Le brouillard

Les volets fermés, les rayons du soleil demeurent bloqués derrière la fenêtre. Successivement, j’allonge un bras, une jambe… dans un étirement poussif et lascif. Je voudrais continuer dormir. Plonger en toute conscience dans ce rêve qui s’évapore à mesure que mes yeux s’ouvrent. À plusieurs reprises, j’ai repoussé le réveil de mon téléphone. Et maintenant il ne me reste que dix minutes avant leur arrivée.

Je jette le paquet de cigarettes dans un tiroir, cache le sachet de cannabis sous le lit avant de me glisser dans un jean et un tee-shirt confortablement large.

La porte vibre sous les coups enthousiastes de ma mère. À peine entrée, elle scrute chaque recoin. En même temps que sa joue poisseuse de crème se pose sur la mienne, son regard furète, curieux, inquisiteur, envahissant. Aucun mot ne sort de sa bouche, pourtant elle m’agace déjà. Sa manière de chiffonner le mouchoir dans sa main. Ses lèvres qui se pincent. Son visage qui tente de sauver la face et se tord dans un rictus. Un pas derrière elle, mon père attend. Immobile. Un énorme sac posé à ses pieds.

Ma mère se racle la gorge et tout en ouvrant la fenêtre, elle démarre le moulin à paroles. Un flot continu d’inepties se forment dans sa bouche pour se disperser dans la pièce comme autant de moucherons bourdonnants.

— Nous avons fait une excellente route. Nous avons mis à peine deux heures… assez peu de bouchons… pourtant je pensais qu’il y aurait plus de monde, n’est-ce pas Bertrand ?

— Tout à fait.

— Tu devrais aérer cette pièce chaque matin. C’est important une bonne aération. Pour la santé, pour le moral. Le soleil joue sur le système nerveux et selon une dernière étude…

Mes pensées s’envolent. Cette journée s’annonce longue. Très longue. Une sorte de marathon de l’enfer. Sa bouche s’ouvre et se ferme dans un flot de paroles ininterrompu. Sa voix s’essouffle quand elle se baisse à plusieurs reprises pour ramasser les vêtements qui jonchent le sol, triant ce qui est propre de ce qui devrait se situer dans le panier à linge sale. Au moment où elle attaque la pile de vaisselle, elle se tait mais mon père se sent l’obligation de prendre la suite. Il ose à peine croiser mon regard.

— Ça se passe bien la fac ?

— Ouais.

— Tu… tu t’es fait des amies ?

— Quelques-unes.

— C’est une super nouvelle. Et vous sortez beaucoup ?

S’il croit que je ne le vois pas arriver avec ses gros sabots. Il fait semblant de s’intéresser à ma vie pour mieux me soutirer des informations. Plus jeune, je me suis fait piéger. Plus maintenant. Le regard solide, je le fixe sans cligner des yeux.

— Qu’est-ce que ça peut te foutre ?

Il se dégonfle et se ratatine en une seconde. Ma mère se retourne à ce moment, les sourcils froncés. Elle affiche un masque de contrariété pour me réprimander.

— Ne parle pas comme ça à ton père. Essayons de passer une bonne journée en famille.

Un rire serré et tranchant s’échappe de ma gorge. Elle l’ignore pour continuer son spectacle de parent parfait. Comme une mécanique merveilleusement huilée, les muscles de son visage travaillent pour effacer l’amertume et simuler un enthousiasme teinté d’amour filial. Un inconnu pourrait se laisser duper. Pas moi. Je sais ce qui se cache derrière cette façade.

— Je t’ai amené des petites choses. Bertrand, pose le sac sur la table. Non, pas là, juste là. Oui, ici c’est parfait.

Des échantillons de crèmes, parfum et maquillage s’amoncellent sous son regard victorieux.

— Il y a une nouvelle qui travaille au magasin de beauté. Très sympa. Nous avons bien discuté, je lui ai dit que ma fille faisait ses études dans une grande ville et elle était toute contente de me donner plein de choses pour que tu les testes.

J’écoute la version de ma mère tout en imaginant une autre. Je la connais. Cette vendeuse prise dans ses griffes ne savait plus comment s’en sortir et elle a sacrifié tout un tiroir d’échantillons pour s’échapper. Jusqu’à la prochaine fois.

— Et elle m’a aussi offert une serviette de bain… tu te rends compte ? Une serviette de bain ! Tu as vu la qualité ? Elle ne s’est pas moquée de moi… ce n’est pas donné ce genre de choses.

Le tissu éponge affiche l’énorme logo d’une marque cosmétique de luxe. Effectivement, le coton est épais et bien moelleux. Cette vendeuse me fait de la peine. Je ne doute pas que ma mère se soit montrée affreusement lourde et agaçante pour obtenir autant de cadeaux.

— Alors, raconte-nous tes cours. Qu’est-ce que tu apprends ?

Je soupire bruyamment avant de lâcher quelques informations qui ne satisfont pas sa curiosité. Elle insiste pour connaître en détail, le programme, le contenu des cours, les points abordés et ceux à venir… Ma patience s’effrite dangereusement. Avec un sourire sarcastique, je lui réponds.

— Si ça t’intéresse tant que ça, faut t’inscrire.

— Ne te montre pas autant insolente. J’essaie simplement de comprendre ce que tu fais.

Les poings serrés, j’enfonce les ongles aussi profondément que possible dans mes paumes. Diriger ma colère, la rendre tangible… pour ne pas exploser. Je me concentre sur la pulsation de douleur qui bat. Dans les dix-huit mètres carrés du studio, son odeur ricoche contre les murs, sa voix rebondit du sol au plafond et il ne reste aucun endroit pour me cacher. Mon regard se tourne vers la fenêtre, à la recherche d’un coin de ciel bleu. D’un bout de liberté.

Ne pas parler, ne pas écouter. Se laisser flotter sans résister. Endormir mon esprit.

Je grommelle une réponse. Un mélange de syllabes impertinentes et de mots colériques. Elle me scrute. À la recherche d’un signe extérieur d’énervement pour me faire porter le poids de notre mauvaise relation. Un combat s’engage. J’inspire et expire pour garder le contrôle. Elle perd patience. Je le vois à la manière dont sa main roule la boule de mouchoir dans sa paume. Elle refuse de perdre la face et se retourne précipitamment, prétextant devoir mettre urgemment l’eau à chauffer pour les pâtes. Le métal de la casserole frappe bruyamment la plaque de cuisson. Quelques gouttes s’échappent du récipient comme autant de preuves de l’énervement de ma mère. Je saisis un bouquin traînant sur l’étagère et en parcours lentement une ou deux pages, pour afficher un flegme insolent. Mon père reste immobile. Ne sachant pas s’il doit aider sa femme, parler avec sa fille ou s’asseoir et ne rien dire. Dans le doute, il ne fait rien. Une habitude ancrée chez lui. Il est grotesque. Comme une statue de sel, menaçant de s’effriter au moindre mot prononcé plus haut. Les mains jointes dans une supplication silencieuse.

Je me souviens qu’à mon adolescence, je ressentais de la peine pour lui. Régulièrement, je lui tendais mon aide pour le sortir de ce genre de situation. Avec un sourire. Une phrase. Je trouvais toujours une excuse à son immobilisme. Rejetant la faute sur une matriarche trop imposante. Depuis ce jour où je me suis traînée à ses pieds, mes larmes s’écrasant contre le cuir de ses pantoufles, je lui conjurais de ne pas m’envoyer dans cet internat… je me rappelle de son regard. Un brin désolé. Un brin paniqué. Il n’a pas bougé le petit doigt. Il a attendu que ma mère se charge du sal travail. M’arrachant du sol sur lequel je m’étais effondrée pour me conduire jusqu’à ma chambre. Le temps que je me calme.

Mon cœur s’affole à ce souvenir. Ma mâchoire se crispe. La douleur qui m’habite exige son pansement de fumée pour se rendormir. Impossible de rouler un joint devant eux. Des coups sourds et sauvages défoncent ma poitrine. L’enfant meurtri me secoue de l’intérieur pour réclamer sa vengeance. La vague d’injustice et de rancœur se fracasse contre les parois de mon crâne. Chacune de mes respirations s’emplit d’un parfum de dégoût de leur présence. Je dois vomir cette bile de haine pour ne pas m’étouffer avec. La voix dédaigneuse, j’attaque mon père.

— Tu te sens pas con à rester debout ?

Il n’a pas le temps de réagir que ma mère se retourne pour m’incendier.

— Change de ton et de vocabulaire, Florine. Il est hors de question que tu t’adresses à nous de cette manière.

— Je vous parle comme je veux. Vous ne méritez rien d’autre.

— J’ai l’impression que tes nouveaux amis n’ont pas très bonne influence sur toi. Tu ferais mieux de t’éloigner d’eux.

Mes lèvres se tordent dans un rictus moqueur.

— C’est le fait que j’ai des amis qui te fait chier ?

Elle pose son mouchoir sur la table, le ton de sa voix devient plus menaçant. Les nuages de sa colère grondent.

— Ne parle pas de cette manière. Est-ce clair ?

— C’est clair, mais je m’en fous.

— Je suis ta mère et…

— … et tu m’as abandonné dans une école à quatre heures de route pendant trois années. T’as perdu le droit de me donner des ordres le jour où tu t’es débarrassé de moi.

— Avec ton père, nous avons fait le choix de t’offrir la meilleure éducation possible. C’était un lycée très réputé. Tu as eu beaucoup de chance d’étudier là-bas.

— La chance de me sentir seule. De quitter mes amies. De ne jamais réussir à m’intégrer avec des gamins qui puaient le fric…

— N’importe quoi… Et puis il fallait y mettre du tien aussi. Nous ne sommes pas responsables de ta mauvaise intégration. C’est toi qui étais dans cet établissement. Pas nous.

— Bien sûr… jamais coupable de rien. J’avais oublié que ma mère est parfaite.

La couverture du livre plisse sous mes doigts énervés. Comment peut — elle continuer à fermer les yeux sur mon mal être ? Ne pas voir que je passais mes week-ends enfermée dans ma chambre. Sans personne. Que mon téléphone restait désespérément muet ? Qu’aucune invitation n’arrivait jamais ? Que la solitude prenait de plus en plus de place dans ma vie?

Les premiers samedis, je rejoignais mes amies en ville. Et puis avec l’éloignement, les centres d’intérêts qui prennent des chemins différents, les silences devenaient plus longs. Plus gênant. Chloé a profité de mon changement d’école pour se remettre avec Simon. Parfois je les croisais. Ça me faisait si mal que j’ai fini par ne plus avoir envie de sortir. Je ne l’ai jamais recontacté. Lui non plus. Notre relation est morte le jour où elle est née. Encore maintenant je pense à lui. Les ailes de papillons qui me chatouillaient l’estomac, n’ont jamais rebattu pour personne d’autre.

La glace qui flotte dans le regard de ma mère me lacère le ventre. Je veux lui faire mal comme elle me fait mal. L’instant d’après, le livre que je tenais atterrit en plein dans son visage. Elle n’a pas eu le temps de se protéger. Un cri. Le bruit sourd du bouquin tombant mollement sur le sol. La main suspendue de mon père, au-dessus de l’épaule de sa femme.

Aucune satisfaction ne jaillit dans ma tête. Que du vide dans lequel résonne ma peine. Il faudrait que je frappe encore et encore et encore pour qu’enfin un peu de sérénité apparaisse. Sur la pommette de ma mère, le coin du livre a laissé une marque qui violace de seconde en seconde. Elle me regarde, terrifiée, les mains accrochées à la table. Sa voix tremble et la glace de ses yeux fond et quelques larmes s’échappent.

— Pourquoi, Florine ? Pourquoi tu te comportes comme ça ?

Je ne supporte pas l’accusation silencieuse qui prend naissance sur le visage de mon père. Je refuse de me justifier auprès de celle qui porte la fonction de ma mère mais que je ressens comme une étrangère. D’un geste rageur, j’attrape mon sac à dos.

— Vous m’avez saoulé. Je me casse.

Aucun des deux n’essaie de me retenir. Ce jeu de dupe où nous simulons être une famille nous use tous. Instinctivement, mes pas me dirigent à l’étage du dessus. Chez Mag. Elle m’accueille sans un mot. De petits vaisseaux rouges strient le blanc de ses yeux. Le volume de la musique associé au brouillard de cannabis empêche la naissance de toutes pensées. Sur la table basse, il reste de quoi rouler un joint. Je m’affaire. Mes gestes possèdent la précision de l’habitude. Quelques secondes et je glisse le cône entre mes lèvres. Le rougeoiement de la braise, la brûlure qui coule dans ma gorge. Je tête avidement, remplissant mes poumons de ce remède. Quand le brouillard devient plus épais dans mon corps que dans la pièce, je m’effondre aux côtés de Mag, sur son lit. Enlacées l’une à l’autre pour ne pas nous noyer, nous naviguons sur une mer d’illusions loin de cette réalité.

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Puzzle
Posté le 19/09/2021
ENNNNFFFIIIIINNNN Elle s'en est prise une ! Ça fait du bien 😅
C'est vraiment agréable de voir que Florine a gagné en maturité mais aussi en indépendance, et que ça lui permet de tenir tête à sa mère.

Ce chapitre rattrape les brutales ellipses passées, on a des informations sur la vie lycéenne de Florine, sur ce que sont devenus Simon, Chloé, etc... Et c'est même plus (dans le sens +) intéressant comme ça

C'est assez attristant de voir comment elle se réfugie dans la drogue face à ses problèmes, reste à voir où cela la mènera

Il y a juste une phrase qui m'a dérangée : "ne te montre pas autant insolente.". L'utilisation de "autant" ne m'a pas semblée naturelle dans ce genre de phrase, et je n'ai pu m'empêcher de le remplacer par "aussi". Mais peut être est-ce juste moi ? 🤔

En tout cas, au risque de me répéter, j'aime beaucoup la tournure que prend cette histoire 😁
PetraOstach - Charlie O'Pitt
Posté le 03/05/2021
Le ton de Florine a changé, tu as su faire grandir sa voix avec les années qui ont passées.
La seule amélioration que je vois, ce serait de bien marquer le moment où Florine lance le livre au visage de sa mère. J'ai trouvé que l'instant T passait inaperçu. Peut-être commencé le paragraphe par l'action et ensuite dire ce qui a motivé Florine, son envie de lui faire mal comme sa mère lui fait mal ?
sifriane
Posté le 08/03/2021
Coucou
Je viens de lire le commentaire ci-dessous mais c'est vrai qu'on sent une vraie différence avec les chapitres précédents.
Ici, on sent très nettement l'agacement de Flo envers sa mère, j'en viens à me demander pourquoi elle la déteste autant, d'accord ce n'est pas sa mère biologique, ok elle est spéciale, et elle l'a mise en pension, mais quand même, là c'est viscéral. Tu nous dis que sa mère est une étrangère pour elle, une phrase et c'est tout, je pense que tu devrais argumenter, parce que c'est un bon axe de réflexion. Peut-être que tu peux jeter des indices en ce sens, avec le découpage et les années lycées .
Ce qui m'a marqué aussi dans ce chapitre c'est le manque de réaction de la mère quand Flo lui jette le livre. C'est très violent quand même. Si tu veux le garder, ce serait sans doute l'occasion pour sa mère de péter un câble, mais c'est vraiment qu'un suggestion
Cocochoup
Posté le 17/03/2021
Je ne sais pas si je garderai cette action... Effectivement il manque trop d'éléments pour que le geste soit compris. Je verrais si ça vaut le coup ou pas
Merci pour la sincérité de tes commentaires ❤️
_HP_
Posté le 17/11/2020
Hey !

Je t'avoue que je ne sais pas trop quoi penser de ce chapitre 😅 Il était bien écrit, et j'ai retrouvé Florine avec plaisir, mais... Je ne sais pas 😅
Déjà, je trouve que le fait qu'elle lance son livre dans le visage de sa mère est trop... Etrange. Je n'imagine pas Florine faire ça, à vrai dire ^^" Elle n'a jamais vraiment été violente... Est-ce que c'est la drogue ? Parce que si oui, il devrait y avoir des "étapes"... Je ne sais pas si tu vois 😅 Ce serait selon moi beaucoup moins bizarre qu'elle jette son livre par terre, par exemple, et en dehors de la marque sur le visage de sa mère, le reste des évènements peut sans doute être le même (après, je n'oublie pas que je n'ai pas lu la suite, et que peut-être cela a une incidence ^^). Je trouve en quelque sorte ce chapitre un peu "brutal", par rapport aux premiers, et même au précédent. En bref, pour moi, il faudrait peut-être ou "calmer" Florine, ou montrer une sorte de progression, de descente ^^
Mais voilà, ce n'est que mon avis, qui j'espère pourra t'aider, mais cela ne change rien à mon opinion sur cette histoire (soit "géniale" ♥), et je vais continuer de lire, peut-être que finalement je comprendrais ou changerais d'avis dans la suite !
Plein de bisous (j'espère n'avoir pas paru trop méchante 😅) 💖

Ptites choses ^^

• "Je voudrais continuer dormir" → à dormir ^^
• "Il a attendu que ma mère se charge du sal travail" → sale
• "T’as perdu le droit de me donner des ordres le jour où tu t’es débarrassé de moi" → débarrassée ^^
• "Comment peut — elle continuer à fermer les yeux sur mon mal être ?" → c'est qu'un détail, mais il faut un petit trait d'union, -, sans espace avant et après ^^
• "Ne pas voir que je passais mes week-ends enfermée dans ma chambre. Sans personne." → je trouve que ces deux phrases déclaratives coupent le passage, composé de questions. Je pense que "Ne pas voir que je passais mes week-ends enfermée dans ma chambre, sans personne ?" passerait mieux ^^
• "les silences devenaient plus longs. Plus gênant." → gênants ^^
Cocochoup
Posté le 17/11/2020
Coucou HP !
Je te remercie pour ton avis franc 😊
J'avais marqué une longue pause entre l'écriture de ce chapitre et les précédents ce qui explique la rupture. Du coup, je vais revoir tout ça et repenser la progression pour que tout se passe plus naturellement et soit moins choquant 😉
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