L'amour selon les écritures

Par Elore
Notes de l’auteur : CW : homophobie (mention).

Au départ, je n’en ai parlé qu’à Face mais devant l’importance de l’information, ce dernier a voulu convoquer ses hommes les plus fiables. On s’est retrouvés à élaborer un plan concret.

 

Durant plusieurs heures et même pendant la réunion, je suis restée muette, prise dans cette sensation que je n'avais plus expérimentée depuis des mois : de la peur, une vraie peur de faire le truc de trop, un pressentiment terrifiant.

Faire partie de la Meute ressemblait, en quelque sorte, au genre de jeux auxquels les adolescents s'adonnaient quand ils avaient trop bu : boire de la vodka dans le nombril de quelqu'un qui nous aime mais qu’on aime pas, faire irruption sur une propriété privée pour voler des trucs ou foutre sa main dans le feu et tenir le plus longtemps possible. Et j'avais tenu des années, assez pour qu'il soit devenu inconcevable que je recule. C'était bien trop tard, le clan m'avait bien trop fait grandir, son absence de code moral avait sculpté la personne que j'étais. Trop marquée, trop brûlée, et si j'arrêtais maintenant, toute cette souffrance n'aurait servi à rien.

C'était impossible.

Et c'est pour ça que - alors que la question fatidique de qui ferait partie de l’expédition - j'ai senti ma voix éclater, sortir comme une lame de la chair, ignorant ma peur et l'horrible sensation que nous étions tous en train de commettre une terrible erreur.

- Je peux en être.

Face s’est tourné vers moi.

- Tu tiendrais la lame ?

Mon cœur battait à en crever, j’ai senti l’incroyable poids de son regard. Comme si toute la ville s’était effondrée, ne laissant plus que lui, moi et sa foutue question.

Si j'arrêtais maintenant, toute cette souffrance n'aurait servi à rien.

Il fallait bien que je parte avec un éclat, non ?

- Ouais.

 

Me laisser y aller seule aurait été une erreur : il fallait qu'on soit au moins quatre, aux rôles bien définis. Dog s'est porté volontaire immédiatement après moi, mais Face l'a sèchement rabroué : vous ne faites pas du bon travail, tous les deux. A la place, on a choisis d'autres types qui n'étaient pas proches de moi mais qui étaient assez anciens pour être fiables. Ont suivi quelques semaines d'observation parcimonieuse à la sortie de l'école du fils prodigue, assez pour pouvoir établir une routine : le gosse n'était pas scolarisé dans une école publique, et dès qu'il sortait dans la cour, une jeune femme venait le récupérer, avant de l'amener dans une voiture qui démarrait aussitôt, ne nous laissant que quelques secondes pour agir. On se doutait bien qu'exécuter le plan n'aurait rien d'évident, mais la découverte de cette fenêtre ne nous a pas découragés, au contraire : on avait une chance de porter un coup là où Dolcett ne l'aurait jamais vu venir, et cette perspective nous remplissait d'une adrénaline dangereuse.

 

Parallèlement, Lola et moi avions assez économisé - avec l’aide impromptue de Hakeem - pour redémarrer un semblant de vie ailleurs. C'était tout ce dont nous parlions lorsqu'on était seules, à changer de destinations régulièrement tout en parlant de futurs plans. Et dans ces moments-là, la réalité de la Meute se dissipait, m'autorisant à rêver une autre existence.

- Tu penses qu'on va devoir servir dans des bars pendant combien de temps ?

- Oh, au pire tu pourras te prostituer pour les fins de mois, je connais des trucs.

C'était risqué, comme blague, et pourtant elle en riait : cette fuite en avant semblait lui apporter, à elle aussi, de nouvelles perspectives.
Peut-être par souci de symétrie, Lola ne me parlait jamais de sa famille. Je ne savais rien de ses parents, ni de si elle leur parlait de moi. Je savais où elle vivait, mais ignorait ses conditions de vie, à quoi ressemblait sa maison où si elle avait des animaux. Et comme elle évitait de me presser sur ma vie nocturne, je lui laissais cette part de vie là, aussi.

Sauf que ce soir-là - quelques jours avant le Jour J, où l'on comptait frapper - elle a décidé, au moment où on était au lit, blotties l'une contre l'autre, de se confier.

 

Ce qui faisait que jamais elle ne pourrait me présenter à ses géniteurs, c'était la vision que ses parents avaient de Dieu.

William et Lauren Palmer - c'était leurs noms - s'étaient rencontrés dans la petite ville où Lola avait passé une bonne partie de sa vie. Tous deux issus de familles baptistes, ils s'étaient connus grâce à la chorale du village puis s'étaient mariés dans la plus pure tradition chrétienne.

Lola avait été élevée dans un foyer strict mais aimant, selon les vertus qui importaient à ses parents : compassion, humilité, charité et j'en passais. De ce qu'elle me racontait, son enfance n'était pas malheureuse et plutôt ordinaire. C'était à l'adolescence, en réalité, que les choses s'étaient compliquées.

Par peur qu'elle ne se laisse distraire par les garçons - elle me le disait en souriant - ses parents avaient mis de l'argent de côté pour la placer dans une Elementary School privée, non-mixte et avec beaucoup de croix sur les murs. Là-bas, elle s'était fait plusieurs amies et avait vécu des années joyeuses et ennuyeuses. Tout changea pourtant lors d'une soirée pyjama, qu'elle passait avec son groupe de copines : restée éveillée avec la plus belle fille de leur bande, elles avaient discuté longuement, jusqu'à se rapprocher et - avec des papillons dans le ventre et l'impression de faire quelque chose de terrible et de beau - s'embrasser.

Selon Lola, cet instant avait été super mais vraiment gênant : il fallait dire que, si elle avait été élevée dans la compassion, cette compassion - selon ses parents - valaient pour certaines catégories de personnes et les queers n'en faisaient pas partie : ce n'était pas de leur faute, au demeurant, quelque chose les rendait malades et il fallait les prendre en pitié. Déchirée entre l'attirance qu'elle ressentait pour sa pote et les principes qu'on lui avait inculquée, elle avait tenté de lutter, ne plus la voir mais en vain : elles faisaient partie du même groupe et s'éviter était ardu.

De l'autre côté, cette expérience d'amour pur avait déclenché en elle une réflexion étrange, à base de ce que Dieu pensait réellement et si cela correspondait vraiment à ce que la Bible en disait. Lola s'était donc plongée dans de vieux écrits et - horrifiée par certains passages - en avait conclu qu'il fallait peut-être prendre une saine distance avec certains classiques du genre. Sa vision de Dieu s'en trouva modifiée également : elle ne cessa pas de croire en Lui mais, après avoir prié pour le salut de son âme maintes fois sans se trouver guérie de son attirance, elle y vit le signe que le Très Saint n'y voyait aucune objection et y céda. C'est ainsi qu'elle et Melissa commencèrent à se voir en cachette en tant que plus que des amies.

Tristement pour elles, ça n'a pas duré longtemps : rendues imprudentes dans leur bonheur, elles furent surprises en pleine séance de bécots par l'une des enseignantes de l'institution, qui tout de suite prévint leurs parents. William et Lauren, horrifiés, interdirent immédiatement à Lola de revoir son aimée. Ce qui lui brisa le cœur mais pas autant que les discussions qui suivirent.

Selon ses parents, quelque chose avait dû lui arriver, la corrompre, l'anormaliser. Lola avait bien tenté de se défendre mais c'était comme si ses géniteurs ne l'entendaient pas : Lauren pleurait, William s'énervait et leur fille unique fut punie. Changer d'établissement aurait pu être une option, mais c’était insuffisant : cela ne sauverait pas la famille des rumeurs qui couraient dans la petite ville et de l'ostracisation dont ils allaient être victimes. Mortifiés de voir leur réputation autrefois si parfaite ainsi souillée par le scandale, les Palmer prirent la décision de fuir et déménager dans une grande ville, profitant d'une mutation bienvenue. Là-bas, ils placèrent Lola dans une école mixte, tout en lui faisant jurer que plus jamais elle ne se perdrait comme elle l'avait fait avec Melissa.

- Sauf qu'il y a eu moi.

Ma voix a résonné faiblement dans les ténèbres de la chambre. Lola a hoché la tête doucement.

- Ouais.

- C'était ça, ce qui t'a fait débarquer ici en pleine nuit y'a longtemps ?

Lola a frissonné.

- En quelque sorte.

Silence pesant, tout à coup. J'ai fait des efforts pour lui laisser le temps de tout dire, à son rythme.

- Ce soir-là, ils m'ont parlé... d'un camp. Un endroit pour les gens comme nous, ou ceux du Flicker.

Sa voix tremblait, elle a dû faire une pause avant de reprendre :

- T'aurais vu la brochure... ça m'a fait froid dans le dos. Ça parlait de redressement, de remise sur le droit chemin et... je sais pas, j'ai flippé. Du coup j'ai fait profil bas, je leur ai juré que ce n'était pas nécessaire, que je comprenais leur opinion. Que je m'étais simplement laissée perdre. Puis on s'est séparés et... je suis partie chez toi.

- Ils ont rien remarqué ?

- Ils devaient partir tôt, le lendemain. J'ai eu du bol.

Un temps.

- Je pouvais plus supporter d'être dans la même maison qu'eux.

Je la comprenais.

- Pourquoi moi ?

Elle a haussé les épaules.

- Je me suis dit que y'aurait pas tes parents pour poser des questions et que tu serais pareil. Et... je sais pas, j'ai eu envie de te voir.

Dans le noir, je me suis rapprochée d'elle.

- Tes parents sont des raclures.

Elle s'est raidie.

- C'est pas aussi facile.

Un soupir d'exaspération m'a échappé.

- Lola, j'ai fait des trucs horribles dans ma vie, assez pour que jamais je puisse l'oublier ou être pardonnée. Mais t'aimer... ça fait de mal à personne. Et si tes parents pensent le contraire, tu pourras pas me persuader que ce sont de bonnes personnes.

Elle s'est tue, puis a fini par acquiescer, très doucement. Je lui ai embrassé le front, avant de rajouter :

- Vivement qu'on se casse.

Elle a ri.

- Ouais. Vivement.

 

Le lendemain, on s'est mises d'accord sur une date de départ : une semaine après le jour du Plan, assez pour que je puisse faire mes adieux aux filles mais pas assez pour que je me retrouve entraînée dans une nouvelle combine. Il ne nous restait qu'à tenir jusque là, et - pour elle, puisque je ne le faisais pas - prier pour que tout aille bien.

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