Le bar

Par 2Max

J’ai quand même un peu mal au dos. Dormir par terre n’est pas vraiment de tout repos. La couverture que m’a prêtée Denis me protège bien du froid, mais je n’ai ni oreillers ni matelas. Je dois trouver un moyen d’en récupérer. Ce matin, au squat, un homme m’interpelle avant que je parte :

« Tu sais que tu peux laisser tes affaires ici la journée. Il y a toujours quelqu’un qui surveille. Tu ne dois pas à avoir peur qu’on te vole. Tu es un ami de Denis, donc tu es notre ami.

— Ah ! Merci, c’est gentil. Mais je n’ai qu’une couverture donc je peux l’emmener avec moi.

— Tu dors bien sur le sol ?

— Non, c’est raide.

— Je connais un endroit où l’on peut trouver des matelas. J’irai aujourd’hui et je t’en ramènerai un.

— Ce n’est pas la peine, mais merci. Je vais essayer d’en débusquer ce soir en sortant du travail.

— Tu as du travail ? Quelle chance !

— Oui, tu n’en as pas toi ?

— Non, c’est compliqué pour moi. Je n’ai pas de papiers.

— Moi non plus ! Denis ne t’a pas proposé de faire le service dans son bar ?

— Si, j’y suis allé pendant une période, mais la police est arrivée et elle m’a chassé.

— Merde, moi aussi je peux me faire virer alors ?

— Non, tu ne crains rien.

— Ah bon ?

— Les flics m’ont relâché aussitôt. Ils ne veulent pas perdre du temps avec un gars comme moi. Un voisin mécontent de voir un noir traîner dans le coin a dénoncé Denis. Quand un blanc travaille au noir, ça va, mais quand un noir travaille au noir c’est plus compliqué.

— Merde ! C’est terrible. Comment fais-tu pour gagner de l’argent ?

— Parfois, je vais aider des personnes âgées à faire les courses. Parfois, je me rends sur un chantier de construction afin de porter des choses lourdes. Disons que l’on m’appelle quand on a besoin de moi. Ma femme mendie toute la journée, car elle doit s’occuper de nos enfants.

— Vous arrivez à manger quand même ?

— Oui, on se débrouille. Les gens nous aident beaucoup. C’est très bien.

— Je pensais que vous étiez comme moi et que vous habitiez ici en attendant de trouver un appart.

— On habite ici depuis deux ans maintenant. »

La journée aurait pu bien commencer si Alou ne m’avait pas fait un bref topo sur sa situation. C’est dramatique d’en arriver là. Sa famille fuit la guerre, l’horreur, la famine et, une fois débarqués dans un pays censé être en paix, ils peinent à avoir une vie décente. Le mec trouve un travail sérieux et, alors qu’il fait des efforts pour survivre, il est dénoncé par un connard qui ne mettra jamais les pieds dans le bar de Denis. Ce monde est fou.

Merde, la terrasse est déjà installée.

« Salut Denis ! T’as ouvert tôt ce matin ?

— Je ne t’ai pas attendu et heureusement d’ailleurs.

— Ça va ! Il est 10 h 10. J’ai juste dix minutes de retard.

— Juste dix minutes ? Juste une minute aurait été de trop.

— Je n’ai ni réveil ni montre. Et puis, j’ai discuté pendant dix minutes avec Alou. C’est pour cela que je suis en retard. C’est un chic type ce gars. Sa vie n’a pas dû être drôle tous les jours.

Denis s’approche de moi et me jette le plateau dans les bras

— Dix heures, c’est dix heures, compris ? Aller ! Va prendre la commande en terrasse au lieu de bavasser. »

Finalement, travailler dans un bar n’est pas si compliqué. C’est épuisant, certes, mais pas compliqué. D’autant plus que la plupart des clients demandent la même chose. Parfois, on tombe sur un taré qui veut un cocktail de je ne sais quoi, mais quand Denis ne regarde pas je lui dis que l’on ne fait pas ce genre de chose. Ils ne peuvent pas boire une bière ou un café comme les autres. Il faut toujours qu’il y ait des gens qui essaient de se distinguer par des trucs compliqués et qui emmerdent le monde. Et quand je leur fais remarquer cela, ils me disent « Ouai… machin… c’est ton boulot ». N’importe quoi. L’autre fois, une espèce de mannequin loupée avec des talons de trois mètres et un chapeau bizarre me demande un café Latte. Je me suis dit qu’elle voulait un café et un coup de latte. Et comme je n’avais pas de latte, je lui ai dit. Elle me montre la bouteille de lait et me regarde d’un air condescendant sans me dire un seul mot. Si elle avait demandé « un café avec du lait », cela m’aurait rendu la tâche plus aisée, mais ce n’est pas le cas. Ils trouvent toujours des mots difficiles pour des choses simples. Pas plus tard qu’hier, Monsieur Muscle débarque avec ses lunettes de soleil trop petites, son crâne récemment rasé laissant apparaître les traces de bronzage et son t-shirt trop moulé. « Un perroquet » qu’il me dit. Ce n’est pas une animalerie ici. Le mec est reparti comme un couillon.

À dix-huit heures, c’est le coup de bourre. La température commence à descendre, les gens sortent du boulot. On se moque souvent des premiers qui partent en justifiant le départ prématuré par la prise d’un congé, alors qu’en fait ils partent à l’heure. Je sais maintenant pourquoi ils partent tôt. C’est juste pour avoir une place en terrasse. À dix-huit heures, on ouvre les vannes des fûts de bières.

« Et qu’est-ce qu’elle va prendre la d’moiselle ?

— Ah non ! Je déteste les gens qui vous parlent à la troisième personne.

— Dans ce cas, donne-moi ton p’tit nom et j’utiliserais celui-là désormais.

— Laura.

— Et qu’est-ce qu’elle boit la Laura ?

— Sérieux ?

— Ça va, je déconne.

— Deux bières.

— Ah désolé, mais là, c’est le coup de bourre et je ne peux pas me permettre de prendre un verre avec toi.

— Oh l’autre !

— Ça n’a pas l’air comme ça, mais tu vas voir. Dans cinq minutes, la terrasse est remplie.

— Oui, je sais. Je me dépêche toujours d’arriver tôt pour avoir une place.

— Futée !

— Oui, je sais.

— Léo ! cria Denis. 

— Laura, je t’apporte les deux bières.

— Merci, répondit-elle.

— Oh Léo ! Ce n’est pas le moment de papoter !

— Je fidélise Denis, je fidélise.

— Tu dragues, oui !

— Pas mon genre.

— De draguer ? dit-il dubitatif.

— Non, la fille. »

C’est toujours dans la précipitation que l’on fait des conneries. Je l’ai toujours dit sans jamais être vraiment dans la précipitation, mais aujourd’hui je peux l’affirmer. Je n’ai jamais autant fait de conneries que pendant le coup de bourre. Surtout au niveau des verres. Les verres c’est fragile. S’ils tombent, ils se cassent. Plus je me dépêche, plus ils tombent et donc ils se cassent. Je dois les ramasser, je perds du temps, donc je me dépêche. C’est un cercle vicieux qui énerve Denis jour après jour. Je le vois bien qu’il se retient de me foutre une paire de claques. Il est magnanime. C’est une très bonne personne. Voilà plus de quarante ans qu’il traîne dans le quartier et il a toujours tout fait pour que les habitants s’y sentent bien. Il améliore le cadre. Il rend service à tout le monde. Il règle les conflits. Il dirige un des lieux les plus sociables du coin. Il gère une association d’aide aux sans-abri. Il est créatif, écologique et humain. C’est l’image même de la solidarité. La première fois qu’il m’a fait visiter son bar, il avait presque les larmes aux yeux tellement il regorge de souvenirs. Ensuite, il avait l’air fier de me montrer ses astuces de récupération pour meubler la pièce et enfin heureux de m’expliquer que voir débouler ses clients tous les jours était son plus grand rêve.

« Aller ! Suis-moi ! Je vais te faire le tour du propriétaire. Tu sais que cela fait maintenant plus de quarante ans que j’ai ce bar.

— Quarante ? Impressionnant, je n’étais même pas né.

— La façon dont il est agencé est réglée au poil de cul. Tout d’abord la terrasse, évidemment. Avant, l’on pouvait voir une petite marche pour rentrer, mais je l’ai lissée pour laisser passer les fauteuils roulants. J’ai été un des premiers à faire cela à l’époque, les gens ne comprenaient même pas pourquoi.

— Ils ne voulaient pas que les fauteuils entrent ?

— Non, ils les voyaient comme des malades et donc ils pensaient qu’ils ne buvaient pas d’alcool.

— Les cons ! dis-je en riant.

— Une fois rentré, sur ta gauche, c’est le coin des poch’. Tu auras vite l’occasion de les rencontrer. Ce sont mes plus vieux clients. Certains étaient là au commencement. Du coup, je les installe juste en dessous du « fameux cadre ».

— Le « fameux cadre » ? Un cadre vide ?

— Au début, j’avais mis un billet de cinquante francs, ma première recette. Puis, je l’ai donné à un homme en galère, Frédo.

— Pourquoi ?

— C’était un client régulier. Un jour, des fascistes s’en sont pris à mon bar. Ils voulaient tout casser puis tout brûler. Frédo a réussi à s’enfuir avec le cadre. Ensuite, le bar a pris feu. Le cadre est la seule chose qu’il restait.

— Pourquoi voulaient-ils brûler ton bar ?

— Ah ! Ce monde est fou ! Sur ta droite, il y a le coin des amoureux. J’ai fait exprès de mettre que des tables de deux pour que les amoureux puissent se regarder dans les yeux pendant de longues heures. Au-dessus d’eux, une photo de la seule femme que j’ai aimée. Afin de me rappeler les heures interminables où l’on se regardait dans les yeux.

— Vous n’êtes plus ensemble ?

— Elle est décédée il y a quinze ans.

— Oh, merde ! Je suis désolé.

— Il n’y a pas de mal. Elle était très forte. C’est elle qui m’a poussé à faire tout ce que j’ai fait. Et si aujourd’hui je continue, c’est pour elle aussi. Au milieu ! Il y a le reste, c’est-à-dire tous ceux qui veulent. Enfin, tout le monde quoi ! Ils bordent l’allée centrale qui permet de rejoindre le comptoir.

— Le plus important !

— Effectivement. Ce comptoir est très spécial. Après l’incendie, j’ai dû faire quelques travaux et le coût était plutôt élevé pour moi. Donc dès la première ouverture il n’y avait pas de comptoir. On se débrouillait comme on pouvait à l’époque. Un des clients m’a proposé de me faire un comptoir sur-mesure. Il gagnait sa croûte dans une scierie qui allait être délocalisée dans les pays de l’Est. Alors, une nuit, on a investi l’entrepôt pour voler le meilleur bois qu’ils avaient. J’ai emmené ça chez un autre client, ébéniste, et nous l’avons dessiné tous les trois. Aujourd’hui, nous sommes les trois meilleurs amis du monde. Ce comptoir est quelque part le sceau de notre amitié.

— Classe ! C’est quoi ce cube de miroir géant là ?

— Ma plus belle fierté. Mon chef-d’œuvre. Tout droit inspiré de ma femme. Un soir de beuverie au bar, nous sommes repartis complètement saoul. Elle avait envie de pisser, alors elle s’est arrêtée net et a commencé à baisser son froc pour faire son affaire. La légende raconte qu’elle était en plein milieu de la rue et donc que n’importe qui pouvait la voir. L’alcool nous a fait oublier quelques épisodes de cette nuit-là, mais une réflexion en était ressortie : imagine si nous vivions dans un monde où l’on pisserait devant tout le monde. Et bien, c’est presque chose faite.

Denis ouvre la porte du cube en miroir où l’on voit une toilette à l’intérieur.

— Mais non ! Je rêve ! Des miroirs sans tain ! 

— Eh oui, de l’extérieur c’est un miroir. Et de l’intérieur, on voit toute la salle.

— Donc on peut aller chier et avoir l’impression que tout le monde nous regarde ?

— Oui ou tu peux avoir une réflexion plus philosophique et te dire que quelque part les toilettes sont le reflet de l’Homme. On s’en sert pour y foutre notre merde et après on l’oublie.

— J’ai trop envie d’essayer !

— Je t’en prie, c’est fait pour.

Denis parle plus fort.

— Sinon, de l’autre côté tu as les toilettes pour hommes.

— Trop tard ! répondis-je avec le même volume.

— J’ai bricolé un petit système qui permet d’économiser de l’eau. Un jour, j’ai récupéré un vieux toboggan dans une école et je me suis dit que c’était dommage de le jeter. Des centaines d’enfants avaient joué avec et il allait être détruit. J’ai pensé que certaines personnes auraient pu être heureuses de retrouver un souvenir…

— Et de pisser dessus ?

— Ah ! Tu as fini. Oui, pisser dessus si tu veux, mais surtout avoir un moment court de nostalgie. C’est agréable la nostalgie parfois, non ?

— Non.

— Regarde ça ! L’idée que j’ai eue part du constat que beaucoup de gens ne se lavent pas les mains après avoir uriné. Ce n’est pas hygiénique. En revanche, quasiment tout le monde tire la chasse d’eau, alors que ce n’est pas forcément utile surtout si quelqu’un passe juste derrière toi.

— “Tir pas le chasse, lave-toi les mains !”

— C’est le slogan. Il n’y a pas de chasse d’eau, mais pour rincer le toboggan tu dois ouvrir le robinet au-dessus de l’évier puis te laver les mains et enfin l’eau usée de l’évier coule dans le toboggan et nettoie l’urine au passage.

— On économise une chasse d’eau !

— Et l’on se lave les mains !

— Et la porte derrière le comptoir ?

— C’est la réserve. On y met tout le bordel et c’est là qu’on change les fûts. C’est moche donc je ne te montre pas tout de suite.

— C’est quoi cette photo sur l’étagère ?

— Moi, ma femme et mes deux amis à l’inauguration de notre association.

— Elle fait quoi ?

— On récupère de la bouffe pour donner aux sans-abri.

— Stylé ! 

— Elle existe depuis trente ans et malheureusement elle a toujours autant de succès.

— Pourquoi malheureusement ?

— S’il n’y avait plus de pauvres, il n’y aurait plus d’association.

— Vu comme ça, oui.

— Bon ! Je crois que l’on a fait le tour. L’avantage de ce bar, c’est qu’à part le comptoir, rien n’a de valeur ici. Les tables sont faites avec de la récup, les chaises aussi. Les verres également. Je ne devrais pas dire ça normalement, mais si tu casses des verres je ne t’en voudrais pas trop. Enfin, un ou deux, pas plus !

— Ce n’est pas mon genre de casser des verres !

— Et maintenant, la terrasse ! Tu vois cet arbre en plein milieu. Je l’ai récupéré avec des potes. Ils allaient le détruire pour construire un parking à la place. Un soir, on a organisé un raid et l’on est allé le déraciner pour le replanter ici. Personne n’a rien dit et personne n’a été choqué de voir un arbre disparaître au beau milieu de la nuit.

— Ça les arrangeait sûrement.

— Certainement oui. Ah ! Une dernière chose. La chose la plus importante de ce bar. Une tradition qui me tient à cœur plus que n’importe quoi.

— Plus que le comptoir ?

— Tout juste. Ce sont les clients. Je veux que chaque personne entrant dans ce bar soit considérée comme un être humain. Peu importe d’où il vient ou comment il est habillé. Ici, tout le monde est logé à la même enseigne. Les gens se sentent bien dans mon bar, je veux que ça continue. Je veux que ça soit un havre de paix où l’on puisse échanger sans se faire marcher dessus. Que chacun puisse avoir une voix et qu’elle puisse être entendue. On se doit d’avoir un comportement exemplaire pour que l’on puisse nous faire confiance. Je peux compter sur toi ?

— Je veux travailler ici toute ma vie ! »

 

Avant de rentrer chez moi ce soir, Denis m’a donné quelques trucs à manger. Il m’a fait promettre de partager avec les autres. Et franchement, vu la quantité, je serais le dernier des salauds si je ne distribuais pas la nourriture restante. Quand je suis revenu au squat, Alou m’attendait avec une surprise : un matelas et un oreiller. Il a trouvé cela dans la rue et ils sont tout neufs. Je leur ai proposé que l’on partage notre repas du soir ensemble et je me suis rendu compte qu’ils étaient vraiment super. On a beaucoup ri, d’ailleurs je suis particulièrement étonné de voir à quel point ils ont le moral après tout ce qu’ils ont vécu. Je suis confortablement installé et je vais passer ma première bonne nuit dans cette nouvelle ville.

 

Un bruit de casserole me fait sursauter. Je n’ai ni mal au dos ni mal au cou. Je me sens enfin reposé. Alou me regarde avec un petit sourire disant « mille excuses pour le bruit ». J’ai compris plus tard que ça voulait dire « réveille-toi sinon Denis ne sera pas content ». Ce qui m’a évité un retard supplémentaire. Voilà plusieurs jours que le temps est formidable. Et comme ce matin les clients ne se bousculent pas, je peux profiter pour boire un café au soleil. Je pose mes pieds sur la chaise, j’allonge la tête en arrière et je ferme les yeux cinq minutes. Quand je les ouvre, je vois Marco qui me fixe l’air ahuri.

« Le rosé est au frais ?

— Bien sûr mon petit Marco. Spécialement mis au frais pour toi.

— Il fait bon ce matin, je vais peut-être le boire en terrasse.

— Oh ? Tu vas laisser ta place ?

— Non, tu as raison. C’est insensé.

On se dirige tous les deux vers le comptoir.

— Dis-moi, tu n’es pas matinale. Tu as manqué le réveil ?

— Figure-toi mon bonhomme que je suis allé m’inscrire à un concours de tarot.

— Un concours de tarot ? T’as vu ça où ? Dans tes rêves ? dit un autre client du bar.

— Non, non, je vous assure.

— T’es déjà rond ce matin ou quoi ? dit l’autre client.

— Arrête tes conneries José, quand même pas dès le matin, répondit Marco.

— Avec tout ce que t’avales dans la journée, la nuit ne suffit pas à dessaouler, dit José.

— C’est vrai que t’enquilles pas mal, lui dis-je.

— C’est parce que je bois lentement, dit Marco.

— Lentement ou pas, dix litres de pinards, ça reste dix litres de pinards, dit José.

— Tu n’es pas fou toi ? Je ne bois pas autant.

— Pour voir un concours de tarot ici, à cette heure-là, tu dois être bien atteint ! dit José

— Toute façon, on ne me croit jamais. Moi ! »

Effectivement, Marco, on ne le croit jamais. Ses abus récurrents face à la boisson lui font perdre toute crédibilité. Je dois tout de même avouer qu’en fin de journée, il n’est plus très cohérent. Et c’est normal, qui arrive à rester cohérent en étant complètement saoul ? Le problème est que son image reste figée aux soirs. Dans l’après-midi, il est parfaitement ordinaire et l’on peut aisément avoir des discussions intéressantes avec lui. Mais tout le monde le voit comme un gars bourré du matin au soir, donc il perd toute crédibilité. À cause de la désinhibition due à l’alcool, il est beaucoup moins discret le soir que le matin. Même moi, j’ai commencé à arrêter d’écouter ses conneries. Même en ayant un peu de peine pour lui j’avais perdu tout espoir. Jusqu’à aujourd’hui, où Denis m’envoya faire une course en ville. Je suis passé devant une salle mise à disposition par la Mairie pour organiser un tournoi de tarot.

 

« Bonjour.

— Salut !

— Je crois que j’ai oublié ma veste au bar hier soir.

— De quelle couleur ?

— Rouge. Mon nom est écrit sur l’étiquette derrière : Alexandre.

— Effectivement, on l’a récupérée. Alors ? Tu étais trop saoul ? lui dis-je en riant.

— Ouai ! Enfin, ce n’est pas vraiment de ma faute. J’étais avec ma pote, je n’avais pas mangé, elle voulait qu’on se cuite et du coup elle me payait beaucoup de verres. Je ne sais même pas à quelle heure je suis rentré.

— À la fermeture.

— Ah oui ? Tu te souviens de moi ?

— Oh oui !

— Merde, j’ai déconné ?

— Grave !

Alexandre écarquille les yeux, met sa main devant sa bouche.

— Qu’ai-je fait ? dit-il terrifié

— Tu as commencé par chanter des chansons paillardes.

— Oh non.

— Puis tu t’es mis torse nu.

— Oh non !

— Ensuite en caleçon.

— Putain !

— Et tu allais voir tous les clients restants en leur demandant s’ils voulaient toucher ta bite.

— Tu déconnes ? dit-il bouche ébahie.

— Oui.

— Putain ! Comment j’ai flippé ? Non sérieux, que s’est-il passé ?

— Rien de spécial, tu étais bourré et tu étais drôle. Ensuite, vous êtes rentrés bras dessus, bras dessous avec ta copine. Tu avais l’air très amoureux.

— Eh merde !

— Vive l’amour ! répondis-je ironiquement.

— Ce n’est pas ma copine.

— Ah…

— Bon ! J’espère qu’elle ne se souvient de rien non plus. Ça reste entre nous ?

— Promis ! »

 

Je n’aurai jamais cru qu’un bar pouvait apporter un lot d’épopées aussi folles les unes que les autres. Il se passe toujours quelque chose. Il y a toujours un gars qui raconte une histoire inattendue. Il y a toujours quelqu’un de bourré qui s’improvise animateur de la soirée, parfois à tort. Il y a toujours un esprit de convivialité et de fête. Je ne m’en lasse pas. Et puis cette ville est magnifique. Le soir, après le travail, je me promène dans les rues et je découvre chaque jour des endroits incroyables. Ce week-end, le bar est fermé, car Denis part en voyage. Ce qui me laissera du temps pour visiter, pour sortir dans les boîtes branchées, et peut-être même trouver une petite amie. Qui sait ?

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