Le Collectionneur

Lui non plus n’aime guère s'exhiber. En fait, il préfère l’ombre à la lumière, et les coulisses à la scène. Observateur avant tout, il se voit volontiers comme un sage dans sa bulle, un solitaire qui se hâte lentement et qui recompte toujours la monnaie qu’on lui rend.

Cependant, sage ou pas, le Collectionneur s’est fait avoir comme un bleu. Si seulement il avait jeté un coup d’œil à sa montre ! S’il n’avait pas, le nez en l’air, laissé son esprit vagabonder dans la brise d’euphorie ! Il aurait ainsi évité les queues qui s’allongent maintenant à toute vitesse devant le thaï, le mexicain, le chinois, le sushi fusion kebab, le mégaburger, le pizza plaza

Tout est blindé de monde. Avec une pointe de cynisme, le Collectionneur surnomme ce phénomène "l’effet bauge". Même plus besoin de jouer de la louche contre le seau de pâtée en gueulant « petits, petits, petits !! » car les cochons ont à présent des gadgets électroniques. Ils choisissent l’heure à laquelle ils veulent se rassasier. Pas de bol, c’est la même heure pour tout le monde.

Tant pis pour lui. Il préfère encore attendre que ça se calme, plutôt que de planter parmi les Béats comme un berger au milieu de ses brebis. Après tout, il ne peut s’en prendre qu’à lui-même. Merde, quoi ! Son boulot lui confère une grande liberté de mouvement et d’horaire, il n’avait qu’à mieux gérer son temps !

L’homme taciturne avise un muret où il pourra poser ses fesses en attendant, un peu à l’écart de la foule agglutinée dans sa lente progression vers l’entonnoir des caisses. Les serveuses se démènent en première ligne, telles des infirmières blasées qui distribuent leurs rations de bouillie aux malades. Derrière elles gueulent les cuistots qui dumpent leur bouffe dans des cornets en carton, cheese, bacon ou fried chicken, super big ou triple royal, tout est junk mais fort heureusement fast. Par conséquent, les queues devant les stands avancent très vite.

Surgit alors de la cohue un jeune homme hirsute, dégingandé, mèche jaune sur son front boutonneux, écouteurs argentés vissés sur les oreilles.

Sans jeter le moindre regard au Collectionneur qui était sur le point de s’asseoir, l'adolescent attardé lui coupe le chemin et s’installe sur le muret, son kebab fumant à la main. Avec la mine narquoise de la jeunesse omnisciente, il entreprend aussitôt de dévorer sa pitance. De la sauce lui coule sur le menton, des rondelles d’oignons tombent du cornet graisseux et roulent jusqu’aux pieds du Collectionneur planté à un pas devant lui.

Après quelques longues secondes, le malpoli finit par lever les yeux sur la silhouette massive qui lui fait de l'ombre.

L’échange de regards ne dure qu’une fraction de seconde. Pas besoin d’accusé réception. Juste la réaction naturelle d’un Béat devant l’équivalent visuel d’un souffle fétide : un haut-le-cœur qui prend les tripes pour en faire un nœud coulant.

Le jeune Béat comprend instantanément à qui il a affaire. Il se lève alors et met les voiles sans perdre une seconde, raide comme un macchabée fraîchement ressuscité. Le petit gars est bon pour une dépression nerveuse, mais quand il se sera ressaisi, alléluia ! Il se sentira serein, purifié, born again, à jamais protégé de la mala suerte, du mauvais œil.

À tort. La pensée magique, voilà bien un truc de Béats, déplore le Collectionneur en s’asseyant à son tour sur le muret. Instinctivement, il hume l’air. Il est parfois capable de saisir le délicat fumet de la peur. Une combinaison unique de molécules qui s’imprime comme une clé parfaite dans sa mémoire de Prédateur.

Non. Pas cette fois. L’air est saturé d’odeurs de saucisse grillée, de poulet cajun, de steak grésillant dans son huile. Mmm ! Rien de tel pour ouvrir son appétit. Avec un peu de moutarde, des frites, du ketchup… Le Collectionneur pourrait prendre son repas là, tout de suite, s’il le souhaitait vraiment, toutefois il n’est pas du genre à abuser de son statut. Il y a un temps pour le travail, et un temps pour vivre comme tout le monde. Enfin, presque tout le monde.

*

Les bras croisés, il regarde l’Humanité saliver, mastiquer, ruminer, mâchonner, déglutir, éructer.

Il envie un peu cette faculté propre aux Béats d’oublier leur Destin, et de jouir de si peu de choses. Non qu’il se sente tellement supérieur à eux : contrairement à la plupart de ses consœurs ou confrères, le Collectionneur n’oublie jamais qu’il doit tout aux Béats. Sans ces êtres fragiles et naïfs, il ne serait plus bon à rien.

Inversement, sans lui, les pauvres créatures s’ennuieraient dans leur routine fadasse. Il met du piment dans leurs vies, il est le poivre, le sel, l’exhausteur de goût sur la tranche de merde qu’ils avalent un peu chaque jour. Il est le cuisinier qui leur mijote des surprises épicées ! Ah la belle image ! Des amuse-gueules qui…

Les personnes les plus proches se tournent brusquement vers lui, d’un seul mouvement, comme ces bancs de poissons qui changent de direction dans une chorégraphie parfaite.

Les pupilles se contractent.

Inquiétude immédiate. Murmures. Coups de coude qui se veulent discrets.

Le Collectionneur réalise – un peu tard – qu’il vient de se frapper les cuisses en s’esclaffant comme une baleine. Quel crétin ! Il peut maintenant dire adieu au climat bon enfant qui rendait l’endroit si peinard. L’homme connaît pourtant son point faible : il s’enthousiasme vite pour un rien. Une pensée cocasse, un jeu de mot foireux qui lui traverse l’esprit, et le voilà qui se marre en solo. Privé d’interactions sociales normales, il lui arrive de plus en plus souvent de se parler à voix haute. C’est grave, docteur ?

« Bon… Je suis repéré. Au moins, je vais bouffer plus vite que prévu » soupire-t-il. Plus la peine de faire semblant.

Le joyeux brouhaha s’estompe. D’abord de manière imperceptible, puis de plus en plus franchement. La réaction en chaîne est amorcée. Une rumeur muette qui se propage par les regards. Les visages se crispent, les conversations s’étiolent. Les nouveaux arrivés ne mettent que quelques secondes à perdre leur sourire, à raidir leurs gestes nonchalants. Certains font demi-tour l'air de rien, comme s'ils réalisaient subitement qu'ils avaient oublié leur porte-feuille au bureau.

Le Collectionneur sait qu’il n’est pas le seul à flairer l’âcre odeur de la peur. Les Béats y sont aussi sensibles que lui ; c’est même une question de survie pour eux.

L’ambiance sur cette partie du trottoir s’est irrémédiablement dégradée. Du coup, le soleil est redevenu lointain, hivernal, comme voilé par les prémices d’une tempête. Les passants gardent la tête baissée. Les poings serrés d’inquiétude, ils passent. Ils passent leur chemin aussi intelligemment que possible. Ils ne doivent pas montrer trop d’empressement à fuir, sinon ce serait suspect. Ne pas sortir du troupeau ! Rester anonyme dans la masse.

Le Collectionneur a retrouvé ses instincts de mirador, et il les tient maintenant tous à l’œil.

Ceux qui font la queue devant les food trucks ou mangent le nez dans leurs assiettes en carton ont les yeux pleins de vide. Ils sont passés en mode fatalité. Ils attendent le tirage de la loterie, sans rien à gagner si ce n’est un répit. Mais tout à perdre si leur numéro sort.

Le Prédateur frustré sent monter la colère en lui, malgré tous ses efforts pour se contenir. Ce qui a le don de l’énerver encore plus, car en tant que chasseur il est censé réprimer toute émotivité. Il fait ce boulot depuis plus de vingt ans, et pourtant il ne supporte toujours pas de voir les Béats se chier dans le froc quand ce n’est pas justifié. Et là, ce n’était vraiment pas justifié. Tout ce qu’il voulait, c’était un putain de steak à la moutarde. Sans bousculer personne, sans faire de vague, sans effrayer le poulailler.

Maintenant c’est foutu.

Quand le Collectionneur va se lever et marcher jusqu'au comptoir, les clients vont s’écarter, ils vont faire un pas en arrière comme s’ils trouvaient normal de céder leur place au premier venu. Il va se retrouver seul devant la serveuse toute tremblante, il va commander son plat qui lui sera servi en vingt secondes chrono, puis il va retraverser la foule, beaucoup moins dense, pour aller s’asseoir à une place vide, car des places assises se seront libérées entre-temps. Comme par miracle.

Ça suffit !

L'homme saute de son muret. Se campe solidement sur ses pieds, les deux bras légèrement écartés de son corps. Ils veulent une petite frayeur ? Il va leur en donner. Le Prédateur gonfle alors ses poumons à bloc, la tête en arrière, loup qui se prend pour un homme, avant de pousser un hurlement à faire pisser un fauve de terreur.

« Aaaaaaaaaahhhhhhhhhhrrrrrrr !! »

Il se sent mieux. Sa frustration s’est déchargée dans l’onde sonore.

Au loin, en écho, un bébé pleure. Quel endroit pourri pour promener son mouflet, se dit le Collectionneur tout en se dirigeant à grands pas vers… vers où ? Il n’en sait rien. Une chose est sûre : il a faim, et il va devoir se trouver une autre aire de restauration où il pourra déjeuner incognito.

Évidemment, hurler à la mort n’est pas la meilleure manière de passer inaperçu. Qu’est-ce qui lui a pris ? En temps normal, il n’utilise son "cri radar" qu’avec parcimonie, et uniquement pour détecter d’éventuelles Proies dans la foule. Il est plutôt fier de cette technique, qu’il est – à sa connaissance – le seul à utiliser. Voici l’astuce : durant les quelques secondes qui suivent son hurlement, les Béats se figent dans une posture de résignation. Leur immobilité fait alors ressortir les Proies comme du sang sur la neige, car celles-ci ont généralement tendance à vouloir filer en douce. Un peu comme des bactéries qui fuient la pénicilline.

Ou comme ce bout de femme qui se dérobe lentement à sa vue, centimètre par centimètre, derrière un poteau en béton.

Ce regard éclairé par une intense activité cérébrale, brillant de calculs, de projections, de plans de fuite, l’instinct de survie en branle, l’adrénaline qui turbine… Mais oui ! C’est le regard d’une Proie au bord de la panique. Le Collectionneur y mettrait sa main au feu.

Il se met à trottiner vers elle. Pas besoin de réfléchir, pas de technique d’approche à pas feutré, de stratégie de rabattage et autres foutaises de chasseur débutant. Il passe à la vitesse supérieure quand il voit la femme se sauver pour de bon. La garce n’a aucune éthique, comme on peut s’y attendre de la part d’un Béat déviant. C’est d’ailleurs pour cette raison que ces inadaptés font des Proies toutes désignées, et qu’ils doivent mourir. Un bon Béat doit faciliter le travail de son Prédateur. Où irait le monde, sinon ?

En quelques bonds volontairement théâtraux pour épater la galerie, le Collectionneur rattrape la femme qu’il saisit par la nuque.

Poigne de fer rêche et froide sur chair douce et chaude, là où le cheveu n’est que duvet de pêche.

Ouf ! Elle ne se débat pas. Le cauchemar de tout Prédateur : tomber sur un Béat psychopathe, de ceux qui vont jusqu’à frapper pour sauver leur misérable peau. Le genre de truc qui arrive parfois aux Violeurs – à croire que le sexe effraie plus que la mort – mais ces pervers ne risquent rien avec leurs physiques de taureaux, et puis ils adorent la résistance, quoiqu’ils en disent.

Le Collectionneur n’aime pas les imprévus, encore moins la résistance. Il est procédurier, les règles avant tout ! La femme aussi, finalement. Elle obtempère quand il la force à s’agenouiller. De toute la puissance de son bras musclé (pas comme celui d’un Étrangleur, mais assez musclé tout de même), il cogne la tête blonde contre le bitume.

Bong ! Bong !

« Arrête de bouger ! Sinon ça fera plus mal ! »

La Proie tente vainement de se redresser. Une fois, deux fois, mais pas trois : Bong ! Bong ! Bong ! Pilonnage en bonne et due forme.

Tout en sifflotant, le Collectionneur entreprend de réduire en bouillie le visage angélique de la femme, sous les cris stridents d’un petit garçon qui n’était pas là une seconde plus tôt. Le rejeton de la Proie, probablement.

« Tais-toi !! Tu vas me percer les tympans ! »

Peine perdue. Aux grands maux, les grands remèdes : de sa main libre, le Prédateur dégaine son poignard qu’il aurait préféré garder propre. Hop là, deux rotations éclair entre l’index et le pouce (pour le style), et il fait taire le marmot d’un geste plein de grâce en lui enfonçant les vingt centimètres de la lame inoxydable dans l’œil droit (pour l’efficacité).

« Tu as grillé mon quota, petit con ! » crache le Collectionneur en repoussant la dépouille.

Soudain, deux pieds apparaissent dans son champ de vision. Le chasseur relève la tête et regarde avec curiosité l'homme livide qui vient de s’arrêter devant lui. Un trompe-la-mort ? Non. Le type est tétanisé par le spectacle, rien d'autre. Encore un ultra sensible. Un inadapté fonctionnel en pleine déroute mentale. Il va le réveiller illico presto.

« Bouh ! » L'homme sursaute violemment en clignant des yeux comme s'il sortait d’un mauvais rêve, avant de détaler aussi vite qu’il est apparu. Le Collectionneur hausse les épaules et revient à ses moutons. Il doit encore s’occuper de la femme, toujours vivante, qui rampe à ses pieds. Elle a parcouru un demi-mètre en labourant le sol de ses ongles qui se sont retournés. Coriace, la blondasse.

Plutôt que de la terminer au poignard au risque d’abîmer sa peau, il préfère la traîner par les cheveux – pratique, les cheveux – jusqu’à la bordure du trottoir fraîchement nettoyé. Là, il lui brise le crâne contre l’angle en béton, entre deux bulles de savon. Un seul coup. Emballé, c’est pesé.

Première étape accomplie. « Voyons si je suis veinard… » Le Collectionneur déchire le corsage de sa victime sans trop y croire. Il s’est peut-être excité un peu vite. À cause du môme, il a atteint son quota de la semaine. Adieu les primes, sauf si…

« Ah ! Ouais, ouais, OUAIS !!! » Il glapit de joie. La femme possède un magnifique tatouage entre les deux épaules, un fractal de Vicsek très bien coté dans le Catalogue Général des Proies.

« Je le savais ! Et le morveux en a peut-être un aussi ! » Le Prédateur ramasse la dépouille du gamin et la fait tournoyer dans les airs en tenant les manches du petit blouson. Le corps vole à plusieurs mètres, frappant au passage quelques piétons qui se gardent bien de protester.

Non. L’enfant n’a pas de dessin dans le dos. Un Béat de base, un zéro-zéro, un sans-peau, quel que soit l’argot utilisé... La femme n’avait pas encore corrompu sa progéniture. Qu’importe, le Prédateur vient de prélever sa deuxième peau en dix jours, un peu par chance, certes, mais il ne va pas faire la fine gueule. La prime compensera le malus qu’il va recevoir pour la mort abusive du gosse.

*

Le Collectionneur s’applique maintenant à découper l’épiderme de la femme. Mine de rien, cette étape est la plus délicate. Un faux mouvement et tout est foutu.

Soudain, une ombre. Quelqu’un s'est ENCORE planté devant lui. Saloperies de Béats suicidaires !

« T’as fait une belle prise, on dirait... » susurre une voix rauque.

Le Collectionneur se redresse vivement. Seul un autre Prédateur oserait lui adresser la parole pendant qu’il est en plein boulot. En effet, c’est un Marteleur, mal rasé, mal fringué, affichant le sourire narquois d’un poivrot de bistro. Des tâches brunes sur son col. Une odeur de pisse. Un vrai clodo. Un Marteleur, quoi.

« Mouais. Pas mal. »

Le Collectionneur reprend sa position accroupie. Il n’a pas de temps à perdre avec cet idiot. Mais l’autre insiste.

« Tu l’as fracassée au hasard, non ? Allez, avoue !

– Non. Je l’ai reconnue, c’est tout. 

– Je t’ai entendu gueuler comme une truie qu’on égorge… Pourquoi t’as fait ça ? »

Il ne va pas commencer à m’emmerder, celui-là, fulmine le Collectionneur qui doit se concentrer pour ne pas abîmer son trophée. Une peau déchirée perd toute sa valeur au Catalogue. Sans répondre, il trace soigneusement au feutre la zone à découper, en espérant que l'autre va se décourager et déguerpir. Peine perdue.

« Vous, les Collectionneurs, vous avez des "quotas", continue le Marteleur. Ça me ferait carrément chier d’être obligé de m’arrêter après une seule frappe dans la journée. »

Le Collectionneur se remet une nouvelle fois debout. Il se frotte le front, y laissant au passage une marque sanguinolente, puis il répond lentement tout en fixant le col dégueulasse du Marteleur.

« Nous avons des quotas, ouais. Mais au moins, nous chassons qui nous voulons, quand nous voulons, où nous voulons, et de la façon qui nous chante. Vous autres, vous êtes limités à la rue. Un seul coup par Béat. Ça manque d’efficacité, et en plus ça ne vous rapporte rien !

– Arrête tes conneries ! Mon ratio personnel est d’un mort pour onze coups et demi… Et n’oublie pas qu'on est salariés, contrairement à vous. On se fait peut-être pas des couilles en or, mais on se demande jamais si on aura de quoi bouffer dans un mois. Tiens, admire, l’artiste ! »

Le chasseur débraillé sort de sa manche un long marteau homologué par le Bureau des Prédateurs (71 cm de l’extrémité du manche à la tête ronde en acier, laquelle pèse 1,865 kg). Instantanément, le Collectionneur sent dans la foule qui coule autour d’eux un regain de tension que lui-même n’aurait pu provoquer. À sa grande honte, il en ressent une vive jalousie.

Les passants silencieux accélèrent le pas et se bousculent presque pour quitter cette zone à haut risque, ce qui va à l’encontre des règles élémentaires. Le Marteleur et ceux de son espèce sont potentiellement plus dangereux que tout autre Prédateur. Ils peuvent frapper des dizaines, voire des centaines de personnes par jour, même s’ils tuent rarement. Les Béats sont prêts à risquer la fuite pour éviter ces démons furieux.

Le Collectionneur, quant à lui, est limité à deux Prélèvements par quinzaine dans sa juridiction ; il doit donc choisir très soigneusement ses Proies. Rien que deux, peut-être, mais des vrais, sans bavure, et avec une récompense à la clé, se console-t-il. De plus, un Marteleur ne peut frapper qu’une seule fois chacune de ses victimes. De quoi déprimer un travailleur consciencieux !

L’autre vient de roter tranquillement son vin. Il se tourne en souriant vers une jeune fille aux cheveux bruns et courts, aux longs cils papillonnants sur des yeux remplis de terreur. « Toi, t’es foutue » songe le Collectionneur en la voyant qui hésite à contourner les deux Prédateurs. Petite mouche tombée pile poil dans la toile d’araignée. Elle fond en larmes quand l’ivrogne brandit sa masse de métal.

Bong !  Un bruit mat, écœurant. La fille s’affaisse comme une affiche qui se décolle d’un mur.

Un homme en costume sombre qui enjambe le corps devient la seconde victime du Marteleur qui se déchaîne à présent dans un tourbillon frénétique. Les lunettes du bureaucrate volent en morceaux scintillant de rouge et d’or dans les rayons solaires.

Viennent ensuite un vieil homme, une femme sortie d’un catalogue de mode, un adolescent qui ne voit même pas le coup arriver, deux filles qui marchent main dans la main, un gros bonhomme qui tombe à genoux mais réussit à ramper dans un magasin de fringues, peut-être pour y mourir, et encore d’autres passants qui tirent le mauvais numéro par cette magnifique journée de mai.

En moins de deux minutes, une dizaine de corps, certains gémissants, jonchent le sol. La plupart des passants sont obligés de marcher sur la route pour éviter le trottoir encombré – au moins, ça leur donne une bonne raison de rester à distance du Marteleur exténué mais l’œil toujours brûlant de démence.

Le Prédateur remballe son marteau sans même le nettoyer, preuve s'il en est de son manque de professionnalisme.

« Alors ? T’as… vu ça ? Sacré boulot… non ? »

L’ivrogne articule péniblement entre deux respirations.

Le Collectionneur vient  de finir d’envelopper la peau tatouée dans un papier spécial qui en conservera la fraîcheur pour une demi-journée au moins. Il ne cache pas son mépris au Marteleur qui ressemble encore plus à une épave maintenant qu’il sue à grosses gouttes.

« Carnage inutile. Tu n’as même pas le plaisir de vérifier s’ils ont un tatouage dorsal. Crois-moi, tu rates quelque chose. »

D’un œil expert, il jauge les blessés et les corps inanimés. Il y a quelques morts dans le tas, de toute évidence.

« Un tatoué se trouve peut-être parmi eux, poursuit-il, mais il ne sera pas pour moi. Ni pour toi, d’ailleurs. Quel gaspillage !

– Tu peux parler, l’artiste. Moi, je leur laisse une chance à mes Proies. Et je travaille proprement. Pas de trucs tranchants ou dégueulasses comme … ça ! (du menton, il montre la femme au tatouage dont le crâne ouvert laisse entrevoir le cerveau.)

– Tiens donc ! Tu laisses une chance à tes Proies ? Y a pas cinq minutes, tu te vantais de ton efficacité. Combien déjà ? Un mort sur onze coups, c’est ça ? Espèce de gros débile… »

Le Marteleur tire aussitôt le marteau poisseux de sa veste et le lève bien haut. Son regard est rempli de colère et d’alcool. Il voulait impressionner l’autre Prédateur, un "frère", en principe, et voilà que ça se retourne contre lui. Il aurait dû s’en douter : depuis toujours, les Collectionneurs snobent les Marteleurs et tous les Prédateurs en général, en se prévalant d’un prétendu "art" et d’une plus grande intelligence dans leur métier.

Le Collectionneur attend calmement que l’autre achève son geste s’il en a le courage. Ils savent tous les deux qu’ils ne peuvent pas se battre. En aucun cas. Ils sont des chasseurs. Le premier qui s’avisera de frapper l’autre perdra sur-le-champ son Immunité. Alors la foule jusqu’alors terrorisée, qui tête baissée longe les monceaux de corps, cette foule libérée pourra prendre sa revanche avec une violence que le Collectionneur n’ose même pas imaginer.

Une fois seulement, il a vu un Prédateur commettre une erreur fatale. Un Violeur. Le bougre s’est jeté sur une femme sans remarquer qu’elle était une Brûleuse. Ça se voyait, pourtant, et tout le monde l’avait vu. Les personnes présentes dans le square ce jour-là n’attendaient qu’un faux-pas de ce Prédateur. La Brûleuse n’a même pas cherché à se faire justice elle-même. Elle a regardé la meute se saisir de l'ex-violeur et l’empaler sur la grille du parc. Comme la Loi l’exige, le corps est resté accroché des mois jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien. On dit que même les rats ne touchent pas aux cadavres des Déchus.

Le Collectionneur constate avec fascination que la foule s’est presque arrêtée, le regard rivé en une prière muette sur le marteau levé dans le ciel bleu électrique. Les Béats n’ont pas tous les jours l’occasion de se venger du Destin, de la Mort. Des Prédateurs. Si le Marteleur perd son sang-froid, ce sont des centaines de Dépeceurs en puissance qui le réduiront littéralement en miettes et jetteront ses restes dans le caniveau.

Finalement, la raison l’emporte dans la petite tête arrogante du tueur au marteau. Il crache sur le cadavre de la femme puis s’enfonce au pas de course dans la foule qui sort de sa transe en un quart de seconde pour s’ouvrir comme la Mer Rouge.

Pas de spectacle pour aujourd’hui, déplore le Collectionneur. Dommage !

Ramassant son porte-peaux, il cherche des yeux la bouche de métro la plus proche. Il y en a une au coin de la rue.

En chemin, il croise la Police et des ambulances qui attendaient discrètement que les deux chasseurs aient terminé leur travail pour intervenir.

Un Inspecteur va vérifier que tout s’est déroulé selon les règles du Bureau, les blessés seront soignés, les morts ramassés, le trottoir nettoyé au jet d’eau, et le centre-ville reprendra sa routine. Jusqu’à la prochaine chasse.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Condillac
Posté le 29/11/2023
On ressent une forte tension dans cet environnement ultra violent, sadique, sans pitié où tout le monde peut être une proie, sans défense et innocente. Toujours écrit avec un humour noir. Très intéressant.
Sæhrímnir
Posté le 01/12/2023
Merci pour ton commentaire, et ravi que cela t'intéresse ! Ultra violent, certes, mais en " qualité". Si jamais tu lis la suite, tu verras qu'en quantité de violence ce monde est plutôt sage.... comparé au nôtre
Taranee
Posté le 10/04/2022
Ton histoire est délicieusement étrange et mystérieuse !
Tout le monde semble trouver cela "normal", personne ne proteste... Ce qui me fait penser que nous sommes dans une société différente de la notre...
Je me demande qui sont ces "prédateurs"... Sont-ils humains ? Comment ça se fait que des lois autorisent certaines personnes à tuer des gens en pleine rue ?
En tout cas, j'adore !
Je m'en vais déjà commencer le chapitre suivant !
Sæhrímnir
Posté le 11/04/2022
Merci pour ton commentaire encourageant !
Vous lisez