L'affrontement

Par Oyoèt
Notes de l’auteur : [Nouvelle indépendante]

S’il avait su ce que c’était, Mic aurait pu dire qu’il ne faisait pas dans la dentelle. Il faisait plutôt dans la mise à mort, brisant os et rêves sur son passage, sans une ombre d’arrière-pensée pour les adversaires qu’il laissait sur le carreau. La plupart faisaient peine à voir lorsque Mic en avait fini avec eux ; vas-y que je sanglote, que j’appelle ma maman, que je me roule par terre en hurlant, que je ne dise rien, l’air hagard et perdu.

A chaque tournoi, Mic attirait tous les regards. Il faut dire qu’il avait de quoi. Deux mètres de pur cauchemar : du muscle, du muscle, des veines saillantes sur une autre couche de muscle, quelques bonnes gorgées de testostérone, et encore du muscle. Lorsqu’il les contractait tous, sa peau passait un sale quart d’heure.

Mic aurait pu passer pour un gros lourdaud, un de ces pousseurs de fonte qui regardent leur corps croître avec effarement sans vraiment comprendre ce qui leur arrive, mais également avec une sauvage satisfaction qui les pousse à pousser. C’est un plaisir primitif qu’ils en tirent, de se savoir le plus fort, le plus grand, le plus gros, le plus méchant : être le roi de la jungle. Mais lorsqu’ils sortent de leur salle, ils saisissent vaguement que la jungle n’est plus ce qu’elle était, que les gens s’écartent de leur chemin avec plus de mépris que de crainte ou d’admiration ; mais avant qu’une épiphanie ait le temps de relier une quantité suffisante de neurones, les voilà de retour sur un banc, accroupis, allongés, avalant goulûment leurs protein shakes avant de s’y remettre. 

Non, Mic n’avait pas sa place parmi ces gens-là. Au sein d’une assemblée de requins, Mic était un orque. Mic ne chassait pas le dauphin : il croquait de la baleine. Car s’il y avait bien une différence entre Mic et tous ces autres, c’était que lui avait une idée en tête. Un mantra qui le rongeait de l’intérieur, qui distillait son poison dans ses veines pour lui donner plus de forces qu’un ours, mais qui surtout lui procurait la lucidité dont il avait besoin pour accomplir son objectif : devenir le meilleur. C’était une obsession depuis qu’il avait découvert le goût de ce sport : Mic voulait écraser tous ceux qui se mettraient en travers de son chemin, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne pour lui contester son titre. Pendant des années, Mic avait écumé les villes et les compétitions, affûtant ses griffes et ses muscles, finissant ses combats en avance pour pouvoir juger les autres d’un œil critique et souvent sceptique. Aujourd’hui, le jour était enfin venu : il allait participer à sa première compétition internationale, il allait écraser des mioches venus d’Angleterre, d’Australie - ceux-là étaient plus costauds -, de partout dans le monde pourvu qu’ils parlassent américain. On était aux États-Unis, après tout ; le pays de la démocratie, de la liberté, le pays où tous les rêves pouvaient prendre vie, mais également le pays où l’on parle américain. Peu importait d’où vous veniez, tant que vous étiez capable de manier une arme à feu et de baragouiner quelques mots d’ang - d’américain. Les autres pouvaient bien rentrer chez eux, on n’en voulait pas. 

Aujourd’hui était un grand jour pour Mic. S’il parvenait à briller, il pourrait partir, prendre l’avion, et aller écraser les meilleurs adversaires du monde directement chez eux. C’eût été cruel de les faire venir aux États-Unis uniquement pour qu’ils rentrent chez eux la tête basse et la queue entre les jambes, si toutefois Mic leur laissait la possibilité de rentrer chez eux. Il était comme ça, Mic. Jamais de demi-mesures, jamais de concessions. Avant chaque match, les règles étaient claires. Chacun savait à quoi s’attendre ; seulement, les adversaires de Mic ne s’attendaient jamais à ce qui leur tombait dessus.

Aujourd’hui, Mic avait sorti le grand jeu. Il portait son débardeur préféré, qu’il n’avait sorti qu’aux plus grandes occasions de sa vie - son premier mariage, son premier divorce quelques jours après, la naissance de sa fille quelques neuf mois plus tard. Pour libérer la souplesse fauve qui animait son corps, il avait revêtu un short noir, qui contrastait tant avec son haut blanc qu’on se demandait si les deux parties du corps n’avaient pas été recollées après quelque opération de chirurgie contre-nature. Tant de muscles sur un seul corps, et pourtant tant de grâce, tant de fluidité, ça ne semblait ni humain ni naturel. Mic était le produit fini de l’évolution, un chef-d’œuvre de la nature croqué sur la meilleure toile que la science avait à offrir. Mic était un tueur. Oh, il n’avait jamais vraiment tué, il savait s’arrêter juste à temps, car en toutes circonstances, il ne se départait jamais de la terrifiante lucidité qui le caractérisait. Dès les premières secondes d’un duel, en jaugeant son adversaire, son assurance et ses premiers mouvements, Mic était capable d’évaluer précisément les chances qu’il avait. Elles étaient souvent très élevées, mais cela ne poussait jamais Mic à la faute : il n’était pas là pour rouler des mécaniques, il était là pour gagner. Rien d’autre. S’il lui arrivait de faire étalage de ses muscles, de grogner, de se montrer aussi méchant que possible, c’était toujours et uniquement dans ce but : gagner. Rien d’autre n’importait ; tout était bon pour y parvenir.

En ce sens, Mic n’avait pas vraiment de code moral. Il n’était pas un tricheur, ça non, il respectait scrupuleusement toutes les règles afin d’éviter quoi que ce soit qui eût pu le disqualifier. Mais il savait jouer sur les zones d’ombre, les flous juridiques. Dans ce sport, tout se jouait au mental. Mic avait un mental fait du même acier que ses muscles, et connaissait toutes les combines pour faire craquer ses adversaires. Mais aujourd’hui, ce serait différent. Il n’était plus dans un gymnase local, face à des minables qui espéraient uniquement s’en sortir grâce à une botte secrète ou en trichant subtilement. Les premiers se faisaient toujours écraser les orteils, et les seconds se faisaient tordre le poignet. Dans tous les cas, l’issue du combat était la même. Mais une compétition internationale, c’était différent. Les arbitres aux yeux sévères et les sanctions décourageaient toute tentative de duperie, et tous les participants étaient nerveux, déterminés, et préparés à tout, sauf à perdre.

Arrivé devant le bâtiment, Mic prit une profonde inspiration. Dès qu’il franchirait la porte, tous les regards seraient sur lui, comme l’exigeaient son aura et son imposante stature. Il n’avait pas le droit à la faute : il suffisait d’une unique maladresse pour qu’il perde son avantage, il suffisait d’un pas ou d’une parole de travers, d’un trébuchement, pour qu’il soit tourné au ridicule. Son plan était simple : ne pas ouvrir la bouche, répondre par des grognements s’il le fallait absolument, et se diriger droit vers son ring en regardant précautionneusement où il posait les pieds. Une fois qu’il serait dans son premier match, il n’aurait plus le temps de penser à autre chose, sa victoire le mettrait ensuite en confiance, et il saurait bien improviser le reste. Ce soir, il comptait bien arriver invaincu au rendez-vous avec son frère, la tête froide, pour qu’ils préparent ensemble la finale du lendemain. C’était là que tout se jouerait.

 

Le soir même, Mic se retournait dans son lit, incapable de trouver le sommeil. Sa journée s’était pourtant déroulée comme prévu. Il n’avait laissé aucune chance à tous ses adversaires, même si certains lui avaient donné pas mal de fil à retordre, mais pas un instant il n’avait douté de ses victoires. Il avait survolé – ou plutôt piétiné – la compétition. Son grand frère Mac l’en avait félicité, ils avaient dévalisé le chinois à volonté, et Mic flottait sur un nuage jusqu’à ce qu’ils viennent à parler de la finale de demain.

Là, le sourire de Mic s’était effacé.

Son adversaire était un monstre. Mic ne le connaissait que de nom (qui d’ailleurs n’était sûrement pas son vrai nom), et rien que celui-ci faisait froid dans le dos. Vlad le fossoyeur. Il hantait les cauchemars de Mic depuis qu’il avait emporté le championnat des États-Unis haut la main. On le disait sorti des plaines de Sibérie pour venir mettre la misère aux ploucs capitalistes de l’Ouest, et Mic avait été malade d’apprendre que ce foutu communiste soviétique avait battu les meilleurs de sa nation chérie. Mais lui voyait déjà plus loin, au-delà des frontières, Mic s’imaginait déjà aller en Russie pour déglinguer les plus redoutables spécimens que le monde ait à lui offrir, et peu lui importait si l’un d’entre eux venait le provoquer sur son territoire. Du moins cherchait-il à s’en convaincre ; mais maintenant que Vlad était là, tout proche, à une journée de son couronnement ou de sa déchéance nationale, Mic n’en menait pas large. Au cours du tournoi, il n’avait croisé le regard de Vlad qu’une fois, pendant l’un de ses matchs. Comme s’il voulait lui faire comprendre qu’il s’ennuyait au point de pouvoir mater le public, tout en enchaînant des coups mortels qui poussèrent rapidement son opposant à capituler.

Mic n’arrêtait pas de se repasser la scène en boucle dans sa tête, le regard que Vlad lui avait lancé, la précision fulgurante des coups qui s’étaient ensuivis, le choc de son adversaire en réalisant l’étendue de son impuissance. La reddition. Il revit le carnage une fois, deux fois, cinq fois, dix fois, et se leva pour aller boire un verre de lait. Une fois un peu calmé, il essaya de se concentrer sur les mouvements de Vlad, tenta d’analyser la logique de ses coups, pourquoi il avait frappé à cet endroit, et à ce moment. Il ne vit rien, aucune faille, aucun angle de contre-attaque. Mais il sentit que quelque chose clochait, sans arriver à mettre le doigt dessus, comme une étagère à gâteaux qui serait juste assez en hauteur pour être hors d’atteinte. Tout cela ne l’aida pas à dormir.

Le jour de la finale, lorsqu’il se retrouva de nouveau devant la porte du bâtiment, Mic n’était pas plus avancé. A vrai dire, il était à deux doigts de se pisser dessus. Il avait la certitude qu’il allait se faire démolir. Cette désagréable impression ne lui était pourtant pas arrivée depuis l’école primaire, où un groupe d’élèves plus âgés lui avaient mené la vie dure ; depuis, il avait tout fait pour que cela n’arrive plus. Mais là, quand il allait se retrouver face à Vlad, Vlad le fossoyeur, il reverrait ces imbéciles sans foi ni loi de CM2 et perdrait à coup sûr tous ses moyens. Il avança au ralenti, comme dans un cauchemar, comme il serait allé à l’échafaud.

Il fit face à Vlad, sentit peser sur lui son regard sans oser le croiser. Puis l’arbitre vint, dit quelques mots, et l’affrontement commença. Tout allait se jouer dans les premières secondes, dans les premiers mouvements. Ce fut Vlad qui engagea le combat.

— Tombe du vagabond, annonça la voix fluette de l’adolescent de quinze ans au fort accent russe.

La main de Vlad posa sa carte avec assurance. La Tombe du vagabond. Si Mic se souvenait bien de l’enchaînement qu’il avait vu la veille, cette carte était un leurre pour préparer une Sentinelle putréfiée, qui viendrait épauler deux goules élémentaires et un cimetière. Combinaison redoutable. Mais elle avait une faille, que Mic voyait maintenant : et il avait justement la carte qu’il lui fallait dans son jeu. Oh, il ne verrait rien venir, le pauvre petit Vlad. Mic savoura d’avance la déconfiture de son ennemi juré, et joua son tour.

— Colosse, dit-il en avançant sa première carte.

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