Le faux crime

Par Jowie

Le faux crime

 

Ayant quitté la Place des Échecs, Dalisa tenait sa proie par la racine des cheveux, juste au-dessus de la nuque. Avilie face à sa propre faiblesse, Eleonara perdait son sang-froid. Griffer ou trépigner lui était devenu impossible et voilà qu'on l'entraînait dans une ruelle déserte contre sa volonté. C'était une impasse étroite et sombre ; les murs qui l'encadraient agissaient comme un abat-jour.

Eleonara vit Face de Glace donner trois coups de talon dans un soupirail forgé au pied d'une maison tordue. Se divisant en deux volets, le soupirail s'ouvrit sur un trou ténébreux. Une poussée dans le dos et Eleonara déboula sur des marches invisibles, se tordit la cheville et atterrit nez contre terre sur une sorte de tapis de terre ocreuse. Derrière elle, Dalisa sauta à son tour en bas les marches et referma les battants.

— On est là ! cria-t-elle pour annoncer leur arrivée.

Une odeur de fumée piquait les narines. Une cave.

« Ça ne peut pas être en train de m'arriver. Pas encore une fois. » Eleonara n'eut pas le temps de s’inquiéter du décor ; Face de Glace n'avait pas fini avec elle. Elle la saisit par ses habits, la traîna de l'autre côté du local et lui cogna l'arrière de la tête contre un mur. À moitié assommée, Eleonara devinait quatre yeux rougis au milieu du visage ombré et dédoublé de Dalisa. Cette dernière lui caressa la joue du bout des doigts.

— Pourquoi donc t'être éloignée de la maison, sœurette ? Si tu savais combien tu nous as manqué...

Cette voix mielleuse mais visqueuse et ces manières contradictoires ressortaient droit de ses leçons d'histoire qui, pour un oui ou un non, finissaient en hématomes et en injures. Terrifiée à l'idée que les jeux faussement niais d’antan pussent recommencer, Eleonara, toute engourdie et épinglée au mur, cria :

— Tais-toi, tais-toi !

Sa révolte durcit le faciès de sa tortionnaire qui lui enfonça son pouce dans l'épaule, là où s'était égarée la flèche du garde forestier.

Ce fut comme le transpercement d'une lance chaude : le supplice arracha à Eleonara une cri d'agonie.

— Un peu plus de respect, s'il te plaît, cracha Dalisa. N'est-ce pas moi qui t'ai tout appris ? À lire, à écrire et à compter ?

— À haïr, surtout, feula l'elfe avec une voix brisée.

— Ça aussi ? Eh bien, Diutur soit loué, je ne m'étais pas rendue compte de mon efficacité. C'est quand même grâce à moi que t'as une espèce d'âme quelque part là-dedans. Et j'sais qu'elle te rend faible, ton âme. Parce que les elfes n'en ont pas à la base, tu le savais ? Ça ne sert à rien de vouloir farfouiller Hêtrefoux, 'Nara. C'est bien pour ça que t'es là, n'est-ce pas ? Dommage : la Sylvanie y patrouille jour et nuit. Une activité dérisoire, à mon avis : la Forêt doit être vide depuis le temps. Ma parole, qu'est-ce qu'ils doivent s'ennuyer, les Sylvains, sans petits monstres à chasser ! Et dire que certains rentrent avec du gibier sur le dos et des paniers de baies à bout de bras ! J'les ai vus de mes propres yeux. Ils s'ennuient à mourir. Désolée de briser tes faux espoirs. Il ne reste plus que toi.

Puis, levant son regard vers un coin d'obscurité, elle appela :

— Oh ! On est là ! Venez !

Il y avait donc quelqu'un d'autre dans la maison qui refusait de se montrer.

— Je... je le savais déjà, balbutia Eleonara. Pour Hêtrefoux.

Dalisa resserra à nouveau ses doigts sur la blessure.

— Qui te l'a dit ? Ton ami esclave ? Sache que c'est grâce à son patron, le propriétaire de l'écurie à Franc-Boise, que j'ai pu te suivre à la trace. Il savait exactement où irait son petit Barbare crasseux. Il le cherche en ce moment même. Honnêtement, ce n'était pas difficile de vous dépister : il suffisait de se renseigner aux cachots.

Eleonara grimaça sous les postillons. Dalisa ne semblait trouver aucune raison d'arrêter sa langue. Si elle n'avait quitté Garlickham que pour capturer son esclave, la conversation aurait de loin été terminée. Ça, l'elfe le savait. Il était rarissime qu'elle lui imposât un tel discours, à moins qu'elle voulût lui donner un cours.

Autant lui poser la question ouvertement.

— Qu'est-ce que tu me veux, à la fin ?

Sans changer d'expression, Dalisa lui administra une gifle qui la fit virer à l'inconscience pour une seconde.

L'aboiement qui suivit faillit l'y renvoyer pour de bon.

— Comment oses-tu ? Tu as assassiné mon père !

Dalisa la recloua au mur avec une telle force que l'elfe crut que ses clavicules céderaient sous la pression. Elle reprenait ses esprits quand Dalisa, les joues en feu, la menaça d'un deuxième coup, cette fois avec le poing. Eleonara eut le réflexe de se laisser tomber à terre juste à temps, si bien que la main de Dalisa finit sa trajectoire dans la paroi. Avec un blasphème, l'Einhendrienne tituba en arrière, pressant ses jointures endolories contre sa poitrine.

Couchée sur le ventre, l'elfe réfléchissait à une manière de regagner le contrôle de ses membres, lorsque Dalisa, la beauté de Garlickham, éclata ses sanglots.

Eleonara ne l'avait jamais vue dans un tel état, même dans ses pires tempêtes. Décoiffée, le teint virant au pourpre, les lèvres retroussées, le regard d'un aliéné. Debout et s'appuyant sur ses genoux comme un coursier à pied voulant récupérer son souffle, Face de Glace n'était désormais qu'une désemparée pleurant son père.

La perplexité de l'elfe fut telle qu'elle inhiba son sens de la parole. Cette scène était trop irréelle : c'était la première fois qu'elle voyait sa maîtresse souffrir.

Le monde était à l'envers. Dalisa ne savait donc pas qui avait réellement commis le meurtre de M. Taberné ?

— Ai-je besoin de te le rappeler ? fit Face de Glace, au bord de l'hystérie. Tu lui as tranché la gorge. Dans son lit. Je te savais immonde, bestiale, mais là... Une atrocité sans nom ! Tu l'as tué ! Tu l'as tué !

Devant ce drame et ces larmes, l'elfe n'éprouvait pas grand-chose : pas une once de sympathie ou même de plaisir. Un peu de désappointement pour ne pas être la cause directe du malheur de Dalisa, peut-être, mais c'était tout.

Voulant objecter en sa propre défense, elle se retrouva à gober de l'air, car celle qu'elle surnommait Face de Glace – ou, plus propice à la situation : Face en Feu – la devança.

— L'affaire a peut-être été réglée à Garlickham ; les Regardeau seront peut-être pendus à ta place, mais...

Pendus ? la coupa Eleonara, menton contre terre.

— Oui, pendus ! Hémon Amazzard a tenu sa promesse. Il a détruit les Regardeau, comme le lui avait demandé mon père peu avant que tu arrives chez nous. Il était temps que le succès du Saint-Cellier se rétablisse.

L'elfe ne pouvait que la dévisager en contractant les lèvres pour taire le sourire malhonnête qui lui chatouillait les joues. En Taberné tout craché, sa maîtresse avait repris les machinations de son père avec le meurtrier de ce dernier. Si Dalisa venait à apprendre le malentendu...

Ses pensées se dissipèrent en un claquement de doigts. La face saccagée par les larmes, Dalisa lui faisait peur et bien plus que l'alchimiste. Il y avait un grain de froideur, de folie et de cruauté pure chez elle, une facette inhumaine, dont elle craignait s'être imbibée durant ses années au Saint-Cellier. Anticipant un nouvel éclat de furie, Eleonara supplia ses bras de bien vouloir la traîner en direction du soupirail pour s'enfuir. Elle se figea cependant lorsque Face de Glace s'approcha, les yeux luisants.

La Mélatine n'est plus. Ce n'est plus qu'un nom piétiné dans la boue. Pour souiller leur réputation, Amazzard a eu l'idée d'accuser les Regardeau du meurtre de mon père, leur rival. Comme les preuves pour les incriminer manquaient, leur breuvage a commencé à faire des souffrants. Coliques, vomissements, fièvres, ce genre de chose. À Garlickham et à travers la contrée, les doutes et les rumeurs se sont vite répandus. On les a emmenés comparaître devant la justice et le verdict n'a pas tardé à s'avérer en notre faveur. Je me dois de remercier l'alchimiste. S'il n'avait pas empoisonné leurs récoltes, nous aurions été ruinées, ma mère et moi. Sans mon père, affronter la popularité grandissante de La Mélatine aurait été impossible.

Dalisa darda sur Eleonara un regard assassin.

— Personne ne sait qui a vraiment tué mon père, mais moi si. Quand Amazzard n'aura plus besoin de toi, je te dénoncerai et je te verrai brûler vive, comme les sorcières !

— Ce n'était pas moi ! enragea Eleonara, étalée de tout son long. Je n'ai tué personne !

Elle avala de travers, prenant conscience de son mensonge. Elle avait déjà tué une fois, c'était vrai, mais pas M. Taberné. Pas lui !

— Menteuse ! dit Dalisa en l’attrapant par le cou. T'en as de la veine, crois-moi. Je n'ai aucun droit sur toi, car tu appartiens à Amazzard. Mais si ça ne tenait qu'à moi, je t'aurais bien étranglée pour ce que tu m'as fait, salope.

Eleonara gémit ; Dalisa comprimait ses carotides. Craignant l'étouffement, l'elfe sentit son pouls accélérer, ses artères s'écarter, et elle fut prise de fougue. Écumant la haine qu'elle lui portait depuis des années, elle lui chuchota :

— Je détestais ton enfoiré de père, mais si j'avais pu tuer quelqu'un ce jour-là, crois-moi, ça aurait été toi !

Les yeux de Dalisa s'écarquillèrent.

— Lâchez-la, Mlle Taberné ; vous l'accusez du faux crime.

Un tiers s'était introduit dans la dispute ; sa réplique semblait provenir de nulle part.

Dalisa relâcha sa victime et se retourna si vivement que sa crinière blonde fouetta son épaule.

Une porte s'était ouverte au fond de l'étrange pièce ; elle donnait sur des marches cabossées. Eleonara voulut lever les yeux du sol mais fut aveuglée par une lumière incandescente.

Deux bottes noires se postèrent devant elle, des genoux s'accroupirent et une main souleva son menton. Quelqu'un poussa un soupir et une voix d'acier prit la relève :

— Tu m'as fait perdre un sacré temps, toi. Tout ça pour te retrouver ici, en vacances à la capitale. Si tu désirais autant visiter la région avant de venir à Terre-Semée, tu aurais mieux fait de m'en avertir, j'aurais été plus compréhensif. Du reste, j'aurais bien aimé savoir ce qui est arrivé à mon charretier, Torlan. Je ne l'ai pas revu depuis que je l'ai laissé à ce maudit relais du Hérisson-Hérissé.

Mâchoire de Biais.

Mâchoire de Biais et Face de Glace. Le duo de choc.

Eleonara retira hargneusement son visage de son étau ; sa nuque lui obéissait.

Cynique et hautain, l'alchimiste la sondait du regard comme s'ils ne s'étaient jamais quittés. Il portait d'ailleurs la même tunique et le même manteau, cette affreuse cuirasse incrustée de mille et un bibelots. Un vrai retour en arrière, à une différence près : Amazzard s'était expressément coiffé pour l'occasion.

Pensif, l'alchimiste fit grincer sa mâchoire et se redressa en appuyant une main baguée sur son genou.

— Inutile de me haïr, dit-il. Tu t'es jetée dans le ravin toute seule ; je n'y pouvais rien, moi.

Tel un moineau terrifié, Eleonara restait à terre, immobile, à l'exception de sa cage thoracique qui se gonflait et se dégonflait rapidement.

Dalisa se tenait juste derrière l'alchimiste, à la manière d'une enfant à qui l'on n'explique rien. Les couleurs de ses joues s'estompaient.

— Le faux crime ?

— Ah, oui, j'y venais, fit Amazzard comme s'il ne s'agissait que d'un simple malentendu. Vous accusiez l'elfe du faux crime. En effet, elle n'est pas plus responsable de la mort de votre père que moi du malheur des Regardeau. Techniquement parlant, c'est plutôt le contraire.

Grand silence.

Sidérées, maîtresse et esclave le regardèrent tirer, le plus calmement du monde, une petite fleur jaune, desséchée et ratatinée, d'une poche de sa poitrine. Une fleur à qui il ne restait que trois pétales.

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GueuleDeLoup
Posté le 30/12/2018
Me voilà à jour avec un peu de retard.
Mais je ne vais aps être bavarde sur ce chapitre, j'ai la sensation que c'est un chapitre un peu divisé en 2 et j'attends d'avoir la suite pour poser un jugement ;p 
Du coup, j'étais pas hyper contente de revoir l'alchimste, mais je sens qu'on va avoir des infos au prochain chapitre alors je retiens ma respiration et j'attends sagement <3
Jowie
Posté le 30/12/2018
Coucou Loup ! J'espère que la période de Noël s'est bien passée !
Tu m'as totalement démasquée parce que c'est en effet un chapitre que j'ai divisé en deux parce qu'il devenait un peu long. Si en lisant la suite tu trouves que la séparation n'était pas nécessaire, n'hésite pas à me dire :)
Et tu as raison, le prochain chapitre amènera quelques révélations :D J'ai hâte de connaître ta réaction !
Merci pour ton commentaire et ta fidélité !
Je te souhaite une très bonne année 2019 pleins de poneys roses et plein d'inspiration ^^
à touti !
Jowie
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