Le chant du coq

Par Renarde

Hope se redressa dans son lit, les membres engourdis. Non, ce n’était pas son lit. Elle se massa les tempes et tenta de se remémorer ce qui s’était passé. L’infirmerie, elle était à l’infirmerie. Elle avait sombré dans un sommeil sans rêves peu après l’arrivée de Rose, qui avait conversé avec Ketchup et One. Impossible de rejouer leur dialogue. Le lait de pavot avait déjà dû faire effet.

Le jour n’était pas encore levé, mais elle devait sortir. Rentrer chez elle, empaqueter un minimum d’affaires et partir. Elle n’aurait pas de deuxième chance. Sa prestation d’hier allait entraîner une surveillance serrée, dans le meilleur des cas.

Elle posa un pied à terre et manqua tomber. One avait dû bien charger sa décoction. Elle jura et attendit que les vertiges passent, lorsqu’une voix embuée de sommeil l’interpella :

— Hope ? Tout va bien ?

Ketchup. Elle se retourna sa silhouette dans la pénombre. Il avait dormi dans le lit à côté du sien pour la veiller. Elle se mordit la lèvre à l’idée de ce qu’elle s’apprêtait à faire, mais elle n’avait pas le choix. 

— J’ai la tête qui tourne, répondit-elle simplement.

— Moi aussi, c’est beaucoup trop tôt. Tu ne veux pas te recoucher ? Le soleil n’est pas encore levé.

— Il ne devrait plus tarder et j’ai besoin de prendre l’air.

Ketchup poussa un long soupir et se redressa à son tour.

— Je t’accompagne, dit-il en attrapant ses vêtements.

— Tu me surveilles ?

Il s’interrompit.

— C’est ce que tu crois ?

Elle l’avait blessée. Ketchup était incapable de duplicité, elle le savait. Et pourtant, elle l’avait suggéré.

Après tout, il allait devoir faire son deuil. D’elle, de leur relation. Partir en mauvais terme était sans doute le plus grand service qu’elle pouvait lui rendre. Qu’il puisse tourner la page. Elle ne pouvait faire mieux.

— Je suis un peu perdue, avoua-t-elle.

— Hope, qu’est-ce qui se passe ? Tu peux m’en parler, tu sais ?

Le même discours que Two, la même impossibilité de se confier. Ils voulaient bien faire. Ils pensaient l’aider, mais ils ne faisaient que souligner un peu plus la barrière qui les séparait. Il fallait pourtant qu’elle lui parle, qu’elle donne un minimum d’explication à son comportement.

— J’ai très mal vécu la mort de Cassiopée.

— Pourquoi ?

Il posait la question sincèrement, elle le savait. Et c’était bien ça le pire. Grandir dans un monde où tuer des hommes et des femmes à peine sortis de l’enfance paraissait plus normal que de les pleurer.

— Pourquoi ? répéta-t-elle dans un rire triste. La vraie question serait plutôt : pourquoi suis-je la seule.

— Parce que si on réfléchit ainsi, on devient fou.

Elle redressa la tête. Elle ne pouvait distinguer son visage dans l’obscurité qui régnait, mais elle devinait ses traits en ce moment. L’œil gauche plus plissé que le droit, toujours. La bouche légèrement de côté, creusant une fossette sur une joue qui se recouvrait peu à peu de duvet.

— Tu ne vas rien faire d’inconsidéré, n’est-ce pas ?

Son pouls s’accéléra. Si même lui se méfiait, sa disparition serait considérée comme suspecte.

— Je veux juste prendre l’air, rien de plus.

Ketchup se leva, tâtonna jusqu’à son lit et s’assit à ses côtés. Il passa un bras autour de ses épaules et la serra contre lui.

— Il te reste quatre ans à vivre, tu sais ? Et rien n’est encore joué pour ce bébé, ça va venir.

Hope fronça les sourcils. Qu’est-ce qui lui prenait ?

— Pourquoi tu me dis ça ?

— Rose pense que tu as le syndrome de la fin.

Elle blêmit. Elle allait définitivement perdre ses maigres libertés.

— Je n’ai pas peur de mourir et tu l’as dit, j’ai encore le temps.

— Tu as bravé le couvre-feu, brisé le premier commandement, contesté une décision de la capitale…

— Elle était injuste !

— … et refusé de remercier Atek. Tu appelles ça comme tu veux, mais tu te rebelles, Hope. Alors oui, c’est un peu tôt. One pense que ton absence de menstruation t’ajoute une pression supplémentaire et que ton seizième anniversaire a été plus marquant pour toi que pour une autre. La majorité des femmes sont prêtes à être mères à cet âge-là.

Elle se mordit l’intérieur de la lèvre pour ne pas hurler. Des années de préparations et de contrôle de soi balayées en quelques jours.

— Je n’ai pas peur de mourir. Par contre, il faut que je répare mes bêtises.

— Tu comptes faire quoi ?

— Aucune idée, mais ce n’est pas en restant là à ruminer que je vais trouver.

Elle se dégagea de l’étreinte de Ketchup et se leva. Le besoin d’air frais se faisait urgent. On l’avait couchée habillée, elle n’eut qu’à enfiler ses bottes et sa veste avant de sortir, Ketchup sur les talons.

L’aube se levait. La majorité du village était encore endormi ; les premiers travailleurs ne tarderaient pas à sortir pour aller aux champs, mais en cet instant, tout était paisible.

— C’est calme, énonça Ketchup.

Hope hocha la tête. Cela ne durerait pas. D’ici peu, elle devrait affronter une nouvelle fois Rose. Et Burmilla. Cette peste n’allait pas lui passer son coup d’éclat si facilement, et à raison. Elle avait défié Atek et rien n’allait se passer. Aucun éclair dans le ciel, aucun châtiment, aucune conséquence. Ceux qui doutaient allaient douter encore plus. Quant aux dévots, quelle pirouette allaient-ils trouver pour justifier cette absence totale de répercussion ? Par la magnanimité du Tout-Puissant ? Peu importe, elle sera déjà loin.

— Je crois que c’est la première fois de ma vie que je suis debout avant tout le monde, plaisanta Ketchup.

— Les coqs ne se sont pas encore manifestés. Attends un peu et tu verras.

— Ils n’auraient pas déjà dû chanter ?

Si. Le lait de pavot l’avait sans doute assommée bien plus que prévu. Comme l’avait souligné Ketchup, c’était calme. Beaucoup trop calme.

Un mauvais pressentiment lui contracta l’estomac. Elle fonça chez elle, sans un mot. Ketchup poussa une exclamation de surpris puis lui emboîta le pas.

— Hope, attends !

Elle jeta de rapides coups d’œil aux jardins environnants, tout en courant. Impossible. Rien, aucun mouvement. Il devait y avoir une explication rationnelle. Elle aperçut sa chaumière et sa gorge se noua. Elle ralentit le pas et se planta devant le poulailler en secouant la tête. Impossible.

— Hope, qu’est-ce qui se passe ?

— Les poules. Elles ont disparu.

 

Le village était sur le pied de guerre. Chaque centimètre carré de Woodcote avait été retourné, sans succès. Il n’y avait plus ni poules ni coqs dans toute la communauté et la majorité des habitants s’était retrouvée sur la place du village pour tenter d’y comprendre quelque chose.

— Un renard ?

— Il y aurait du sang, des plumes, réfléchit Rose. Là, c’est comme si elles s’étaient volatilisées.

Burmilla pointa Hope d’un doigt accusateur.

— C’est le châtiment pour ton blasphème !

Hope se prit la remarque de plein fouet. Toutes les têtes se tournèrent vers elle. Les regards durs, les lèvres plissées, les commentaires chuchotés à l’oreille du voisin se répandirent plus vite que le vent. Burmilla, elle, exultait.

— Tu as défié Atek et Il s’est manifesté !

— Si c’était le cas, il n’aurait pris que mes poules. Pourquoi s’en prendre à toi également ? rétorqua-t-elle.

Burmilla, loin de se démonter, afficha un sourire triomphal.

— Tu as semé les graines de la sédition. Tu as insinué le doute dans l’esprit de certains. Il devait frapper un grand coup, se contenter de quelques volatiles n’auraient pas suffi. Là, même les plus sceptiques ne peuvent le nier : seul Atek a pu accomplir cet exploit.

La rumeur enflait. Les plus dévots s’étaient déjà tournés vers la sphère les mains jointes tandis que les autres échangeaient des regards paniqués.

Ketchup s’était rapproché d’elle. Il lui prit la main et la serra doucement en soutien.

— Ça va aller, murmura-t-il.

Hope en doutait. Sans poules, ils ne tiendraient pas longtemps. Les œufs étaient leur source principale de protéine et les bêtes trop âgées agrémentaient bien des repas lorsque la chasse était mauvaise. Les régulateurs étaient passés la veille et nul ne savait quand il reviendrait. Sans eux, impossible de se rendre à un village voisin pour leur prendre des poussins et reconstituer une bassecour. À l’aube de l’hiver, la situation pouvait devenir dramatique.

— Du calme, intima Rose. Quel est le prochain anniversaire ?

Ourson leva la main.

— Moi, le 3 décembre.

Plus de deux mois.

— Les régulateurs passeront sans doute avant, suggéra One.

— Et pourquoi ? cracha Burmilla. Ils nous ont amenés des bocaux il y a peu, ils n’ont aucune raison de revenir.

— Je pourrais courir jusqu’à Glympton pour demander de l’aide, proposa Ourson.

Rose secoua la tête.

— C’est trop dangereux. Même si Londres nous pardonnerait cette incartade, vu la situation, les risques que tu te retrouves dehors à la nuit tombée sont trop importants. Sans compter qu’une fois sur place, tu devras également attendre l’arrivée éventuelle des régulateurs pour nous sortir de ce mauvais pas. Non, il va falloir que l’on se restreigne jusqu’à leur arrivée. En espérant qu’ils ne tardent pas trop.

Se restreindre. Les réserves avaient beau être pleines, les longs mois d’hiver à venir n’encourageaient pas à se servir sans réfléchir. La communauté pouvait tenir le coup sans trop souffrir, à condition que d’autres malheurs ne la frappent pas. Des ovins malades ou un sac de farine gâté prenaient une toute autre dimension désormais.

— Il nous faudrait plus de collets, suggéra Two, le gibier est abondant cette année.

— Arrêtons de boire du lait et faisons plus de fromage.

Les propositions fusaient, chacun ayant un avis sur la question. Un brouhaha de recommandations qui se télescopaient et se répondaient.

Hope ressentit une bouffée de fierté à les voir rebondir sans s’apitoyer sur leur sort. Ils avaient subi bien des coups durs au fil des ans et ils avaient toujours sur relever la tête et rester unis, comme aujourd’hui.

Jusqu’à ce que Burmilla élève la voix :

— Tout ceci ne changera rien ! Atek doit être apaisé, sinon son courroux ne s’éteindra pas !

Les conversations s’arrêtèrent et à nouveau, tous les regards furent braqués sur Hope. Burmilla ne la lâcherait pas.

— Cela suffit, coupa Rose. Aucune décision ne sera prise aujourd’hui, peu importe le sujet. Nous avons tous besoin de digérer ce qui vient d’arriver. La peur est mauvaise conseillère, nous reprendrons cette discussion demain, à tête reposée. D’ici là, réfléchissez à des solutions.

Elle appuya le dernier mot en balayant la foule du regard. Le message était clair : le temps était à l’unité, non aux règlements de compte.

Les habitants se dispersèrent et chacun entama sa journée habituelle, même si Hope eut droit aux œillades peu amènes et aux murmures de réprobations.

— Je vais aux champs, lui glissa Ketchup après un baiser sur le front. Ne te fais pas de mourrons, tout va s’arranger.

Elle acquiesça et se dirigea vers Rose. Il fallait qu’elle se rachète, d’une manière ou d’une autre.

— Qu’est-ce que je peux faire ?

— Remonter le temps ? répliqua Rose.

— Je… je suis vraiment désolée.

— Je sais, soupira Rose en se massant les tempes, mais ton comportement m’inquiète. Et ses conséquences encore plus. Je pensais te priver de chasse le temps d’éclaircir tout cela, mais on ne va pas pouvoir se passer de tes compétences. Pas maintenant. En revanche, interdiction de sortir seule. Tu seras accompagnée en tout temps, est-ce que c’est clair ?

Hope hocha vigoureusement la tête.

— Allez, file. J’ai l’impression qu’un cerf ne sera pas de trop pour te faire oublier, conclut-elle.

Shire et Two, qui attendaient à quelques mètres, n’en avaient pas perdu une miette. Une fois Rose éclipsée, ils se rapprochèrent avec prudence.

— Ça va ? demanda Shire.

— Poukras ! Comment tu veux que ça aille ? rétorqua Two. L’autre scolopendre l’a accusée devant tout le village !

— Elle a quand même dû fâcher Atek, non ?

Two roula les yeux en arrière.

— Tu ne vas quand même pas croire à toutes ces…

— Two, arrête-toi, interrompit Hope. On se retrouve à l’entrée dans cinq minutes, équipés et prêts à faire la meilleure chasse de la saison, d’accord ?

Un grommellement et un sourire soulagé l’accueillir. Elle les congédia d’un mouvement de tête et fila chez elle chercher sa fronde. Elle avait besoin de s’éloigner du village, de prendre l’air pour échapper à toute cette tension. Plus que jamais, elle avait envie de fuir et plus que jamais, elle ne pouvait pas.

Elle ramassa rapidement ses affaires et même si Two était devenue plus rapide au fil du temps, elle fut la première à se tenir devant l’entrée. Shire fut bon dernier, comme d’habitude.

— Vous allez chasser ? demanda Ourson pour la forme.

— Je ne suis bonne à rien d’autre, répondit Hope, plus amère qu’elle ne l’aurait souhaité.

— Peut-être qu’une offrande pourrait calmer Atek ?

Hope arqua un sourcil. Une offrande ? Au stade où elle en était, pourquoi pas.

— C’est ça, rétorqua Two, on va lui ramener trois écureuils et il…

— Merci pour la suggestion, coupa Hope en tirant sa jeune acolyte vers l’extérieur, on va faire de notre mieux. Pour Woodcote.

Shire les suivit en haussant les épaules. Au bout d’une centaine de mètres, Hope s’arrêta et sortit une carte.

— Plein ouest, indiqua-t-elle en tapant du doigt sur le vélin.

Two et Shire acquiescèrent. La région sélectionnée, sauvage, mais riche en gros gibier, n’avait pas été choisie au hasard. L’heure était au résultat et non à l’entraînement : ramener un daim sera mieux accueilli qu’une dizaine d’écureuils, même si ces derniers étaient bien plus difficiles à chasser.

Ils se mirent en route en silence. Hope bénit cette règle. Là, elle n’avait pas le courage de faire la conversation, sans compter qu’elle avait besoin de mettre de l’ordre dans ses idées. Elle avait beau retourner le problème dans tous les sens, la disparition simultanée de plusieurs dizaines de poules ne s’expliquaient pas.

Dieu existe.

Les deux mots griffonnés par Hazel prenaient une toute autre dimension.

Dieu existe.

Non. Impossible.

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Hortense
Posté le 13/09/2021
Les projets de Hope semblent compromis dans l'immédiat et son attitude à visiblement semé le trouble dans les esprits, divisant la communauté. Est-ce une bonne chose ? Cela compliquera t'il sa fuite ou Hope va t'elle découvrir des alliés insoupçonnés ? la disparition des poules est-elle une manifestation d'Atek ou d'une volonté inconnue œuvrant en sous-main ? Mais alors, à quelle fin ? Dieu existe, mais quel Dieu ?
Encore beaucoup de questions sans réponse. L'art du suspens. Bravo, je suis toujours autant accrochée !
A très bientôt
Renarde
Posté le 16/09/2021
Coucou Hortense,

C'est à peu près à partir de ce chapitre que tout part en cacahuète ! Les certitudes sont ébranlées et rien ne fait sens. Les notions de fiction/réalité/mensonge/vérité me fascinent, et c'est cette brèche dans les croyances de Hope que je voulais mettre en exergue.

Toujours un plaisir de te lire !

Merci et à bientôt
Hortense
Posté le 17/09/2021
C'est habile et efficace car cela remet tout en question, ce qui était prévisible, attendu se dérobe, les perspectives changent. Du coup le lecteur ne sait plus sur quel chemin le récit va l'entraîner. C'est très bien !
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