Le grand jour

« Riiiiiiiiiiiiiiing. »

Jeudi 07 septembre 2017, alors que la sonnerie retentissait, je sortis dans la cour et m’approchai du lieu où les élèves étaient supposés se ranger.

J’entendais ici et là des voix, peu discrètes :

« C’est qui lui ? ».

« C’est un surveillant ? ».

« C’est peut-être un prof ! ».

Je tentai d’adopter une démarche assurée tout en évitant de croiser les regards, de peur qu’ils me transpercent.

« C’est bien vous les troisième « B » ? demandai-je à un groupe d’élèves.

— Oui, me répondit gentiment une fille.

— Alors suivez-moi s’il vous plait. »

Quelques élèves m’accompagnèrent rapidement. Puis, certains autres les imitèrent et, progressivement, je réussis à obtenir ce qui, avec un peu d’imagination, ressemblait à un rang. Plusieurs mètres derrière, un groupe de collégiens à l’allure nonchalante, la capuche tirée et les mains dans les poches fermait la marche en mâchouillant un chewing-gum. Plus de doutes possibles, il s’agissait bien des troisièmes ! Je ressentais de l’appréhension, mais je devrais la cacher. Si les élèves sentaient ma fébrilité, s’ils apercevaient une faille, ils s’engouffreraient dedans : les adolescents ne témoignent-ils pas d’une réelle aptitude pour cela ?

Une fois dans la salle, je commençai par faire l’appel.

« Erika.

— Présente.

— Léo.

— Là !

— Jessim.

— Présent, Monsieur.

— Laura.

— Ouais.

— On répond « présente », s’il te plait.

— Présente.

— Kha-di-ja-nach…

— Khadija monsieur, ça suffira », me coupa-t-elle.

De petits rires résonnèrent. De toute évidence, elle avait l’habitude. Intérieurement, je la remerciai, soulagé de pouvoir me contenter du diminutif pour le reste de l’année.

Je débutai mon monologue en commençant par me présenter. Mon stress oscillait, mais je tenais le coup. Je m’attendais à un certain désordre mais il manquait toujours à l’appel. Contre toute attente, la source de mon anxiété ne s’expliquait guère par leur agitation ou leurs bavardages mais par leur silence. Ce silence assourdissant et pesant de vingt-quatre troisièmes d’un collège classé en réseau d’éducation prioritaire (REP+). C’est toujours déstabilisant de voir autant de regards projetés sur son visage. Présenter ce premier contact comme un moment agréable reviendrait à mentir. Je me sentais observé, épié même ! Je savais qu’avant de prononcer la moindre parole, certains élèves me jugeraient. Cela me prendrait quelques jours pour me sentir complètement à l’aise avec eux.

À chaque fois que je rencontre une nouvelle classe, je ressens cette fébrilité que je m’efforce de dissimuler. Peut-être que cette sensation disparaitra au fil des ans ? Se retrouver seul devant des élèves constitue la base de ce métier, pourtant cela n’apparait pas forcément évident. Enseigner, c’est accepter de se dévoiler, c’est ne pas toujours se montrer sous son meilleur jour, c’est consentir à trébucher, parfois de manière littérale, c’est accepter ce postillon que l’on souhaiterait invisible, c’est supporter le bafouillage et la rougeur sur son visage : enseigner revient à s’exposer au regard pas toujours bienveillant des élèves.

Je terminai mon discours. J’avais réussi à entrer dans les détails, mais sans me perdre dans leur flux. Il ne me restait plus qu’à leur permettre de poser leurs questions éventuelles.

En guise de réponse, j’obtins l’occasion d’entendre les mouches voler.

« Même pas une petite ? » me risquai-je.

Une main se leva.

— Tu t’appelles comment ?

— Joram.

— Je t’écoute, Joram.

— On commence par quoi ?

— On démarre par du basket, répondis-je.

— Yeah !

— Ouf !

— Pfff… »

De l’enthousiasme à la déception, je reconnus là une multitude de réactions classiques.

« Allez…c’est parti ! n’oubliez pas vos affaires en quittant la salle ».

Nous sortîmes en direction du terrain de basket. J’avais prévu une entrée dans l’activité par des matchs à thèmes, de sorte à observer un peu le niveau global des élèves afin de constituer par la suite des équipes homogènes entre elles. Dès les premières minutes de jeu, j’observai plusieurs crachats s’écraser au sol, deux ou trois majeurs érigés en signe de mécontentement et quelques tentatives de croches-pattes sournoises. Ce fut aussi l’occasion d’entendre quelques insultes fuser dans le vent. Bien sûr que je me confronterais à tout cela ! Mais en fin de compte, rien ne m’avait ébahi. Certes, on devinait une montagne de travail quant à l’acquisition et le respect des règles autour du « vivre ensemble », mais au-delà de cette donnée, aucun élève ne m’avait manqué de respect, pas un n’avait gêné la progression du cours. Je me sentais soulagé. Mais prudence ! Il ne s’agissait que de la première séance, dans une activité plutôt appréciée avec un nouveau professeur dont ils ignoraient encore les limites.

« Riiiiiiiiiiiiiiing. »

Fin du premier cours. Seule une récréation de quinze minutes me séparait de mes élèves de quatrième. De retour en salle des professeurs, je récupérai quelques papiers dans mon casier puis échangeai mes premières impressions avec les collègues qui abondaient de tous les côtés.

« Riiiiiiiiiiiiiiing. »

C’est court une récréation ! En l’espace de quelques secondes, la salle des professeurs se vida de ses agents et s’ennuyait déjà de leur retour. Déterminé, je marchai vers ma classe.

« Riiiiiiiiiiiiiiing. »

À quelques petits détails près, la séance en compagnie des quatrièmes avait été assez semblable à celle des troisièmes, Nous avions commencé par l’activité acrosport, et malgré quelques filous que je devrais surveiller, la classe possédait un vrai potentiel. Il me tardait de voir ce que les élèves proposeraient comme chorégraphie finale.

J’étais affamé. Quatre heures d’intervention devant des élèves, cela creuse. Nous nous rendîmes au self avec les collègues. À ma grande surprise, nous allions manger notre repas dans la grande salle, avec les élèves. Difficile d’ignorer le niveau sonore, fatalement élevé, mais je ne fus pas insensible à la convivialité du moment, rythmée par les « bonjour, bon appétit » des élèves à leurs enseignants. La pause méridienne se poursuivit dans les canapés de la salle des professeurs où chacun profitait du temps restant pour faire plus ample connaissance avec les autres.

« Riiiiiiiiiiiiiiing. »

La valse des professeurs reprit aussitôt. Je traversai à nouveau le préau en direction de mes sixièmes pour le dernier cours de la journée. Deux élèves s’avancèrent vers moi :

« Bonjour Monsieur « Malfroeuil », dit timidement le premier. 

— Ça se prononce Malfroy, mais bonjour… vous êtes en sixième « H » ? rétorquai-je.

— Oui… on va faire quoi ? s’empressa de demander de manière enjouée le second.

Cette question ne trompe pas : il s’agissait forcément de sixièmes. Pour les reconnaître, il suffit de compter le nombre de secondes entre l’instant où l’on salut un élève et le moment où il pose cette question : si le chiffre ne dépasse pas cinq, alors il s’agit probablement d’un sixième !

« Je vais vous expliquer tout ça, suivez-moi s’il vous plait. »

Un rang bien ordonné suivait mes traces. Nous entrâmes dans une salle. Malgré l’absence de bureaux et de chaises, le calme des lieux permettrait de poser le cadre et de clarifier le fonctionnement de la discipline.

« Installez-vous ici, je vais commencer par faire l’appel. »

Les murs renvoyaient l’écho de ma voix, seule source de bruit perceptible à l’instant. Après avoir réalisé l’appel, je m’apprêtais à démarrer ma tirade quand, soudain, je vis une main se lever.

« Tu t’appelles comment ?

— Djeneba.

— Je t’écoute Djeneba.

— On va faire quoi aujourd’hui ?

— Je vais vous expliquer. Je serai votre professeur d’EPS pour cette année. Sachez que, comme vous, je suis nouveau dans l’établissement donc nous allons pouvoir découvrir les choses ensemble et j’ai hâte de commencer à travailler avec vous. »

Le silence régnait. 

« Avec moi, c’est simple, il y a trois grandes règles que vous ne devez jamais enfreindre, sinon vous risquez d’être punis ».

Évidemment, derrière ces mots se cache une ambition difficile à mettre en oeuvre, mais je souhaitais poser les bases d’un cadre clair et compréhensible.

« Première règle : Je déteste que quelqu’un parle en même temps que moi. Quand je parle… j’aime entendre le silence… sinon ça m’agace. Si je vous surprends à parler, je vous avertirai une fois, puis, si vous continuez, vous serez punis. C’est la même chose lorsque j’interroge l’un de vos camarades… il est très important de s’écouter. »

Je savais que dans ce type d’établissement, sanctionner le moindre bavardage reviendrait en principe à ne plus faire cours. Mais derrière cette règle, il y avait la volonté de faciliter mes demandes de retour au calme en rappelant aux élèves que j’avais explicité une règle qu’ils avaient tous entendue.

« La deuxième règle est simple : quand je vous demande quelque chose, je veux que ce soit réalisé comme indiqué. Cela veut dire que si je vous demande de vous échauffer… vous ne restez pas là à rien faire. Si je vous demande de remplir une feuille de telle façon… j’attends qu’elle soit remplie correctement. Si je vous demande de venir vous asseoir rapidement… il faut vous dépêcher. Je veux que les consignes soient respectées et que le travail demandé soit réalisé sans aucune excuse. »

Cette règle ne s’avèrerait pas tenable non plus si je ne l’appliquais pas avec une certaine souplesse. Toutefois, je souhaitais qu’ils comprennent que j’adopterais une attitude ferme, mais juste en rapport avec un cadre identique à tous. Il fallait qu’ils sachent qu’en ne réalisant pas ce qui serait prescrit, ils s’exposeraient à des punitions.

« Concernant la troisième règle, il s’agit d’adopter une attitu… »

Je m’interrompis.

« Jeune homme, comment tu t’appelles, demandai-je d’une voix sèche.

Un garçon tourna immédiatement la tête, et me fixa l’air inquiet, le regard coupable.

— Adam, répondit-il d’une voix tremblante.

— Adam, on va avoir un problème toi et moi. Je viens d’énoncer ma première règle il y a à peine deux minutes et alors que je suis en train d’expliquer la troisième, je te vois en train de parler. Non seulement il t’a fallu trois minutes pour enfreindre ma première règle mais en plus de cela tu n’écoutes pas les suivantes. Je ne suis pas sûr que ce soit la meilleure façon de démarrer l’année. »

J’étais conscient de me montrer un peu dur. Pour être honnête, je n’avais rien entendu mais je l’avais vu s’adresser à son camarade. Par conséquent, je savais qu’il ne m’écoutait plus. En reprenant cet élève, j’avais l’intention claire d’indiquer à la classe que derrière mes paroles se dresseraient des actes. Comme à chaque fois que je prononce cette règle, je m’étais tenu prêt à bondir sur la moindre occasion. Les deux classes de ce matin n’y avaient pas échappé : le silence s’était montré tout aussi assourdissant.

« Troisième règle : adopter une attitude respectueuse. Entre vous et entre nous. Cela veut dire qu’on se dit « bonjour » et « au revoir », que l’on se respecte et que l’on s’entraide. Je ne veux pas vous entendre vous insulter. Je ne veux pas vous voir vous taper. Je ne veux pas observer de violences. Quand on a un désaccord, on le règle par la discussion et vous pouvez compter sur mon aide si vous ne parvenez pas à le faire seuls. Cette règle s’applique évidemment pour moi aussi : lorsque je m’adresserai à vous, je le ferai de manière respectueuse. »

Je tentais d’établir une relation de confiance pour créer un climat de classe serein où la sécurité affective, l’intégrité physique et le bien être mental seraient garantis. Cela camouflait un refus total de la violence sous toutes ses formes dont les élèves souffrent, parfois en secret, et dont l’une de nos missions éducatives consiste à les en préserver.

« Très bien ! Maintenant… je veux être sûr que vous ayez compris le règlement… donc je vais interroger trois personnes qui devront me répéter ce que je viens de dire pour chacune des règles. »

Dix-sept mains se levèrent subitement. L’enthousiasme et le dynamisme d’un sixième vaut de l’or ! J’adorais déjà ce niveau de classe. Ce matin, j’avais forcé trois élèves de troisième à m’énoncer distinctement les règles puis je m’étais battu pour que le seul volontaire de quatrième ne rabâche pas les trois règles à lui tout seul.

Une demi-heure de cours venait tout juste de défiler. Il ne me restait plus qu’une étape, la plus risquée de toutes.

« Avez-vous des questions ? »

Quatorze bras se levèrent avec une vitesse à s’en décrocher l’épaule. Je pris une longue inspiration, avant de me lancer. 

« Dites-moi votre prénom avant de poser votre question, que je commence à mémoriser un peu. Oui jeune fille ?

— Melissa. Est-ce qu’on pourra s’inscrire à l’association sportive (AS) ?

— Oui, je vous donnerai les papiers. Je t’écoute.

— Shaina. On va apprendre à nager ?

— Non, malheureusement. La piscine d’Aulnay-Sous-Bois est fermée cette année à cause des travaux…Oui, jeune homme ?

— Kevin.

— Pose ta question Kevin.

— On va faire du foot ?

Six bras se baissèrent sur-le-champ. Les petits malins ! La réponse à cette question ne doit pas être prise à la légère. Cela peut changer une ambiance de classe !

— Pas en activité régulière mais si vous travaillez correctement, je ne suis pas contre avant les vacances scolaires.

Je perçus un soulagement chez la majorité d’entre eux.

— On va commencer aujourd’hui ? demanda un élève.

— On lève la main pour être interrogé et poser sa question. Oui, on va pratiquer dès aujourd’hui.

— Est-ce que c’est grave si j’ai des scratchs sur mes chaussures ?

— Non.

— Est-ce qu’on va faire des jeux comme l’épervier ?

— C’est peu probable.

— On fait quand même quand il pleut ?

— Ça dépend.

— On va faire des interclasses ?

— Parfois.

Je finis par épuiser leurs questions. Je devais directement passer à la suite sous peine d’être de nouveau assailli.

— Allez ! on va commencer la séance de relais-vitesse. Laissez vos sacs et vos carnets ici et sortez en direction des couloirs d’athlétisme. »

La vitesse à laquelle ils sortirent dépassait largement celle de mes classes de ce matin. Afin d’entrer dans l’activité, j’avais choisi de faire des petites courses individuelles sur trente mètres. Cela me permettrait d’avoir une idée des qualités physiques de mes élèves afin de constituer des binômes de coureurs fonctionnels grâce à leurs performances. Je divisai donc la classe en deux équipes.

« Avant de commencer, il y a une règle de sécurité très importante à respecter : lorsque vous avez fini votre course, vous revenez en marchant sur le côté. Je ne veux voir personne dans le couloir afin d’éviter les collisions, c’est compris ?

— Oui, répliquèrent-ils tous en coeur.

— À vos marques, prêt, PARTEZ ! »

Les élèves se donnaient à fond. Alors que je m’apprêtais à lancer une nouvelle course, je remarquai que l’un des élèves revenait en marchant en plein milieu du couloir. La tête en l’air, il semblait perdu dans ses pensées. Je reconnus rapidement Nicolas et ses grands yeux ronds marrons. L’appel m’avait permis de l’identifier. À quoi pouvait-il bien penser ? Je m’approchai de lui.

« Nicolas, est ce que tu vois où tu es en train de marcher ? l’interrogeai-je d’une voix douce.

Il me fixa avec les yeux grands ouverts l’espace d’une longue seconde. Soudain, il bondit pour se dégager de la zone interdite puis ouvrit sa bouche de manière laborieuse :

— Pardon Monsieur.

— Fais bien attention, quelqu’un peut te rentrer dedans et vous pourriez vous faire mal.

Nicolas acquiesça rapidement.

— Je vais vous apporter mon carnet de correspondance », dit-il d’un air sincèrement désolé avec une voix tremblotante.

Un petit quelque chose se brisa en moi. J’avais dû lui infliger un niveau de stress phénoménal pour qu’il en arrive à formuler cette réponse ! Un mélange de culpabilité et d’amusement m’envahit. D’un côté, la volonté d’afficher une certaine fermeté semblait fonctionner. De l’autre, cela révélait que j’en avais peut-être terrifié certains. Peut-être que cela expliquait pourquoi ils couraient tous comme si leur vie en dépendait !

« Euh… euh… ça ira pour cette fois… mais attention hein… je ne le redirai pas ! » balbutiai-je en essayant de garder mon sérieux.

Il repartit rapidement dans sa colonne et ne recommença plus. Ni lui, ni aucun autre d’ailleurs.

« Riiiiiiiiiiiiiiing. »

Le grand jour touchait à sa fin. Lorsque l’on s’attend au pire et qu’il ne vient pas, la situation nous apparaît forcément plus positive que prévu. Mais, d’une manière objective, je trouvai que ces premières séances étaient plutôt encourageantes pour la suite.

Ainsi démarrait ma première année d’enseignement en Seine-Saint-Denis.

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Lealaparisienne
Posté le 25/03/2024
L'atmosphère d'un début d'année est bien rendue. On se demande si c'est e calme qui précède la tempête et on a hâte de savoir ce qui se passera quand les élèves se lâcheront davantage. L'envers du décor c'est toujours intéressant dans ce domaine où tous, nous avons été élèves.
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