rauques et menaçants. Les chiens des Inquisiteurs. Leurs meutes inspiraient une telle terreur qu’on racontait que des fugitifs avaient préféré se donner la mort plutôt que d’être dévorés vivants par ces molosses ensorcelés.

Les cinq compagnons se raidirent. Sans un mot, ils se levèrent sauf Rem’mat qui se mit à prier en claquant des dents. Son vieil ami Hurdoy lui prit le bras et le mit debout avec douceur.

— Je ne sais pas nager… gémit l’érudit.

— Ne t’inquiète pas, je t’aiderai. Tu t’accrocheras à moi. Viens, maintenant, il faut faire vite.

Les autres n’étaient déjà plus visible dans le brouillard. Les deux hommes suivirent leurs traces au pas de course. Une minute plus tard ils débouchaient sur l’étang décrit par Hurdoy.

Xù se tenait droite, les poings sur les hanches, tandis que Nynù chuchotait un encouragement à l’oreille de Vopio, blême et hagard.

Xù se tourna vers Hurdoy et lui lança avec amertume :

— À la nage, hein ? Au moins, si on rentre là-dedans on ne retrouvera jamais nos cadavres…

Maintenant qu’il faisait un peu plus clair, Hurdoy pouvait voir que l’étendue d’eau n’avait qu’un ou deux pieds de profondeur. La vase était partout, noire, visqueuse, odorante.

Le maître d’armes s’approcha de Xù et lui tendit la main. Elle comprit ce qu’il attendait d’elle et s’en saisit fermement. Hurdoy posa ensuite un pied dans l’eau et bascula doucement son poids vers l’avant. Il s’enfonça jusqu’à mi-cuisse. Avec précaution, il tenta de faire un pas, et son autre jambe s’enfonça cette fois jusqu’à la hanche. Il allait continuer mais Xù le retint.

— Je ne pourrai pas t’aider si tu continues. Tu vois bien que ça descend encore, tu risques d’y rester…

De fait, la vase engloutissait lentement Hurdoy tandis qu’il se tenait là, immobile et indécis. Quand il s’en aperçut, il tenta de remonter sur la berge mais l’effet de succion de la vase était si puissant qu’il ne pouvait plus bouger ses pieds. Vopio se précipita pour prêter main forte à Xù, et ensemble ils parvinrent tant bien que mal à sortir le vieux soldat de sa mortelle gangue.

De nouveaux aboiements se firent entendre, plus proches et plus nombreux, auxquels s’ajoutèrent des éclats de voix.

Ils étaient pris au piège.

Nynù se tourna soudain vers Rem’mat.

— Je vais essayer d’invoquer un démon de l’Ashanaï, maître. Avec votre aide.

Puis s’adressant aux autres :

— Si je réussis, êtes-vous pleinement conscients de ce que cela signifiera ? L’un d’entre nous mourra. Celui ou celle que le démon choisira. Hurdoy, vous ne vous êtes pas prononcé clairement, la nuit dernière. Quelle est votre opinion ?

— J’ai été un soldat, Très Noble Dame, et ma vie est essentiellement derrière moi. J’accepte le risque, comme je l’ai accepté dès l’instant où j’ai lié mon destin au vôtre.

— Bien dit, l’ami ! intervint Xù. Maintenant, princesse, il faudrait se magner le cul, sinon on va bientôt faire causette avec des chiens furieux.

Nynù hocha la tête. Elle s’entretint rapidement avec Rem’mat qui lui confia quelques amorces de sorcellerie démonique qu’il avait étudiées dans sa jeunesse. Une activité risquée car formellement interdite au Palatério. Bien sûr, précisa le petit homme, il n’avait jamais tenté ces incantations préliminaires, par manque de talent… et par crainte de réussir. « C’est une très mauvaise idée d’invoquer un Démon en vain. », se crut-il obligé d'ajouter.

— Regroupez vous tous ici, derrière moi, leur dit Nynù quand elle estima en savoir assez. Mes chances de réussite ne sont pas nulles, aussi soyez prêts à réagir vite. Et si j’échoue, il me restera peut-être assez de Mana pour lancer un sort d’attaque à nos chasseurs… Un sort très destructeur. Ce sera mon baroud d’honneur. Mes amis, mes seuls amis : je vous dis adieu. Que vos âmes trouvent le chemin des Sphères !

Sur ces mots, Nynù se mit à genoux et ferma les yeux.

Elle essaya de faire le vide en elle mais ce fut beaucoup plus difficile que sur la Colline. Ses vêtements trempés, sales et rugueux la démangeaient. La fébrilité et la peur l’incitaient plutôt à ouvrir les yeux et à se préparer au combat contre la meute qui n’était plus très loin. Enfin, elle sentait l’extraordinaire tension qui agitait ses amis. Leurs vies dépendaient de sa réussite. Et sa réussite signifiait la mort de l’un d’entre eux.

Elle essaya de se remémorer ce moment de grâce, sur la Colline, quand elle était passé sur le plan magique quasi instantanément. Mais rien n’y fit. Elle percevait avec une acuité déroutante ses genoux gelés, la boue séchée sur son visage, les aboiements qui se rapprochaient. Elle pouvait même entendre les joncs s’écarter au passage des chasseurs, leurs ordres brefs lancés aux chiens, les rires des officiers qui attendaient au sec sur la route que les traqueurs débusquent leur gibier. C’en était fini de son aventure, jamais elle n’aurait le temps…

Non. C’était maintenant ou jamais, elle devait tenter les amorces ! Tant pis pour l’état de méditation requis avant toute invocation digne de ce nom.

Dès la première incantation, qui avait des saveurs de métal et de vieux cuir dans ses sonorités, Nynù fut brutalement transportée dans un monde de silence et de ténèbres. Pire, elle ne ressentait plus son corps. Pendant quelques secondes, elle songea calmement qu’elle avait peut-être reçu un projectile dans la tête, une flèche entre les deux yeux, et qu’elle était morte instantanément. Pourtant, au-delà du néant complet, des frémissements parcouraient ses sens. D’infimes murmures, une lumière si faible qu’elle n’était que noir pâle sur noir profond. La caresse lointaine de la vase sur ses jambes… Elle était donc encore vivante.

Elle eut la conviction qu’en rouvrant les yeux tout reviendrait à elle, et qu’elle reviendrait au monde. Il ne fallait surtout pas qu’elle quitte cette bulle mentale !

Lentement, elle explora son environnement sans chercher à utiliser un seul de ses sens physiques. Son expérience sur la Colline lui permettait de reconnaître les dimensions dont sont exclus les mortels.

Soudain, elle "vit" les esprits qui circulaient sous les marais, flammèches vives et gracieuses. Puis les élémentaires qui sillonnaient le monde, comme autant de points qu’il y avait d’étoiles dans un ciel pur. Elle se "retourna", et contempla l’immense veine d’Ashanaï qui palpitait "derrière" elle.

Rem’mat ne s’était pas trompé. Elle aurait voulu partager avec le petit homme cette vision fantastique qui s’offrait à elle. Plutôt qu’une veine, c’était une sorte d’arc éblouissant qui coupait le monde en deux, et autour duquel gravitaient des formes d’une variété prodigieuse. Alors qu’elle admirait leurs trajectoires à la complexité déroutante et en oubliait sa mission, elle "vit" l’une de ces formes se précipiter sur elle, ou plutôt se translater juste devant elle.

La plupart des théoriciens considèrent les Démons comme les pendants magiques des hommes. Des êtres éthérés qui peuvent agir sur le monde physique de la même façon que l'homme peut manipuler la mana depuis sa propre dimension matérielle, avec les mêmes limitations de part et d’autre. Mais la symétrie s'arrêtait là. Les Démons n'étaient pas des humains en version magique. Certes, il existait un semblant de société chez ces êtres, une hiérarchie complexe et des courants de pensée. Toutefois ils étaient fondamentalement libres et indépendants, impitoyables et hautains car ils étaient immortels. Leurs motivations profondes restaient un mystère pour les rares spécialistes qui avaient tenté de nouer avec eux des liens autres que les fameux "contrats" permettant de recourir à leur service.

Il va sans dire que Nynù n'avait jamais rencontré un Démon. Elle ne savait pas comment lui présenter sa requête, ni même comment communiquer avec lui. Ce ne fut pourtant pas un problème car le Démon savait déjà exactement ce que Nynù voulait et ce qu’elle était prête à offrir. Il lui fit connaître ses conditions et son prix. Sans surprise, il voulait une vie. Ses conditions : Nynù devrait elle-même désigner lequel de ses compagnons allait mourir, tandis que le Démon choisirait le monde vers lequel il ouvrirait un portail.

La prêtresse refusa spontanément ce pacte inique. Aussitôt, elle retrouva la fraîcheur de la boue, la lueur blafarde de l’aube et les regards anxieux de ses camarades.

— Que se passe-t-il ? Vous ne parvenez pas à vous concentrer ? demanda Rem’mat.

— J’ai refusé de… commença-t-elle à répondre.

Avec la soudaineté d’un éclair silencieux, un disque de lumière apparut à quelques pas du groupe. Un souffle brûlant et sec en sortit, charriant une forte odeur minérale.

Hurdoy bondit près du portail qui venait de s’ouvrir. Il cria en levant son épée courte au-dessus de sa tête.

— Sauvez-vous ! Ils arrivent !

En effet, les joncs s’écartaient dans leur dos et des ombres haletantes fondaient sur eux.

Vopio fut le premier à réagir. En quelques enjambées il franchit l’ouverture brillante, puis il resta là, planté en pleine lumière, à regarder autour de lui ce que ses compagnons ne pouvaient pas encore voir.

— Pousse-toi de là ! hurla Xù qui s’élançait à son tour.

Elle bouscula sans ménagement le jeune homme pour faire de la place à Rem’mat qui fut le troisième à passer le portail et à quitter le Dajà.

Nynù sortit de la stupeur dans laquelle l’apparition du portail l’avait plongée. Elle n’avait pas accepté le contrat avec le démon !! Comment se pouvait-il... Elle aurait le temps d’y réfléchir plus tard. Un molosse fonçait droit sur elle, la bave écumant de sa gueule violacée. Les chasseurs n’avaient manifestement pas l’intention de la capturer vivante.

Hurdoy lança son épée d’un geste vif et toucha le chien au flanc. L’animal roula sur lui-même en glapissant, puis il fit volte-face. Le maître d’armes profita de ce très court répit pour saisir Nynù par les épaules et la pousser avec force dans l’ouverture lumineuse.

La jeune femme aveuglée par la luminosité trébucha sur quelque chose, ou sur quelqu’un, avant de basculer la tête la première. Ses mains tendues par réflexe s'enfoncèrent... dans du sable brûlant.

Elle se retourna pour voir Hurdoy qui bondissait d’une ouverture où se devinaient les tiges sombres des joncs dans la brume du marais. Une fraction de seconde avant que le portail ne se referme, un chien noir en jaillit et retomba dans le sable, les pattes écartées. L’animal resta ainsi durant plusieurs secondes, comme tétanisé par la morsure inattendue du soleil. Puis il détala en gémissant derrière un talus.

La prêtresse regarda autour d'elle. Rem'mat, Xù et Vopio s’agrippaient fermement les uns aux autres, comme si la terre allait bouger et les précipiter dans un abîme. De son côté, Hurdoy suivait des yeux le chien qui fuyait. Le vieux soldat tenait son bras gauche serré contre lui. Du sang rougissait la manche de sa tunique. Il croisa le regard de Nynù.

— Ce n’est rien, ma Dame. Ces chiens ont des mâchoires d’acier, mais nous avons échappé au pire ! Vous avez réussi !

Se rappelant soudain les paroles de Rem’mat au sujet du démon, le maître d’armes se tourna vers le petit mage.

— Toutefois je ne comprends pas. Personne n’est mort, à ma connaissance.

— Moi non plus je ne comprends pas. Quels étaient les termes du contrat, Alaryon ? demanda doucement Rem’mat.

— Il n’y a jamais eu de contrat. Les conditions en étaient inacceptables.

L’érudit fronça des sourcils.

— Tu n’as pas conclu un pacte avec un démon de l’Ashanaï ? Pourquoi ce portail s’est-il ouvert, alors?

— Je n’en sais rien. J’ai pourtant refusé !

— Hum… Rien n’empêchait le démon de nous ouvrir quand même un portail. À titre de… démonstration de ses pouvoirs. Et puisque nous avons utilisé ce portail, ça veut dire que nous avons accepté les termes de l’accord qui t’a été proposé, Alaryon. J’aurais dû te prévenir que les démons sont retors.

— Je devais choisir qui d’entre vous allait mourir, c’est aussi simple que cela. Or, je ne l’ai pas fait, donc pour moi il n’y a pas de contrat.

— Es-tu sûre que tu n’as pas fait un choix ? Même inconsciemment ?

Nynù garda le silence. Oui, bien sûr, elle n’avait pas pu s’empêcher d’imaginer qui, parmi ses compagnons, aurait été sacrifié si un tel choix avait été inévitable, mais elle avait aussitôt écarté cette idée douloureuse.

— Excusez-moi, tous les deux, mais j’ai encore loupé quelque chose, s’agaça Xù qui s’était approchée. Nous sommes tous vivants, non ? Votre démon nous l’a fait gratuit, ce portail, pas la peine de chercher plus loin. Par contre, nous ferions bien de nous trouver un abri si nous ne voulons pas cuire comme des brochettes. Il y a des rochers énormes, par là. Nous pourrions y dénicher un peu d’ombre et continuer cette discussion. Et, pourquoi pas, faire des paris sur nos chances de survie dans cette fournaise. Franchement, je n’avais encore jamais quitté le Dajà, mais je me faisais une meilleure idée des autres mondes ! C’est quoi ce bled ??

*

Un sol  ocre et craquelé s’étendait dans toutes les directions, comme un dallage infini. La ligne d’horizon ondulait dans la chaleur des mirages. Dans le ciel dépourvu du moindre nuage, un – non, deux – soleils brillaient d’une lumière implacable.

Un peu plus loin, à une distance difficile à évaluer, on apercevait les rochers dont parlait Xù, un chaos de pierres de toutes tailles.

Les cinq voyageurs se regardèrent sans un mot. Leurs habits trempés avaient séché en quelques minutes à peine. Ils comprirent qu’il allaient bientôt regretter le marais et sa fraîcheur humide. Très bientôt.

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