L'association Féministe de la Fac

Par Nuity

Cher compagnon de voyage,

(Non, ça ne va pas. C'est nul. Je vais chercher encore.)

Non, je ne suis pas morte de faim. Du moins, je serais morte de faim si Agatha n'était pas intervenue à nouveau. Elle doit avoir l'oeil pour repérer les gens en détresse.

— Dis Opale, tu manges où ?

— Euh, j'avais pensé faire un tour près de la cafétéria, mais... je ne sais pas comment y aller. J'ai tout prévu, sauf manger.

— C'est pas grave, tu peux venir avec Kate et moi pour aller chercher un sandwich, et après...

Elle s'est tournée vers Kate, des étoiles dans les yeux.

— On pourra t'emmener manger avec nous dans notre assos' !

— Agatha, tu recommences…

— C'est pas de ma faute, c'est Jenny, elle m'a dit de recruter des étudiants de l'étranger vu que je n'ai pas pu être présente pour la dernière campagne de prévention sur le harcèlement sexuel... Apparemment, se faire opérer des dents de sagesse, c'est pas une bonne excuse pour elle... pourtant... la douleur...

Agatha a affiché une expression de profonde détresse, pendant plusieurs minutes. Kate me lança un regard inquiet, et je me demandais si Agatha n'avait pas...euh... beugué ? Genre son cerveau a déclaré une erreur 404 ? (oui, nous aussi on connaît les erreurs 404.). Mais contre toute attente, Agatha a repris son expression joviale sans aucune transition.

— Bref, la cafétéria, c'est par là ! C'est plus pratique quand on a peu de temps pour manger.

Kate et moi avons suivi Agatha dans un bâtiment immense. J'ai compris qu'on était arrivées en voyant la masse d'étudiants dans la salle et le personnel qui courait (littéralement, ils étaient en train de courir partout). Le rythme était effréné, et les commandes s'enchaînaient. Pour une restauration rapide humaine, ils s'en sortaient plutôt bien. Chez nous, on a un système de service adapté aux emplois du temps des étudiants, du coup les employés ne courent pas partout, ils marchent vigoureusement. Je sais, on dirait qu'il n'y a aucune différence, mais je vous assure que ça leur change la vie. Dans tous les cas, ce fut rapidement notre tour, et j'ai appliqué les consignes données lors de la réunion de rentrée : on choisit le plat et la boisson, et on paye avec la carte étudiante. J'ai jeté mon dévolu sur une salade au trois fromages, et une petite bouteille de jus d'ananas, le tout pour quatre pounds. Plutôt accessible, et la salade avait l'air bien complète. Kate et Agatha ont fait leur choix rapidement, et m'ont emmenée dans un long couloir aux multiples portes. Nous en avons passé cinq, quand nous nous sommes retrouvées dans une porte blanche, sur laquelle était placardée :

"Association Féministe : Feministas
Présidente d'honneur : Jameela Al Jamil"

Agatha ouvrit la porte en sifflotant, et nous fit entrer Kate et moi. Je découvris une pièce immense, recouverte d'affiches, avec des canapés et des tables partout, et une grande bibliothèque. Il y avait aussi un placard fermé au fond. J'aperçus sur un des canapés Ntina, un verre à la main, et une plaquette de médicaments dans l'autre.

— Tadaaa ! Voici l'association Feministas, où l'on peut détruire le patriarcat avec le sourire et venir en aide aux minorités, et personne ne peut rien nous dire parce qu'on a des partenariats avec beaucoup trop d'associations pour dissoudre la nôtre ! s'exclama joyeusement Agatha.

— Je vois que tu as bien répété ton speech de présentation, et que tu as respecté ta promesse.

Une fille aux traits asiatiques et aux cheveux longs est apparue de nulle part. Genre, vraiment nulle part.

— Eh ouais Jenny, on a une nouvelle euh... potentielle recrue ?

La dénommée Jenny soupira, et me tendit la main :

— Jenny Cao, je suis la présidente actuelle de l'association féministe de notre faculté. Je sais que la porte parle d'une présidente d'honneur, mais elle n'est plus dans notre faculté, et c'est bien dommage... très douée dans la lutte... elle est à l'origine de la création de notre merveilleuse association... Mais trêve de bavardages, nous allons te présenter nos membres. Même si je suppose qu'Agatha t'a traînée de force ici, je t'assure que t'es pas obligée de nous rejoindre.

Jenny avait lancé un regard foudroyant à Agatha, qui tentait désespérément de se faire toute petite.

— Bref. Je vois que tu as déjà rencontré Kate, Ntina et Agatha. Les membres ne sont pas tous présents, mais je peux au moins te présenter la sœur de notre merveilleuse fondatrice, Samira Al Jamil !

Elle pointa du doigt une fille voilée, qui semblait regarder une série en mangeant. Jenny tapota l'épaule de la fameuse Samira pour pouvoir lui parler. La jeune fille a retiré un de ses écouteurs et m'a souri.

— Oh, t'es une étudiante étrangère ? Je m'appelle Samira, je fais des études spécialisées dans le sport et je fais partie de cette association.

Samira avait une voix très douce. J'aimerais bien l'écouter parler pendant des heures et des heures.

— Oui, je suis ici pour une année seulement. Je m'appelle Opale, j'étudie la littérature anglaise.

Je n'ai pas pu m'empêcher de fixer son voile. Il ne faut pas se méprendre, je me fiche totalement du fait qu'elle se couvre les cheveux, elle fait ce qu'elle veut, c'est une grande fille. Littéralement. Elle est vachement grande. Et très jolie. Mais si je fixais son voile, c'était surtout parce que j'adorais la couleur. Un beau rose doré avec un effet soie. Je voulais absolument le même pour mes cheveux, non pas par conviction religieuse, mais parce que j'adore les foulards. Chez nous la religion n'existe pas, mais ça pour l'instant on s'en fiche. Sauf que le problème, c'est que j'ai fixé son voile un peu trop longtemps. Pourtant, je sais très bien que c'est impoli de fixer les gens, mais je n'ai pas pu m'en empêcher. J'ai compris ma bêtise quand Samira a détourné le regard d'un air gêné, et que Jenny m'a fait face en disant :

— Un problème ?

À ce moment-là, j'ai eu peur de Jenny. Son regard noir était vraiment super flippant. Je comprends mieux pourquoi elle est la présidente de l'association féministe, elle devait être maîtresse dans l'art de la négociation et la persuasion.

— Oh, non pas du tout, pardon j'aurais pas dû te fixer !! En fait, j'aime beaucoup la couleur de ton foulard, et je me demandais si cette couleur m'irait bien... j'aime beaucoup les foulards...

Le regard de Jenny s'est radoucit, et Samira semblait soulagée.

— D'accord, je comprends. Je suis désolée de réagir aussi froidement, mais je tiens à ce que les membres de mon association se sentent en sécurité à nos côtés, et qu'ils ne subissent pas de discriminations dans cet espace.
— Je comprends.

J'étais impressionnée par la prestance de Jenny. Elle semblait très investie dans son rôle de présidente de l'association.

— Je te laisse faire connaissance avec Samira, je vais voir si Ntina va mieux.

Jenny est ensuite partie à l'autre bout de la salle et s'est installée près de Ntina. Elle a récupéré la plaquette de médicaments et le verre d'eau, et semblait lui proposer à manger.

— C'est ma mère qui l'a fait.

J'ai été un peu surprise d'entendre Samira. Elle était tellement discrète qu'elle semblait presque disparaître si elle ne disait pas un mot. Je me suis tournée vers elle, un peu confuse.

— Le foulard, c'est ma mère qui l'a cousu, pour mes dix-huit ans. Je suis archi nulle en couture, mais je pourrais demander à Jameela de te montrer la prochaine fois qu'elle viendra.
— Ta mère est vraiment douée, il est magnifique ! Et je dis oui pour la leçon de couture, parce que moi aussi je suis nulle en couture. Je suis bien plus douée pour...

Là, j'ai failli faire une grosse boulette. J'ai failli dire « les potions ». Sauf que les humains ne font pas de potions. Heureusement, j'ai rattrapé le coup rapidement.

—...le dessin. J'adore dessiner.

Ça, c'est vrai. Je suis super douée pour dessiner des modèles anatomiques. Et je ne mens pas vraiment non plus pour la couture, car la seule chose que je sais faire, c'est recoudre des plaies par la magie. En tant que sorcière de catégorie argent, la magie médicale est ma spécialité.

— Oooh c'est vrai ? Tu me montreras ?
— Avec plaisir !

J'aime bien Samira. Ça fait cinq minutes que je la connais, mais je l'aime déjà bien. Agatha s'est rapprochée de nous pour nous inviter à manger sur la grande table au centre de la salle. Jenny et Ntina étaient restées sur le côté.

— Pauvre Ntina, murmura Kate. Ses migraines sont vraiment atroces, j'espère qu'elle ira mieux cet après-midi.

Si j'avais su, j'aurais préparé une potion spéciale. J'aurais pu lui mettre ça dans un café. Je sais, mettre des produits dans les repas ou boissons des gens, c'est TRÈS MAL, surtout sur Terre où généralement ces produits sont de la drogue pour faire du mal aux femmes, mais je ne suis pas humaine, et je ne compte certainement pas faire de mal à Ntina. Le truc, c'est que mes potions contiennent des ingrédients introuvables sur Terre, et en parler reviendrait à dévoiler ma véritable identité. Bref.

Je me suis assise avec les autres, prête à manger, quand j'ai soudainement réalisé quelque chose.

— Il n'y a pas d'hommes dans cette association ?

Ntina, qui semblait pourtant au bout de sa vie, a pouffé de rire. Jenny s'est expliquée à sa place.

— Désolée, ce n'est pas pour nous moquer de toi. En fait, les hommes cisgenre sont interdits dans notre association. Ce n'était pas le cas lors de sa création, mais en huit ans d'existence, un seul homme s'est inscrit. D'après Jameela, il était très à l'écoute et apprenait beaucoup, mais c'était bien le seul, et d'ailleurs, aucun homme ne venait à nos conférences mis à part lui. Alors pour la blague, Jameela a interdit nos conférences et notre association aux hommes. Étrangement, un déferlement d'hommes en colère s'est manifesté. En bonne étudiante en droit qu'elle était, Jameela à démonté chaque individu un par un, en leur rappelant que depuis ses débuts à l'université, pas un seul mec était venu aux conférences, ni ne s'était inscrit dans l'association. Depuis, elle a décrété officiellement l'interdiction d'hommes dans notre association. Ils peuvent toujours venir aux conférences, mais comme on s'y attendait, ils sont rares.

— Oh, je vois. Mais dis, vous faites quoi dans l'association ?

Tres sincèrement, je ne parvenais pas à saisir ce à quoi pouvait servir une association féministe. Certes, je sais à peu près ce qu'est le féminisme, c'est un mouvement luttant contre le sexisme, mais je ne savais pas réellement comment ça fonctionnait. Je savais aussi ce qu'était une personne cisgenre, une personne dont le sexe assigné à la naissance correspond à son genre, puisque toutes ces notions existent à Moonstone. Cette fois, c'est Agatha qui m'a répondu  :

— On vient en aide aux femmes, qu'elles soient cisgenre ou non, peu importe leur nationalité, leur couleur de peau, leur classe sociale ou leur religion. On fait de la prévention sur le consentement, on partage des écrits féministes sur la condition de la femme au sein de la société, on fait des conférences pour parler de violences sexistes et sexuelles, parfois même des actions choc. En clair, on lutte pour nos droits. Mais comme je l'ai dit, personne ne peut nous dissoudre, car nos membres font parties d'autres associations qui nous soutiennent.

— Moi, je fais partie de l'association des handicapés de la faculté. On a aidé les Feministas à parler de plusieurs maladies dites féminines car ce sont souvent des femmes cisgenre qui en souffrent, comme par exemple l'endométriose, qui est très handicapante, m'expliqua Kate.

— Et je suppose que Ntina te l'a dit, elle fait partie de l'association de lutte contre le racisme. Et moi... je fais partie de l'association LGBT de la fac... continua Samira.

C'était une première pour moi. C'était la première fois que j'entendais parler d'une association qui venait en aide aux autres. D'habitude, une association sert à partager des hobbies à Moonstone. Mais ici, c'était totalement différent. Toutes ces filles se sont engagées pour se protéger les unes et les autres, et protéger toutes leurs congénères. Même l'association anti-racisme, l'association des handicapés, ou l'association LGBT, c'est tout nouveau pour moi. Les humains sont donc vraiment capables de s'unir pour faire le bien et pour changer les choses autour d'eux. C'est impressionnant. J'avais raison, il y a de l'espoir.

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