Déjà quatre ans qu'elle m'a quitté, ma petite indienne. Je devrais dire, quatre ans que je l'ai laissé partir. Retenir ceux qu'on aime contre leur gré ne faisant pas partie des coutumes de la tribu des Nimíipuu. Maintenant, je me rejoue son histoire, tous les jours. Une histoire où elle m'avait offert une place singulière. Jamais femme du Peuple ne l'avait fait auparavant, pour un étranger à la peau si pâle. Alors, parler de cette histoire en disant que c'était la nôtre me semble déplacé. C'était vraiment la sienne. J'étais son choix. C'est elle qui m'a sauvé. Tout ce que j'ai pu accomplir durant cette vie n'avait qu'un but : habiller ses chemins de lumière et de joie. Et du peu d'amour qu'un humain puisse contenir.
Et puis, l'heure est venue. Nous n'avions pourtant que très peu pleuré. L'évidence fût clarté, nos coeurs ont compris. Le temps du désir s'achevait. J'ai lâché sa main. Il me fallait apprendre une autre marche. Continuer d'avancer malgré les doutes. Cesser de se demander si les pas que l'on fait seul mènent vraiment quelque part ? Où auraient-ils pu aller, sinon vers elle ? L'important était ailleurs. Une présence qui pèse autant qu'elle apaise. Alors, une jambe après l'autre, et le reste, la poussière des phrases ; inutile.
Je n'y voyais plus très bien. Les distances, l'obscurité et un corps fatigué, tout devenait compliqué. Mes allées et venues dérisoires. Mes mots surannés. Elle les comprenait, quand j'articulais doucement, laissant mon souffle découvrir sa nuque. Ses longs cheveux noirs et doux auraient supporté le pire sans broncher. Le manque d'elle avait embrassé le moindre souvenir de son corps. Et lorsqu'il n'eut plus rien à m'offrir, je crois qu'il s'est attaqué à mes entrailles ? En tout cas, quelque chose de profond est mort. Et seule la marche semble capable de me prouver le contraire. Alors, je m'appuie fort sur tout ce qui peut me maintenir vertical. Comme ces cannes soudées entre elles qui forment ma cage. J'aurais beau la déplacer, ce sera ma dernière frontière, infranchissable barrière. Mais il ne s'agit plus de distances. J'ai transformé mes souvenirs en poudre de rêve éveillé. Gagné en transparence.
La coiffe de plumes en majesté n'avait plus sa place, dans les couloirs de cet endroit qui me happe. Je porte dorénavant la tenue locale. Et les regards se sont fait moins pesants. C'est mieux. Je n'ai besoin d'aucun signes extérieurs pour me souvenir. Tout est bien rangé. Tout est à sa place. J'attends. Son appel. Je bouge un peu. Pour ne pas rouiller. Lorsque son image réapparaitra, nous devrons faire aussi vite que possible.
– Roger, vous n'allez pas tenter de nous fausser compagnie, quand même ?
– ~~~~~~~~~~
– Parlez plus fort, on n'entend rien.
– non, pas bonne... compagnie
– Parfait, je ne comprends pas mieux mais au moins, l'articulation est opérante.
Ils parlent de moi. S'occupent-ils de moi ou s'occupent-ils grâce à moi ? Un peu des deux sûrement. Mais ils ont tellement de mal à cacher leur envie d'être ailleurs. Comme nous tous, finalement. Sauf qu'eux n'ont pas encore la vraie patience, celle de n'attendre qu'en silence.
– Je vous trouve quand même un peu optimiste, Docteur. Son cortex me semble vraiment endommagé. Comment ce cerveau devenu bol de bouillie peut-il le garder en vie ? Ça me dépasse !
– Cher confrère, je suis intimement persuadé que vos radiographies, même les meilleures du département, ne révèlent pas tout du fonctionnement cérébral. Les clichés sont certainement très parlant mais regardez-le, les faits sont là ; il marche !
– Oui, mais il ne devrait pas…
– Vous suggérez quoi ? Qu'on l'attache à son lit médicalisé ?
– Évidemment non. Quand je dis qu'il ne devrait pas, c'est simplement pour éviter de parler de "miracle" !
– En même temps, tout ce qui pourrait nous faire de la pub serait le bienvenu, si ça peut renflouer un peu nos caisses.
– C'est vrai que je sors de la compta, on va encore perdre du personnel soignant ce mois-ci, d'après Michelle.
– Je vous vois souvent ensemble... Entre-nous, vous pouvez tout me dire ! Alors, vous êtes ensemble ?
La vie continuait son cours, erratique, aux mains déconcentrées de professionnels inconsistants. J'en profitais pour reprendre ma route. Aucune envie de m'encombrer l'esprit avec leurs coucheries désolantes. Ah ! S'ils nous avaient vus, courir nus dans les bois, vers la fraîcheur de l'étang de Walden, s'aimer des jours entiers, à la lueur d'un feu sur la plage la nuit, sous un soleil bienveillant le jour.
Maintenant, je pousse ma cage, le crâne brillant sous les lumières artificiels d'un couloir qui se mord la queue. Je suis la trace du serpent. Est-il en aguet derrière ce virage ? Non ! Me voilà rassuré jusqu'au prochain. Toi, tu sentais le danger même les yeux fermés. Ici, je ne vois plus rien. Je ne sens plus rien. Si j'avais su à quel point j'en avais besoin, de ces dangers détestés. Mais je n'ai plus qu'un couloir à angles droits pour seul horizon. C'est très peu, tu sais ?
– Je le vois bien. Tu n'étais pourtant pas mauvais guerrier. Rappelle-toi de la montagne de la Dent de l'Ours, tu marchais toujours devant, sans peur pour ta vie. J'aurais juré te savoir fin prêt pour cette dernière épreuve ?
– Je le croyais aussi. Mais peut-être n'avais-je que ta force, irradiée de ta présence ?
– Et il ne t'en resterait plus rien ? Tu es plus fort que tu ne le penses. Il est temps de reprendre les armes.
Il suffit d'un oui, même murmuré dans l'obscurité, discrètement acquiescé et son énergie, sa présence, tout fut en moi comme avant. J'allais profiter de l'heure de la collation pour préparer ma riposte. Ce serpent allait comprendre qu'on ne se frotte pas impunément à ceux de la tribu du Peuple. Le couteau à pain, un instant perdu de vue par notre cuisinière, finit vite caché dans ma veste. J'avais retrouvé tous mes réflexes. Plus rien ne saurait se mettre en travers de ma route.
Je passais la nuit à m'entraîner. Le couteau assez long pour m'en servir comme d'une hachette de mêlée. L'heure de la gymnastique du matin serait idéale. L'heure des braves allait sonner. Je repérai le serpent de loin. À ces heures indues, il se pensait en sécurité, circulant seul et lent, le long du couloir qui menait à la salle d'exercices.
– Quelqu'un a vu Mme Moreau ? Je pensais qu'elle serait la première en piste ? On n'entend parler que de sa nouvelle tenue mais voilà qu'elle minaude pour nous la monter !
– Heu… Je sais pas si c'est une bonne idée, à son âge ?
– Allons quoi, faut bien que nos pensionnaires se fassent plaisir !
– Oui, mais quand même, un legging vinyl, ton sur ton, peau de serpent...
Prenons un instant pour cette victime collatérale bien innocente.
(Manquerait-il une préposition entre "choix" et "celle" ?) ^^
Relever la douceur me semble essentiel.
Après, je n'ai pas dit que le départ de la dame était un choix pour elle. Le seul choix dont j'ai fait mention, c'est de l'avoir choisi, lui.
Et puis, j'ai joué sur le double sens de "départ" !
C'était peut-être un texte sur l'acceptation ?
Est-ce plus qu'un mot, qu'une posture ?
Est-elle vraiment possible devant l’inacceptable ?
J'ai été embarquée par ta nouvelle, et le début m'a fait penser à Pocahontas 😄
Tu as une plume qui rend ton idée poétique, et douce. C'est très intéressant de voir les souvenirs du personnage se superposer à la réalité ! ^-^
Bravo en tout cas !
Oui, l'ombre de la petite dévergondée s'est glissée dans la nouvelle. Mais c'est la tribu des Nez-Percés, plus au Nord, qui m'intéressait pour leurs célèbres Appaloosa, que j'ai finalement laissé tomber en cours de route ...!
Ton allusion à la poésie et la douceur me fait très plaisir !
Merci à toi !
Ça m'a tout l'air d'être une maison de repos plutôt folklo xD Moi je dis... vis ton rêve, madame Moreau, fais toi plaiz ! Le corps n'a pas d'âge !
J'aime bien l'aspect saccadé de ta plume avec des petits morceau d'élément pour créer des visions très fugaces.
J'avoue ne pas avoir tout compris à tout, mais la fin m'a beaucoup fait rire !
J'avoue que je n'ai pas pris grand soin pour ce qui est de faire aboutir toutes les pistes que je lance...
L'histoire m'importe toujours moins que la façon dont les personnages gèrent les évènements ponctuels.
Ce qui est mal, j'avoue !
Alors, dans les faits, le vieux monsieur en déambulateur fut autrefois marié avec une indienne. Il continue de lui parler, se persuadant qu'elle l'entend et qu'elle l'attend.
Et ses souvenirs de chasse se superposent aux couloirs de l’Ehpad.
Je ne sais pas si ça éclaircit quelques zones d'ombres ?
En tout cas, merci de n'avoir pas pris offense de mon manque de clarté !
et c'est toujours avec autant de plaisir que j'ouvre tes écrits.
c'est tellement fluide et bien amené, que l'on ne sait pas où l'on va, à aucun moment. Bravo
Tu sais, je pars toujours sans savoir où je vais...
Et traverse bien des humeurs avant d'envisager finir soulagé par un rire !
Et ton retour double le bonus !