Le cri de l'arbre qui pousse

Š. La nouvelle lune repue d’un soleil carmin déploya ses ailes. La forêt s’endormait au chant d’oiseaux canailles répétant inlassablement les mélodies que je leur sifflais. Les yeux fermés, je devinais leur présence au nord et à l’est. Un hêtre par-ci était habité d’un petit voyou farceur qui, lui, aimait ajouter des notes nouvelles que je peinais à reprendre.

La porte claqua enfin, le bruit de clef et de pas, le feutre d’un pantalon et le son des marches qu’il descendait en seigneur, le dos raide et une once de peur au fond du tumulte de ses yeux. Il glissa un trésor de souvenir dans une poche, quelques photos disposées près de son cœur.

Je regrettais de n’avoir pas pu le libérer vingt ans plus tôt. Que serait devenu ce géant si la vie avait été plus clémente avec lui ? La nuit capricieuse enfin nous enveloppa.

— Es-tu prêt, semeur ?

— Suis-je encore un semeur maintenant ?

Il me sourit tout en maladresse qu’il dissimulait à regarder ses bottes fraichement nettoyées. Les mots n’étaient pas parvenus jusqu’à moi au moment de lui parler du voyage vers l’autre bout du monde. Au moins, avait-il conscience qu’il devrait tout abandonner et renaître ailleurs. Le dépouillement d’une vie entière pour panser ses blessures, puis, enfin, trouver la vie dans l’Oasis.

— Je te souhaite d’être un homme dorénavant. La lutte sera rude.

— Je suis prêt, martelait-il.

Puis, avec une voix chuchotante, il répéta :

— Je suis prêt.

Benedict regarda le trousseau de clefs dans ses mains, il les jeta aux pieds des tomates fanées et ajusta son sac à dos.

 

Voyager de nuit était dangereux, d’autant plus que nous évitions les sentiers, aussi serait-il long d’atteindre la Nouvelle Carthame à deux cents kilomètres au nord-ouest. Benedict ne commenta pas longtemps notre étape vers le nord, nous éloignant de fait du désert ceinturant le sud.

Il fallait à deux hommes en bonne santé physique huit nuits à ce rythme pour avaler la distance. Or, nos bagages étaient lourds et mon semeur peu habitué aux longues randonnées.

— Marche à ton rythme, lui assénais-je tandis qu’il s’arrêtait essoufflé à la moitié de la troisième nuit.

Je ralentis l’allure et si j’espérais ne pas le vexer, ce fut tout l’effet inverse qui se produisit. Il fut aussi silencieux qu’une carpe jusqu’au lever du soleil. Avant de nicher dans un creux d’humus frais de rosée, au-dessous du manteau bienveillant de jeunes arbrisseaux, il me regarda intensément.

— Nous ne devons pas perdre de temps au prétexte que je suis lent.

Et je ris sans voir que j’enfonçais le couteau dans la plaie. Clap ! Coquille scellée.

— Je n’ai pas ralentis pour toi, lui dis-je. Mon bras me lance depuis la veille, je vais devoir le ménager ce matin. Pourrais-tu te charger de préparer le repas au réveil ?

Benedict fit plus que ça. S’il était lent, le géant était fort. Il déchargea une partie de mon sac dans le sien et inversement me délaissa les objets les plus légers. Comme il est difficile de ne pas vexer la rivière après la pluie…

Il ne sembla pas gêné par la charge supplémentaire aussi je n’insistais pas pour récupérer mon dus. A dire vrai, mon bras peinait depuis le début du voyage, je n’avais pas voyagé si lourd depuis longtemps et les circonstances ont changé si vite.

Benedict ne pouvait deviner toute l’ingéniosité qu’il fallait pour extraire de son monde mort ceux qui aspirent à la liberté. Mon navire avait pris le large sans moi la nuit où j’ai échoué dans sa cave de contrebande. Je devais maintenant trouver un moyen de rentrer, avec un compagnon de route qu’on ne pouvait cacher dans un sac.

 

La forêt dansa dans la pluie une partie de la journée, excluant pour nous de dormir sereinement. Le déluge repris et il ne s’en irait pas avant des semaines. Je suppliais le ciel de nous épargner la maladie. Le voyage serait déjà assez difficile comme ça.

C’est une autre forme de prière que j’aurais dû adresser aux cieux, car la forêt crépitant, une nouvelle forme de bruit attira mon attention et celle de l’homme-fleuve.

L’animal parut scandalisé, de gestes rapides il empoigna nos deux sacs. Il m’indiqua de deux doigts le nombre de pas différents qu’il avait dénombré de son oreille experte.

Sans sommation, le contrebandier m’entraîna à sa suite. Il se faufila avec une aisance impossible entre deux troncs pourrissant et dans leur giron nous colla l’un contre l’autre dans la boue.

Ils étaient deux, leurs uniformes trempés. Ils piétinèrent les restes de notre campement de fortune. Finalement, je remerciais le ciel de nous avoir empêchés d’allumer un feu. Nos empreintes froides étaient inexploitables. Ils cherchèrent un temps le pas de nos bottes, mais la forêt était claire, la boue meuble et l’humus souple. Ils ne firent rien de plus sinon quelques pas dans la mauvaise direction.

Si l’homme-fleuve surveillait les deux soldats, moi je veillais sur le semeur devenu tout à coup une ombre furtive. Avec quelle rapidité il nous avait extrait du guêpier, je m’en étonnais encore à l’approche du crépuscule. Nous restâmes sans bouger pendant des heures et maintenant Benedict décréta de sa voix basse que nous devions quitter les lieux en vitesse.

Ses genoux fléchis, il allait de pierre en pierre, d’arbre en arbre. Il prenait grand soin de ne rien toucher et d’avancer avec prudence, laissant ainsi le moins de traces à suivre. Puis, la nuit tomba et je sentis sa peur grandir.

— Mon ami, lui dis-je doucement en glissant une main sur son épaule. Ils auront du mal à nous suivre à présent, reprenons simplement la route.

— Au contraire.

Il me jeta le regard le plus terrible que je lui connaissais. Celui d’un homme tout consumé de peur et de colère. Le fleuve bouillonnait en lui.

— C’est la nuit qu’ils sont le plus effrayant, dit-il à mi-voix.

A cette seule remarque, je sus. Mon semeur avait déjà vécu ce moment. Le mince croissant de lune lui ourlait le visage d’un collier. Il réfléchissait à toute allure.

- Lunettes infrarouges, drones silencieux… Il faut partir du principe qu’ils savent où nous sommes en permanence. Peut-être des caméras thermiques ? Ou bien des chiens renifleurs. Je n’ai pas entendu de chien…

Je le coupais, attrapant sa nuque pour le ramener dans cette forêt. Mon cœur battait à tout rompre, je n’étais pas bon à fuir les monstres, lui devait revenir à la réalité. Pour notre salue. Peut-être était-ce son corps immense me laissant croire qu’il savait mieux que moi quoi faire en cette circonstance.

— Pourquoi ne les ont-ils pas utilisés plus tôt ?

La tempête dans son esprit grondait.

— Ils nous suivent. Ils veulent connaître notre destination. Nous devons changer de plan, dit-il.

— Je n’en ai pas d’autre.

— Moi, j’en ai un.

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