Le bleu du vent

Par Rimeko
Notes de l’auteur : Texte réalisé en s'inspirant d'une playlist collaborative (dont le lien a malheureusement expiré...)

C’est un courant frais qui la soulève, une caresse qui se glisse sous sa robe, embrasse sa peau et fais courir des frissons délicieux le long de son dos. Au-dessus d’elle, à côté, tout autour, l’azur s’étale, sans fin et sans nuages, elle tourne sur elle-même pour l’admirer dans toute son immensité.

Elle tourne et tourne, ses petits talons battent la mesure sur le sol en pierre, de plus en plus vite et de plus en plus près, bientôt elle se marche sur les pieds et elle continue de tourner, la tête renversée, à la limite du déséquilibre. Elle rit. À en perdre le souffle. Le vent joue avec ses cheveux, se mêle à chacune de ses inspirations, rit avec elle. D’elle. La fine étoffe de sa robe claque contre ses jambes nues.

Tout tourne à la limite de la nausée. Le bleu est devenu immensité. Évidence.

Elle étend les bras pour sentir la poussée contre ses paumes ouvertes. La résistance que l’air lui oppose, l’ancrant dans le réel, tout en haut de la plus haute tour, celle qui surplombe la mer. D’ici, il suffit de ne pas regarder en bas, et elle est seule au monde. Libre. Personne ne l’entend, personne ne la voit. Personne pour la retenir si elle trébuche et bascule. Personne que le vent et le ciel et les vagues et elle se sent seule au monde. La mer respire, tout en bas, un énorme cœur qui bat dans ses profondeurs céruléennes. Le vent hurle.

Elle tourne et perd l’équilibre et elle arrête de tourner. Elle est à quatre pattes sur la pierre froide, ses os vibrent encore du choc et elle s’est écorchée la paume de la main. Elle la lève à hauteur de ses yeux, regarde la goutte écarlate glisser le long de son poignet, suivant le tracé bleuté d’une de ses veines. Elle l’appose sur son ventre, l’enlève. Regarde le sang auréoler une des fleurs de dentelle blanche.

Une sonnerie, aigue, artificelle, à la limite de ses sens. Si faible qu’elle ne devrait pas passer par-dessus le vent et la mer, par-dessus l’air frais et l’odeur du sel, par-dessus les bleus en train de fleurir sur ses genoux et les picotements de sa main écorchée. Wenjie ne peut pourtant pas l’ignorer. C’est le début des dernières minutes.

Lentement, elle se relève.

Un instant elle hésite à effacer la vague douleur qui murmure dans ses membres, là où elle a heurté la pierre, et elle s’en veut aussitôt pour cette pensée. Elle se mord la lèvre. Fort. Jusqu’à sentir le goût du fer. C’est ici et maintenant. Ici et maintenant. Le réel. La douleur est réelle. Autant que l’azur et la tour et la mer. Autant que cette robe blanche et ce corps et ce cœur qui tambourine contre ses côtés, à lui faire mal. Plus que tout le reste. Réel.

Wenjie monte sur le rebord de la tour.

Le vent s’empare de sa frêle silhouette, menace de lui faire perdre l’équilibre. Elle s’enfonce les ongles dans les paumes, résiste. Ses cheveux lui fouettent le visage, sa respiration s’étrangle, ses yeux commence à se remplir de larmes. Elle laisse les bourrasques malmener son corps. Elle vacille, lève un pied et aussitôt le vent s’en empare, le pousse, elle doit lutter pour le reposer sur le rebord, à côté de l’autre. Elle sent chacun de ses muscles, elle a conscience de chacun de ses os, de l’air froid qui brûle sa gorge et ses poumons. Elle se sent vivante.

Elle se retourne.

L’horizon se dissout dans le bleu, frontière mouvante entre le ciel et la mer, pas un nuage en vue, et l’horizon bascule et le bleu envahit tout.

Le vent la retient. Maintenant il essaie de la sauver.

Elle arrive à peine à respirer. Ses oreilles sifflent, elle n’entend rien d’autre que l’air que son corps fend, elle n’arrive plus à penser. Bien. Elle perd ses chaussures, l’une après l’autre. Elle joue des doigts dans le vent comme dans le courant d’une rivière. Elle regarde le bleu.

Pendant une petite éternité, elle tombe.

Elle percute les vagues, son dos en premier, comme si c’était le sol d’une route, l’air quitte ses poumons et le noir remplace le bleu et son corps-

Une fraction d’instant avant la douleur, Wenjie rouvre les yeux.

Il faut ôter les sangles qui retiennent son corps, l’une après l’autre, les fibres synthétiques horriblement rêches sous ses doigts. La lumière des néons s’imprime sur sa rétine. Ici, tout est gris pâle, pas celui des nuages, non, un gris qui tourne au beige de plastique vieillissant. Même pas uniforme, tailladé çà et là de signes et de couleurs et d’instructions. Le regard ne peut porter plus loin qu’un ou deux pas, de tous les côtés. Elle pourrait tendre le bras et toucher les parois. Elle ne le fait pas.

À regret, Wenjie détache les électrodes de ses tempes. Débranche avec délicatesse le câble relié à l’implant dans sa nuque. Elle sait que ce n’est pas possible, mais il lui semble sentir une légère décharge, courant à travers son crâne et explosant derrière ses yeux. Elle a la nausée. Comme quand elle tournait en haut de la tour de ses rêves. Sauf qu’elle ne bouge pas.

Elle dégrafe d’un geste brusque la dernière sangle qui la retient dans la capsule matelassée, et son corps se met lentement à flotter dans l’espace exiguë de la cabine. Wenjie n’a pas à penser, ses membres agissent d’eux-mêmes. Les poignées ne sont ni froides ni chaudes sous ses doigts. Rien ne l’est ici. La température est contrôlée, le taux d’humidité, la lumière et les sons. Quelque chose bipe, quelque part. Le bruit s’enfonce dans ses tympans comme une aiguille. Wenjie en serait presque reconnaissante. Le silence la rend folle. Elle est une enfant du littoral, elle s’endormait chaque soir avec la berceuse des vagues. Elle écoutant le vent.

En passant, elle regarde par le hublot. Aussi loin que le regard porte, il n’y a que du noir, et les têtes d’épingle de distantes étoiles. À des années-lumière de leur vaisseau.

Un vaisseau. Un hublot. Un équipage.

Quelle connerie.

Wenjie s’est embarquée à bord de l’Espace bleu en se rêvant déjà exploratrice des temps modernes, mettant le cap vers de nouveaux horizons à travers le vaste océan de l’espace.

Il n’y a pas d’horizons dans l’espace.

Il n’y a pas de bruit. Il n’y a pas de bleu. Il n’y a pas de vent.

Seulement ça.

De l’espace.

« Tu es folle, Wenjie. »

Ce n’est que l’écho du passé, résonnant à ses oreilles. La voix d’un membre de son équipage. Elle a oublié ses traits. Elle se rappelle de ses mots. Personne d’autre ne comprenait son utilisation du dispositif Evermore. « Tu peux avoir tout ce que tu veux. Tu peux revoir ta famille, tu peux visiter n’importe quel point de l’univers. Pourquoi rester seule en haut de la même tour, pourquoi toujours finir par te suicider ? »

« Tout ce que je veux. »

Wenjie a parlé tout haut, mais sa voix est rauque, porte à peine jusqu’à ses propres oreilles. Elle ne se souvient pas de la dernière fois qu’elle s’en est servie. Elle n’a plus rien pour mesurer le temps qui passe. Les systèmes ont défailli depuis bien longtemps déjà, les écrans ne sont plus que des miroirs noirs lui renvoyant l’image de ses propres cernes. Et dehors, il n’y a pas de soleil. La nuit est immortelle.

Les sas de sortie sont tous verrouillés, il est impossible de les ouvrir manuellement. Il en va de même pour la navigation du vaisseau. Des tonnes et des tonnes de plastique et de métal, inutiles, immobiles. Un poids mort, dérivant dans le vide de l’espace. Les étoiles sont inatteignables.

Wenjie ne saurait même pas dans quelle direction se tourner pour essayer d’apercevoir le Soleil. Son soleil. Sa planète. Son chez-elle.

Il n’y a pas de gravité. Il n’y a pas d’armes. Il y a le temps qui passe. Lentement. Trop lentement. Elle n’a pas le courage de se laisser mourir de faim ou de soif.

Wenjie se laisse aller jusqu’à la cabine de pilotage, elle se place dans un des fauteuils, sangle son corps parce qu’elle ne supporte de se sentir flotter, et elle contemple l’espace. Bientôt, les réserves d’énergie du vaisseau seront épuisées. Déjà, les circuits survivants ont déclaré l’état critique, limitant sévèrement son accès à l’Evermore.

En attendant le prochain rêve, Wenjie fixe le noir. Elle attend le jour où il envahira aussi l’intérieur du vaisseau, où il lui volera son bleu. Les yeux ouverts ou fermés, alors, ça ne changera rien.

Ce jour-là, peut-être, enfin, elle trouvera le courage.

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