Le poète est un homme qui maigrit
Hurlant sa faim
Plein d’un désir qui ne s’éteint pas
Identique à celui dont souffre un amant sincère
Qu’un geste ou un mot de l’amante
Renfonce dans sa poitrine comme la lame d’un couteau
Et dont les sanglots des corps semblent chanter le supplice
Sur la page il écrit jusqu’à faire bondir son cœur
Mais dès qu’il y parvient
Il veut recommencer, faire mieux, plus longtemps
Et il oublie l’heure les repas et le sommeil
Le poète est un homme qui fait sortir son corps de sa bouche
Pour se tailler une nouvelle silhouette
Sa langue lui donne la force d’un homme qui frappe fort
Il dit des phrases qui lui sont d’élégants habits
Et ses mots sont virils comme les fauves
Le poète est un homme taciturne
Même quand il parle
Il a longtemps fait silence
Et développé son art comme un sens qu’on aiguise
Pour pallier une infirmité
Tel le toucher qui s’affine chez l’aveugle
Capable de reconnaître les mains de ses amis
Sa langue a remplacé ce qui lui manquait
Le poète est un homme qui sait tout dire
Même s’il ne s’agit pas de poésie
Car il a passé sa vie à se répéter :
« Il y a forcément des mots pour cela »
Le poète n’a pas peur de vieillir ni de mourir
Étant l’auteur de lignes qui achèvent chacun de ses jours
Il n’a pas peur de la douleur
Parce qu’il a déjà découpé sa chair avec ses propres mâchoires
La violence ne l’impressionne pas
Car il la connaît bien mieux que ceux qui en usent
Ce qu’il craint ou ce qu’il aime
Il sait le déposer hors de lui sous la surface des choses
Comme la pluie
Puis ne plus y voir qu’une falaise ou un vitrail
Son corps est l’instrument de son esprit
Et tout ce qu’il ressent
Douleur ou plaisir
Fait partie du reste du monde
Le poète a des yeux qui ne voient rien d’immobile
Puisqu’il voit mille fois plus que ce qu’il regarde
Il déchire le monde en le scrutant
Le fait voler en éclats
Et sous la première couche des apparences
Un autre monde grouille
Couvert du réseau des nerfs humains
Cet autre monde aussi
Il l’entrouvre
Il peut ainsi creuser dans la chair et le sang de la terre
Et plus il progresse plus ce qu’il trouve ressemble à un cœur affolé
Les veines et les artères du poète sont les tentacules d’une pieuvre dont le corps palpite sans se mouvoir
Elles l’enserrent aussi profondément que les racines d’un saule
Sans elles il n’est plus rien qu’un pauvre type
Au-delà de lui elles rayonnent comme un soleil
Et tendent sa peau sur les champs de la terre
Imbibant les profondeurs de leur poignante lumière
Et de leurs ombres d’une encre opaque
Le poète hait les phrases qui n’élargissent pas sa gorge
Il a besoin de mots plus durs que le monde
Car son langage est une insulte et une menace
Il opère l’humanité à cœur ouvert
Tirant à mains nues de sa poitrine
Des désirs pourris comme un vieux cadavre
En lui aussi il a senti une sale odeur
Mais il ne s’est pas bouché le nez
Tout ce qui pue
Il l’étale à la face des bourreaux frustrés
Et sa poésie est comme un seau de sang
Jeté aux visages de ceux qui n’avouent pas qu’ils aiment son goût dans leurs bouches
Le poète appartient au temps des hommes dont les yeux ne se révulsent que quand ils meurent
Si ce temps-là un jour s’achève
Et que le passé devient comme un tableau dans un musée
Que ses personnages ne sont plus que de la peinture sèche
Le poète mort sera celui qui rappelle
Que sur les murs des cervelles
La mémoire expose sans fin
Et ses poèmes d’un autre temps
Seront alors figés dans d’épais empâtements
* * *
Enfant, le poète suscite l’inquiétude
Depuis qu’il sait parler
C’est comme s’il avait trouvé un couteau
Sans que cela se sache
Derrière lui on trouve de la souffrance et des larmes
On trouve aussi des projets insensés
Tout cela mûrit dans un profond silence
Avec ce couteau, seul, sans un mot, dans son lit
Il cisèle des phrases entre ses dents
Des phrases pour dire la fin de tout
L’âme qui s’effondre en soi comme une falaise
Les pièces de la maison soudain silencieuses et tristes
Les jeux qui ressemblent à un malheur
Les visages aimés froids et blancs
Et puis des phrases pour dire la haine
De devoir taire tout cela
Le matelas frappé à coups de poing
Etranglé par les mots vains, maladroits et pénibles
Des autres
Et des phrases aussi pour les filles aussi fascinantes que la nuit
Alors il s’essaie au discours
Parfois
Brièvement il parle
Incitant à l’incendie ou à l’envol
Racontant un livre à une petite brune aux joues sèches comme du papier à cigarette
Evoquant la tombe d’une mère dans le noir d’une chambre
Faisant naître à sa suite la colère, l’amour ou les larmes
Il est lourdement armé mais il n’a pas de cible
Il fait de ses amis ses premières victimes
Emportée par la colère
Sa poitrine se gonfle comme une voile
Sa voix prend les accents d’une nuit profonde
Il sait qu’il peut traverser les corps avec le noir de sa bouche
Déposant sur les cœurs le froid d’une forêt silencieuse
Autour des gorges la morsure de la gueule d’un loup
On voit la poésie
Physiquement
Quand elle s’affiche sur le visage de l’enfant
Ses yeux soudain sont les fourreaux de lames qui ruissellent
Ses lèvres et sa langue exécutent des mouvements réguliers et parfaits
Semblables à ceux des vagues sur la mer
Et les mots ainsi sculptés sont comme les yeux morts des statues
Qui vous suivent jusqu’au bout de la salle
Ce que l’on voit n’est que l’aboutissement d’un travail intérieur
Les bêtes terrifiantes qui naissent à l’ouverture de ses mâchoires
Furent de gros vers blancs poussés par les sphincters de son ventre
Eux-mêmes buvant un sang que les profondes contractions de ses artères brassèrent d’émotions puissantes comme des cépages
Puis, parvenant aux rives, la ride soufflée de l’enfant sur l’eau de son âme dilate ses pupilles d’un soir qui tombe
Laissant entendre un ostinato presque insupportable
Que les bassins des amants trouvent dans l’ondulation et la dérive
Le poète découvre alors qu’il parlait pour quelqu’un
Trop tard
Le taureau crache déjà le sang noir que ses poumons n’ont pas eu le temps d’éclaircir
L’épée s’est enfoncée jusqu’à la garde
Sa pointe a transpercé la peau, les muscles, les cartilages
Frôlé les os, les tendons
Traversé l’enchevêtrement des neurones et le filet des vaisseaux
Et puis elle a touché l’ombre qui tremblotait dans un lieu sans nom
Cet endroit qui ressemble à celui d’où revient sa main quand il la retire de sa gorge, pleine de houille
Cet endroit dont il a fait une cathédrale d’anthracite, remplie d’immenses salles et d’ornements tapissés d’or
Il est là, palpitant comme un jeune labrador
Chez celui qui l’écoute
Les yeux de cet ami se crispent et s’embuent
On les dirait sous l’effet d’un amour aussi large que la mer
Mais ce sont les fleurs du chagrin qui y ouvrent leurs pétales de cristal
Elles sont montées comme l’air qu’on inspire jusqu’à n’en plus pouvoir
Pendant que la brise couvrait sa peau d’un drap froid
Tirant leur obscur aliment de ce lieu dont personne ne lui avait jamais parlé
Un grand silence passe en lui
Les lourds battements de cœur du poète l’ont enfin fait taire