Le manteau de cuir

Par Kieren

« Ce manteau protégeait les épaules d'une motarde qui croisa ma route. Dans le temps, il y avait un pont qui reliait la ville au continent. Je m'étais rendu là bas pour pêcher un peu, j'avais alors 22 ans.

 

Il s'agissait d'une belle journée d'automne, les feuilles recouvraient la surface de l'eau, ce qui me posa quelques difficultés pour repérer le bouchon. Et puis une bande de jeune passèrent dans mon dos sur leur raffut ambulant, effrayant le poisson à des kilomètres à la ronde. Soudain, l'un d'eux s'arrêta inopinément à côté de moi dans un nuage de fumée. Il fit de grands signes à ses compagnons, les appelant à l'aide, mais ils ne l'entendirent pas, et ils continuèrent leur route. La poussière se dissipa, le motard hurla de frustration et jeta son casque par terre. Il s'agissait d'une jeune femme, assez mignonne d'ailleurs, les cheveux noirs coupés court et un petit nez pointu, des yeux bleu d'un ciel sauvage. Elle ne s’intéressa pas à moi tout de suite, elle se pencha d'abord sur sa bécane qui n'arrêtait pas de fumer. Elle pesta sur tout et sur rien pendant 20 minutes, réparant sa moto. Aucun poisson ne venait alors mon oreille suivait la progression de la réparation. Il y avait des hauts, puis des bas, puis des très bas.

 

Finalement, entre deux insultes contre l'eau et le vent, elle me demanda de venir l'aider. J'avais le temps, et elle m'intriguait, j'acceptai donc. Elle me pria de mettre mes mains dans le cambouis et de tenir ceci pendant qu'elle vissait cela.

 

Je lui demandai d'où est ce qu'elle venait, elle me répondit de partout à la fois. Elle était libre et ne restait jamais attaché à un lieu ou à des gens. Je lui fis remarquer qu'elle venait dans ce cas là de nul part et qu'en ce moment elle était l'esclave de son véhicule. Elle sourit sans s'arrêter de tourner la clé à mollette. Elle dit que cela était vrai, mais qui n'est pas l'esclave de quelque chose ? L'important est de le choisir, et comme elle partageait cette vie avec ses frères, elle ne sentait pas la solitude ni le dépaysement. Elle me demanda de quoi j'étais l'esclave. Je lui répondis que j'étais attaché à cette ville par le souvenir d'une vengeance.

 

La moto finit par repartir, et la jeune femme me proposa de monter avec elle et de lui faire faire le tour de la cité. J'acceptai volontiers. Ce n'était pas du tout la même sensation de parcourir la ville à pleine vitesse, on traverse l'espace, on a l'impression de tout dominer, de tout acquérir.

 

Dans une ruelle, j'aperçus l'ombre. On se regarda l'espace d'une seconde, et cette fois-ci c'est moi qui disparut.

 

De virage en virage, nous croisâmes la famille de motard en panique. Et puis lorsqu'ils virent leur sœur, la panique se transforma en soulagement, puis en effroi quand elle leur lança son casque à la figure. Elle leur fila un savon de tous les diables, stupéfaite qu'elle était d'avoir été oubliée sur la route. Après 4 ou 5 baffes chacun, elle les aligna et me les présenta. Ils avaient tous le même visage : les cheveux noirs, le petit nez, les yeux bleus : mais ils n'avaient clairement pas la même taille, ils avaient tous une demie tête de plus ou de moins que les autres. Même la fille correspondait à la description, elle était celle du milieu, ni trop grande ni trop petite. Puis elle piqua le casque de l'un d'eux et me le vissa sur la tête. Elle leur ordonna de l'attendre pour une durée indéterminée sur le pont, et elle repartit avec moi.

 

On passa le reste de la journée ensemble, puis la nuit, puis le matin, puis la journée, puis la nuit, et ainsi de suite. On rigola autour d'un feu en mangeant un poisson de minuit, les étoiles nous appartenaient. Je sortis ma pipe et je lui appris à pêcher. Elle n'avait aucune patience, alors elle me piqua ma pipe et fit quelques roues avec la fumée. Elle imita alors un vieux marin, de l'expression du visage jusqu'aux jurons des eaux salées, et elle n'arrêta pas alors de sortir du poisson. Elle me montra des contrées que je n'avais jamais exploré et moi je lui racontai des histoires dans un arbre.

 

Finalement, nos routes se séparèrent, j'avais à faire dans ma ville, et elle devait retourner sur la route. Sur le pont, nous échangeâmes quelques larmes en présence de ses frangins, elle me remercia de lui avoir appris à pêcher en fumant la pipe, elle s'était alors sentie un peu plus proche de son père. En échange, elle me donna son manteau de cuir pour me protéger de ma vengeance. Puis ils repartirent dans un nuage de fumée.

 

Jamais je ne pus la revoir. Le pont finit par s'écrouler avec la montée des eaux et la ville finit par s'isoler elle-même du reste du monde. »

 

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