La Ville (prologue)

Notes de l’auteur : "Sheep" (Pink Floyd - Animals)

Hopelessly passing your time in the grassland away
Only dimly aware of a certain unease in the air
You better watch out
There may be dogs about

Quelle magnifique journée !

Avec quelques mois d'avance, une brise estivale s'est levée sur la Ville encore engourdie par une nuit particulièrement froide. Elle souffle doucement entre les immeubles de verre et d'acier, chassant les dernières nappes de fraîcheur repliées dans l'ombre des bâtiments, agitant les drapeaux multicolores sur les façades des grands hôtels, et gonflant sporadiquement les jupes des passantes comme des toiles de montgolfières.

Des odeurs de pluie séchée montent du trottoir que les services municipaux ont récuré pour en faire disparaître toute trace de salissure. Papiers gras, mégots, gobelets vides, hémoglobine, rien n'a échappé aux balayeuses mécaniques et à leurs jets d'eau savonneuse. Quelques bulles arc-en-ciel coincées dans le caniveau témoignent encore de leur passage. Le bitume est maintenant si propre que l'on pourrait pique-niquer dessus, ou s'y allonger sur le dos pour admirer le ciel bleu cobalt où dérivent des cumulus à la lenteur hypnotique.

C'est une journée pure, sans insectes, sans poussière, sans pollution. Une journée idéale, aussi authentique que le sourire des miss météo qui l’ont annoncée hier à grands coups d’anticyclones et d’animations satellite, dans un cliquetis de bracelets entrechoqués.

La Ville est transfigurée.

D’ordinaire plombée par la morosité chronique de ses millions de travailleurs, elle s’est métamorphosée en une gigantesque publicité pour un projet immobilier. Tout y est beau, solennel et colorié comme dans un livre pour enfants. Les visages des honnêtes gens rayonnent de bonheur absolu. La recette du paradis urbain est contenue dans ce tableau presque parfait. Ajoutez-y deux ou trois vélos, une dizaine de trottinettes électriques, quelques brassées de fleurs écarlates dans des bacs en marbre aux pieds des constructions futuristes, une touche de lumière vive qui se reflète sur les pare-brises, les chromes, les verrières rutilantes, et qui finit en UV thérapeutiques dans les pupilles dilatées des passants heureux. Vitamine D, hormones et autres substances licites font le reste.

Mélangez, secouez, et hop ! le moral se redresse à quarante-cinq degrés, même si la température ne dépasse pas encore les vingt-cinq.

Il est presque midi. L’atmosphère est agréablement tendue, gorgée d’énergie positive.

Les employés des grands sièges sociaux ont commencé à se répandre sur les trottoirs et sur les terrasses, tels des matassins austères sur une piste de danse à ciel ouvert. Leurs silhouettes grises ou noires sont comme des points-virgules échappés d'un rapport d'audit. Personne ne veut s’enterrer dans une cantine administrative au sous-sol, ou rester coincé dans son cubicule réfrigéré du douzième étage, avec pour seul soleil un rayon de misère qui traverse tout le bâtiment pour venir chevroter sur la cloison où sont punaisées les photos de la petite famille vautrée sur la plage d’un été passé.

Cette journée est un avant-goût de l'été à venir, comme un acompte inespéré, un teaser, et tout se passe dehors ! Même le stakhanoviste de service, celui qui mange ses sandwichs thon mayonnaise pendant la pause déjeuner tout en tapant sur son clavier avec son seul doigt propre, même lui se laisse dévergonder par ses jeunes collègues pleins de sève printanière.

Allez, oust, dehors !

*

Dehors, c’est la foire, la tribu retrouvée, le village global des phantasmes sociologiques. La bonne franquette en plus sophistiqué. Il ne manque que les ménestrels, les nains qui jonglent et les enfants qui poursuivent le goret hurlant entre les étals pour parfaire la kermesse en carton-pâte.

Les hommes ont desserré la cravate – douce anarchie – avant de tomber la veste le temps d’une bière sifflée crânement sur les marches d’un monument, sur la bordure d’une fontaine, sur l’aile brûlante d’une voiture décapotable. Ils rient à la ronde pour montrer leurs dents blanches, et ne s’interrompent que pour mater les femmes à travers leurs lunettes fumées.

Lesquelles ne sont que tourbillons de nylon, défilés de tailleurs sombres, chemisiers pâles tendus généreusement vers l’avenir. Celles qui se sont approprié les bancs croisent leurs jambes pour y poser la barquette de frites achetée au resto voisin, juste avant la cohue – petit caprice avant de se serrer les calories. Et, pour prendre la mesure des kilos qu’elles devront perdre dans les prochaines semaines, elles observent du coin de l’œil les hommes qui les matent.

Tout naturellement, la harde costumée a pris possession des meilleurs spots, ceux qui sont situés à la fois en plein soleil, près des plans d'eau et à portée des stands de nourriture. Des touristes sans gêne investissent parfois ces territoires réservés, mais on les tolère car on sait qu'ils ne sont que de passage et qu'ils regagneront tôt ou tard leurs pâturages lointains. Bon débarras.

Voilà pour les flambeurs. Les autres, ceux qui ne recherchent ni la lumière du jour ni l’exhibition, eh bien ils font comme d’habitude : ils s’installent aux tables en plastique à l’intérieur des restaurants ou dans la touffeur des galeries fermées, à l’écart des terrasses noircies de monde comme du papier tue-mouches. Ils écoutent leur instinct de survie qui leur dicte de rester loin des projecteurs. Ils sentent confusément que, pour cette fois, la masse du troupeau ne les protègera pas. Les événements vont bientôt leur donner raison.

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SybelRFox
Posté le 26/02/2024
Hello,

Très bon premier chapitre. J'adore ta plume et ton style permet de vachement se projeter dans la scène — on s'y croirait presque.

J'ai été tentée par ta cover puis ton synopris. Chapitre à la hauteur des deux :)

Hâte de voir la suite !
Condillac
Posté le 29/11/2023
Très bon prologue, fluide, avec beaucoup d'ironie et une critique piquante du monde du travail et de la société capitaliste et consumériste en général ! C'est rythmé ! Ce chapitre donne envie de lire la suite.
Taranee
Posté le 09/04/2022
Salut !
Je suis passée par là, vu que ton histoire regroupe les registres qui me plaisent beaucoup...
Tes descriptions sont justes parfaites ! Elles sont très claires et visuelles et pas ennuyeuses du tout !
J'adore ta façon d'écrire, elle est... Je ne sais pas comment dire... Fraiche, pleine de vie ! Bref. Super prologue, ça donne envie de lire la suite !
Groehe KACI
Posté le 07/04/2022
Bonjour
Ecrire au présent n'est pas courant, j'avoue qu'au début ça m'a perturbé, mais ça donne du rythme à l'histoire. Le décor est planté, j'ai eu du mal à comprendre où tu voulais en venir avec "le collectionneur" mais finalement tout s’enchaîne !
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