Le lion de la forêt

Par Pouiny

Dans ma tête, il y a une forêt. Dans les vôtres aussi, je suppose ; ce sont des forêts que l’on partage, bien qu’elles soient toujours uniques à chacun. Et dans ces forêts de pensées, remplies de racines et de nuages vagues, il y a des animaux. Ces animaux cohabitent entre les troncs et les piliers de votre esprit, dans un espace si restreint et en même temps si vaste. Dans ma tête, et dans vos têtes également, il y a toutes sortes de bêtes. Ce sont eux qui donnent vie, équilibre et déséquilibre dans nos existences.

 

Je ne saurais parler de vos forêts, bien qu’il y aurait sans doute de quoi raconter avec tout ce qui peut y passer. Mais je peux vous parler de la mienne. Ma forêt, vaste et vierge, est ensevelie sous le vert des feuilles. Les racines des arbres sortent parfois de terre ; il est très facile d’y trébucher ou de se perdre. Tout y est très dense, très chaud, très humide. Il est difficile d’y distinguer quoi que ce soit, de jour comme de nuit.

 

Mais je l’ai explorée, des années durant, parfois pendant des jours entiers. C’est ma forêt, après tout ; il m’est impossible de m’en lasser. Ses plantes vertes font des fleurs magnifiques, si belles et avec un éclat si flamboyant qu’elles peuvent transparaître jusque dans mes yeux. Et si dans sa densité de végétation se cachaient de nombreux pièges mortels qui me terrifiaient plus que tout au monde, je ne pouvais me résoudre à en sortir et l'abandonner à son sort. Car même avec l'infini de dangers invisibles dont elle regorge, cette forêt unique est fascinante, brillante de richesse et de complexité dans ses moindres recoins.

 

Il m'a fallu du temps pour réaliser que cette forêt, aussi personnelle qu’elle me soit, n’était pas déserte. Les animaux qui l’habitaient en ma présence disparaissaient, comme des ombres fugaces. Dans la masse des feuilles, il est très facile pour une vie sauvage de s’y cacher ; entre ces arbres, en fin de compte, j'étais le seul être vulnérable.

Alors j’ai commencé à craindre cette forêt. Comprenant que quelque chose d’effrayant, un prédateur féroce et cruel, pouvait s'y dissimuler discrètement, j’ai l'ai fuite, essayant presque de sortir, courant à travers les branches, me griffant au passage. J’avais peur de cette forêt qui était pourtant mienne. Mais je ne pouvais tout simplement pas l’abandonner ou la troquer pour une autre. Cette forêt si grande et si impressionnante d’étrangeté et d’angoisse était résolument ma responsabilité, comme un petit humain qui doit de ses petites mains protéger les paysages immenses qui se présentent devant ses yeux.

 

J’ai donc cessé de fuir. Et, regardant la forêt et les arbres en hauteur depuis la lisière, j’ai pris mon courage à deux mains, je suis retourné m'égarer entre les feuilles vertes et aveuglantes. D’un pas sûr, décidé, je me suis mis en tête de découvrir quelles sortes d’animaux pouvaient bien avoir l’audace de penser qu’ils pouvaient me faire perdre le contrôle de mon territoire. Dans la volonté de protéger ces fleurs fragiles et branches douces, je suis parti sans armes, mais avec l’envie de me battre ; comme si, dans cette forêt qui est mienne, je pouvais entrer en guerre.

 

J’ai passé beaucoup de temps à déblayer le paysage. Sans blesser mes pensées, juste en écartant quelques herbes folles pour mieux y voir, j’ai commencé à créer une carte dans cette forêt où l’on ne peut que se perdre. J’ai découvert sa topographie. J’ai beaucoup transpiré de ce travail, difficile et épuisant ; après tout, cette forêt vierge a beau m’appartenir, il est impossible de l’apprivoiser, en faire un simple champ de nourriture. Sa beauté tient dans son essence sauvage, qu’il me fallait respecter. Après beaucoup d’écorchures, de sang et de larmes, j’ai fini par comprendre comment y vivre, en harmonie avec elle. Et j’ai ainsi découvert un des premiers prédateurs, la première bête dont le linéament m’avait fait fuir aux confins de mon âme.

 

Je l’avais déniché en déblayant quelques feuilles où se cachaient des petits animaux. Dans ma fuite, j’avais cru qu’un dragon, monstre terrifiant et sans pitié, me poursuivait. Mais, une fois l’herbe coupée, je pus lui faire face. Son ombre sur les écorces avaient pu me faire peur au départ, mais en tombant sur lui en chair et en os et voyant ainsi son essence, j’ai pu me rendre compte qu’il n’était en rien une créature dangereuse. Ce dragon n’était pas plus qu’un simple lézard, petit et écaillé. Seul le feu de ma panique avait pu rendre son ombre aussi forte et impressionnante. Je le pris dans mes mains pour l’observer ; ses couleurs étaient magnifiques. Il tentait de faire le beau, relevant le cou avec défi et fierté. Ce minuscule lézard ne rêvait que d’excentricité, comme les couleurs rose et bleu qui pouvaient se refléter sur ses écailles sous l’angle du soleil. Il est devenu ainsi mon petit compagnon. Il m’apprit à m’habiller pour mieux dormir sous un ciel de beau temps, profitant d’être moi-même, en l’imitant au plus profond de moi. Bien qu’il avait peur de la compagnie, il apprit, en se posant sur mon épaule, à apprécier quelque peu certains humains, capables de voir toute la richesse des nuances extravagantes qu’il pouvait porter sur le dos. Ainsi, avec lui dans ma poche, je continuai mon exploration.

 

Je tombais ainsi sur bien d’autres ombres de tigres qui se révélaient être des chats inoffensifs. Comme si ma panique de l'obscurité ne venait de nulle part. Cependant, le sentiment d’horreur et de perdition que je pouvais ressentir n’était pas un mirage. Alors je pris le temps de respirer et je levai le nez vers la cime des arbres. Je compris enfin ainsi que j’avais presque volontairement raté ce que je cherchais pourtant à voir.

 

Le prédateur était une minuscule araignée. Faisant des toiles invisibles, mais au fil solide, elle maîtrisait son territoire en accrochant tout, créant un piège collant autour de moi, attendant que je me débatte pour réaliser que j’étais à sa merci. Cette araignée avait beau être discrète et petite, elle n’en était pas moins dangereuse. Elle me suivait depuis longtemps, avec mépris et dédain, s’assurant de me coller cette pression qui me faisait trembler. Mon premier réflexe, quand je commençai à la voir fut d’essayer de l’écraser, avec violence et colère ; elle me figeait dans ma propre forêt, me coinçant dans mes propres carcans, me bloquant mes propres membres, m’enroulant dans sa soie empoisonnée. Plus je tentais de bouger, de la faire fuir, et plus son étreinte se resserrait contre moi, son fil commençant même à me brouiller la vue, presser le cou. Ce fut seulement à cet instant que je compris comment procéder. J’arrêtai de bouger, de me débattre pour ma vie ; l’araignée desserra l’étreinte. Je m’assis, calmement, patiemment, dans cette toile dans laquelle j’étais immobilisé. Elle commença alors à décoller les fils, lentement. Je retrouvai la vue, et je vis alors cette araignée, noire et lisse, aussi grosse que mon poing. Mais je ne fis aucun geste agressif. L’araignée alors détruit son fil. J’étais de nouveau libre.

 

Bien que je pouvais à nouveau bouger, ses immenses toiles couvraient toujours la cime des arbres. Cette araignée n’avait rien d’une mangeuse d’homme ; simplement, elle ne cherchait qu’à se défendre, mue par la peur et le silence. Alors, je me mis en tête de l’apprivoiser. Je la suivais lentement, l’observant de près comme de loin, sans aucune animosité. Apprenant où elle vivait, comment elle était arrivée en ces bois, elle commença presque à me faire confiance. Elle apprit même à m’apprécier un peu, tout humain que j’étais. Mais elle ne pouvait défaire ses toiles empoisonnantes ; elle essayait de protéger sa forêt, sa maison, de créatures bien plus dangereuses encore.

 

Je laissai là alors l’araignée et parti en quête des autres créatures. L’animosité m’avait laissée ; il ne me restait que l’envie de comprendre et d’apprivoiser ces bêtes. Je voulais apprendre à vivre en harmonie avec elles comme je pouvais vivre en harmonie avec cette si étrange forêt. Je marchais alors avec précaution. Je profitais des ombres de la nuit pour plonger vers ce qui me terrorisait le plus. Ainsi, entre patience et précipitation insensée, je fis face au pire. Un lion vivait entre les arbres.

 

Il habitait dans le cœur de la forêt. Il avait détruit quelques arbres de sa propre force pour se créer un endroit où il pouvait correctement s’allonger. Malgré sa force ahurissante, il passait ainsi son temps à dormir, se prenant pour le roi des lieux, ne se rendant pas compte qu’il était immobilisé par les toiles de l’araignée. Le lion ne prenait aucun soin de la forêt, s’écrasant sur ses fleurs, mâchonnant les racines, tuant les arbres qui le gênait sans aucun remord. Cette créature sauvage, irresponsable et pourtant d’une force incontrôlable était d’une toxicité sans nom. Les lions n’ont rien à faire dans les forêts vierges. L’envie de le tuer, purement et simplement, me vint en un éclair de rage ; oubliant alors mon lézard, mon araignée et mes résolutions pacifistes, je me jetais sur lui alors qu’il semblait dormir.

 

Une bataille sans nom fit s’enfuir nombre d’oiseaux de passage. Il manqua de me dévorer sur place ; sa crinière de feu était capable de brûler ma chair d’une douleur insupportable. Bien que ce fut moi qui avait commencé l’assaut, je ne pus que me débattre. Il faisait de moi ce qu’il voulait, comme un chat avec une souris ; ainsi, non comptant de me tuer de suite, il joua avec moi, me torturant avec une délectation perverse. Goûtant ma peau du bout de ses crocs, la douleur et le désespoir que je ressenti fut sans aucune mesure et je regrettai amèrement mon geste irréfléchi. Prêt à m’offrir en repas, souffrant de trop de douleur, je m’abandonnais dans sa gueule. Mais alors qu’il allait m’arracher la tête, un sursaut de vie me prit et je réussi enfin à m’enfuir hors de ses immenses pattes.

 

Le bras presque arraché, des morceaux d’âme lambeaux, les douleurs manquèrent de me faire perdre conscience. Mais je pris le temps, caché dans un buisson salvateur, de me réparer aussi bien que je le pouvais. Recousant les plaies avec les doigts qu’il me restait, je partis en boitant aussi loin que je pouvais de ce centre déchiqueteur, me promettant néanmoins de revenir une fois soigné et apaisé de cette rencontre.

 

Alors, m’enfonçant dans les hauteur, je découvris un ours dormant dans une grotte de montagne. Solitaire et bourru, cet ours donnait vie à cette forêt au moindre coup de patte qu’il donnait. Il était sensiblement différent du lion ; il était né dans cette forêt et vivait en sympathie avec elle. Il lui apportait richesse, diversité, créativité. Cet ours, pourtant si solitaire et caché dans les recoins de ma pensée, m’accompagnait depuis presque aussi longtemps que l’araignée, bien que je n’avais jamais pris le temps de l’apercevoir auparavant. Apprenant de mes erreurs, je pris le temps alors de l’observer avant de lui sauter dessus. Cet ours, de toute manière, m’était bien plus sympathique que ce lion qui avait manqué de me tuer de ses griffes.

 

L’ours au début tenta de me fuir, mais il apprit à vivre à mes côtés. On s’apprivoisa mutuellement, s’acceptant aussi bien qu’on le pouvait. Avoir un compagnon ours à ses cotés était agréable, mais non sans danger. L’animal avait beau m’apprécier et me donner de sa force, de sa musique, il lui arrivait d’être maladroit. Un coup de patte mal placé pouvait manquer de me tuer. Bien des fois, j’eus envie qu’il disparaisse, lui aussi, pour ses gestes maladroits et déplacés. Mais je compris bien vite que j’étais lié à lui comme j’étais lié à tout ce qui prenait vie dans cette forêt.

 

C’est avec cet ours que je pris de la force, bien plus que ce que je pouvais en avoir sans lui. Bien qu’il pouvait me blesser régulièrement involontairement, il était toujours à essayer de m’aider, déblayant quelques chemins de forêt pour moi, me trouvant des idées à mes réflexions. Car le lion restait malgré tout dans mes pensées. Comment l’apprivoiser ? Comment faire de cette créature si féroce et impitoyable mon allié ? Après tout, même l’araignée n’était pas devenue une véritable amie. Mais s'il ne pouvait rien m'apporter de positif... Comment faire pour protéger cet endroit que j'aime autant que j'en ai besoin ?

 

Je ne m’étais plus approché du lion depuis notre bataille, mais celui-ci venait à moi, lentement. Il me cherchait quand la nuit venait, silencieux et féroce. Il n’aimait sans doute pas l’idée d’avoir laissé partir une proie. Je sentais son ombre dans mon cou, alors que mon bras cicatrisait doucement. Mais quand il tenta de me sauter dessus, tapi dans l’ombre, ce fut l’ours qui tomba sur lui.

La bataille fut sanglante et j’étais presque impuissant. Les arbres mourraient sous les coups des deux puissants prédateurs. Les feuilles semblaient rougir de sang. Puis les deux animaux, dans l’affrontement féroce, s’emmêlèrent dans l’immense toile de l’araignée. D'un coup de griffe, l'ours éborgna son adversaire d'une large entaille. Le lion poussa un hurlement de rage mais il n’arriva pas à en s'enfuir de la toile de soi. L’ours poussa un lourd grondement, mais il était paralysé tout autant que son ennemi. Calmant l’ours d’une légère caresse, je m’assis face au lion impuissant. L’araignée empoisonnée l’emmêlait dans sa toile, et même sa crinière de feu ne suffisait pas à asseoir sa dominance. L'oeil troué de sang, il me montrait les dents avec la braise qui restait de son essence. Dans la nuit noire, il était difficile de distinguer ce qui était du poil du lion de la toile de l’araignée. Les trois bêtes étaient un immense problème que j’avais du mal à supporter. Mais je restai assis, devant ce lion immobilisé par un problème plus gros que lui, et je le regardai avec le moins d’animosité possible. Il semblait presque comme un chat suppliant dans cette impasse. Il n’était pas capable de me parler autrement qu’avec son cœur ; je compris alors qu’il était arrivé dans cette forêt contre son gré. Appelé par une catastrophe naturelle, il s’était retrouvé comme un lion en cage au milieu de tout ces arbres dont il ne comprenait rien. Ce lion sauvage et cruel était finalement tout aussi blessé et apeuré que moi.

 

Le regardant du regard que je voulais le plus clair possible, je pris alors mes deux mains cicatrisées de ses griffes pour le sortir de ce pétrin de toile empoisonnée. Il feulait, montrant les crocs d’un air menaçant ; mais je continuais de le sortir de cette toile, presque poil par poil. Le travail était long, dangereux et difficile ; je pouvais moi-même rester coincé d’un mouvement malencontreux. Mais je réussi à détacher ce lion sauvage de cette toile sans pitié. Il reprit très rapidement une allure digne, essayant encore de me prouver sa puissance, mais son emprise était moindre. Un de ses yeux d'or s'était éteint.

 

Désormais, ce lion sauvage me suit dans l’exploration de cette forêt. Je ne suis pas encore au bout de mes surprises, et peut-être qu’avec le temps, je tomberais sur d’autres animaux remarquables, bien que je considère qu’avoir trois prédateurs dangereux dans ma forêt est amplement suffisant. Le lézard, l’ours, le lion et l’araignée me suivent à chacune de mes pérégrinations, partout autour de moi. Parfois, ils se cachent. Parfois, ils m’aident en silence. D’autres fois encore, ils me blessent. Le lion est toujours très instable ; il a besoin de viande pour survivre et il pourrait très bien un jour s’attaquer à moi de nouveau, si il se sent à nouveau menacé. Alors, je reste sur mes gardes, je reste fort. J’apprends à les connaître. J’écoute les bruits de leur pas s’enfonçant dans la terre, je relève leurs couleurs dans le plus de détail possible. Et qui sait, peut-être qu’à force de les connaître, des les côtoyer, je finirai par véritablement apprivoiser ces bêtes sauvages ; si elles ne me tuent pas d’un coup de patte avant.

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Patbingsu
Posté le 29/05/2023
Joli texte dont la métaphore peut être interprétée de différentes manières. Pour moi, les animaux sauvages représentent l'anxiété.

Attention à la coquille : "ainsi, non comptant de me tuer de suite" --> content
Pouiny
Posté le 09/06/2023
Effectivement, ça peut se rapprocher de l'anxiété ! Content que ça t'ait plu :) merci pour le commentaire ! <3
LVR8963
Posté le 04/06/2022
Je suis tombé sur ce récit par hasard, cherchant des histoires sur le thème de la forêt.
J'aime bien l'idée des êtres intérieurs qui habitent notre pensée. Comme l'a dit le précédant commentaire, j'espère que la suite nous fera découvrir qu'elle est la signification symbolique de ces animaux.
En lisant ce texte j'ai repensé à la Théorie Gaïa que j'aime beaucoup et qui dit pour faire simple que la Terre est un être vivant et que nous sommes un symbiose avec elle, de la même façon que de petits organisment sont en symbiose avec nous.
Il existe d'ailleurs un thriller de Maxime Chatam qui porte le nom de cette théorie et qui pourrait te plaire j'imagine.
Pouiny
Posté le 10/06/2022
Je ne connaissais pas cette théorie mais ça a l'air assez intéressant ! Merci pour la référence, je note :)
M. de Mont-Tombe
Posté le 18/08/2021
Ce nouveau projet me semble très prometteur ! Même si je suis un peu perplexe sur la présence du lion en forêt. Est-ce que cette étrangeté sera élucidée dans la suite de ton texte ? En tout cas, très belle écriture, comme toujours, juste une petite faute de frappe à un endroit ("J'ai l'ai fuite", au début). Il me tarde de continuer ma lecture!
Pouiny
Posté le 18/08/2021
Pour le coup j'hésite, à faire un texte "explicatif" parce que les trois chapitres sont très, très symboliques, mais aussi très personnel ! Le lion, très particulièrement, c'est une image que j'utilise souvent au quotidien pour m'expliquer, ça m'évite à chaque fois de sortir le nom d'un trouble x')

Je pense que ce recueil va sûrement être très étrange à lire, mais j'espère qu'il te plaira :)
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