La traque

Par Fañch

Une goutte... Puis une autre... Encore une autre... Tout s'accélère...

Il pleut.

Chaque goutte claque avec force sur la large capuche de cuir qui couvre mon visage. L'eau ruisselle sur mon gambison, glisse sur mes chausses et mes bottes de cavalerie pour terminer sa course sur le sol chaud. Je retire l'un de mes gants et tends la main pour ressentir la fraîcheur de l'ondée. Le paysage qui s'étend au pied du promontoire où je suis se retrouve brouillé par l'averse, plongé dans une brume humide qui s'élève lorsque l'eau fraîche frappe la pierre, le sol et les végétaux gorgés de chaleur. On ressent comme un frisson parcourant la forêt, un long soupir de contentement après des semaines de sécheresse.

Je laisse mon cheval profiter quelques instants de cette eau bienfaitrice dégoulinant sur sa robe baie pendant que je flatte son encolure. La traque a été longue et nous a mené bien loin de notre point de départ.

Après quelques trop courtes minutes, la pluie s'apaise. Je remets mon gant, réajuste les différentes protections de cuir et de maille que je porte avant de vérifier la fixation de l'arme que je porte dans le dos. D'un court sifflement je rappelle mes chiens, quatre molosses d'un blanc de neige taillés pour la chasse. J'oriente mon cheval vers une sente zigzagant entre les roches affleurantes pour plonger dans les bois s'étendant à perte de vue.

La traque s'achève aujourd'hui...

*********

Des mois que je cherche... Et toujours rien ! Pas le moindre signe, le moindre espoir... Et chaque fois c'est la même chose, la même histoire, le même baratin...

Aujourd'hui encore, me voici à attendre mon tour dans le hall, comme des dizaines d'autres. Avec de longues minutes de retard je serai reçu dans un bureau exigu pour m'entendre dire par une nouvelle conseillère : « Désolé monsieur Pwyll, aucun emploi disponible ne correspond à vos compétences. Revenez le mois prochain.»

La même litanie, chaque mois. Le marché du travail est bouché. Des millions de chômeurs se pressent chaque jour devant les bureaux de Pôle Emploi mais la majorité reste sur le carreau. Nous disposons tous de formations diverses et variées mais aucune ne semble correspondre aux postes disponibles... S'ils existent. Je serais prêt à accepter n'importe quoi, mais les emplois les plus élémentaires ont tous été automatisés, robotisés... Comme moi des millions de personnes devront vivre avec un revenu minimum s'amenuisant chaque année un peu plus... Enfin, quand je dis vivre.... Il s'agit plutôt de survivre.

Ha ! Enfin mon numéro s'affiche sur le prompteur. Toute cette attente pour à peine cinq minutes dans le bureau... Je me dirige donc vers la pièce indiquée sur l'écran et frappe à la porte. Première surprise, la jeune fille qui m'attend derrière son bureau ne m'est pas inconnue.

« Bonjour Erwann, asseyez-vous je vous prie.

- Vous... Vous souvenez de mon prénom ?

- A vrai dire, il est indiqué sur votre dossier.

- Ah... »

J'aurais dû m'en douter... Ce n'est pas parce que j'ai la même conseillère que la fois précédente qu'elle se souvient de moi. Et puis, après tout, ce n'est peut-être pas plus mal... Au moins elle ne se souvient pas non plus de ma lamentable tentative de drague.

« Bien... Faisons le point sur votre dossier justement.

- Oh... Ne vous fatiguez pas... Aucun emploi disponible ne correspond à vos compétences...

- Effectivement... »

Elle laisse traîner sa phrase avec un sourire en coin sur son visage. Je ne peux m'empêcher de me dire, encore une fois, que c'est beaucoup plus agréable d'entendre des mauvaises nouvelles dans la bouche d'une jolie fille. Cependant ce sourire ne s'effaçant pas, je fronce les sourcils.

« Qu'y a-t-il ?

Aucun emploi disponible ne correspond à vos compétences... Mais j'ai peut-être quelque chose pour vous.

- Vraiment ?

- Vous m'aviez bien dit à notre dernière entrevue que vous étiez disponible et « sans attache » ?

- Quoi ? Euh... Oui... Enfin je disais ça pour...

- Peu importe. Est-ce bien le cas ?

- Oui.

- J'ai également lu dans votre dossier que vous aimiez les jeux vidéos.

- Oui... Enfin, ça c'était avant, quand j'étais plus jeune et que j'avais de l'argent pour m'en payer...

- Bref. Avez-vous entendu parlé d'un jeu nommé « Agartha » ?

- Évidemment ! Tout le monde en a entendu parlé ! Le premier univers virtuel que l'on peut rejoindre en s'endormant...

- Tout à fait. Et bien l'entreprise qui gère cet univers cherche des joueurs pour des rôles particuliers. Vous seriez rémunéré.

- Quoi ? Je prends ! »

*********

Voilà plusieurs semaines que j'ai intégré les équipes de Dreamcatcher Developpement, l'entreprise gérant l'univers d'Agartha, en tant que joueur sous contrat. Des semaines au cours desquelles j'ai reçu une formation intensive aussi bien théorique que pratique, dans le jeu comme dans le monde réel.

J'ai dû assimiler des tonnes de connaissances sur l'univers du jeu, les peuples, la géographie, les créatures, la politique. On m'a enseigné de nombreuses techniques de survie, de chasse, de pistage. J'ai reçu des heures d'entraînement physique, de cours d'escrime, de self-défense, d'équitation. Et comme toutes ces compétences sont transposables d'un monde à l'autre, je l'ai fait de jour, dans notre réalité, comme de nuit, dans celle d'Agartha... Sauf la magie peut-être...

Les entraînements physiques ont plusieurs utilités : habituer mon corps et mon esprit à se mouvoir et à réagir rapidement et avec efficacité... Mais également à supporter plusieurs jours d'immersion dans l'univers d'Agartha. En effet, le corps ne bouge pas et perd de sa masse musculaire lorsque l'on est plongé dans un sommeil artificiel un certain temps. Il faut donc prévoir cette perte en amont, mais également se réveiller régulièrement pour reprendre l'entraînement et regagner la masse perdue.

Je ne dois pas m'en plaindre. Je suis payé pour faire ce que des milliers de joueurs rêveraient de faire. Nous n'étions qu'une poignée pendant la formation. Et tous n'ont pas pu suivre le rythme. Mais j'étais déterminé.

Je le suis toujours.

Même la veille du grand saut. Demain ma formation s'achève. Demain je rejoindrai Agartha pour une très longue période, plongé dans un coma artificiel. Demain je jouerai le rôle pour lequel j'ai été embauché. Demain je devrai débusquer les anomalies de jeu, les bugs, et les éliminer au cœur même du jeu. Demain je serai Arawn, le Chasseur.

*********

La forêt humide exhale des odeurs puissantes de sous-bois, d'humus et de terre. Elle frissonne, revit et sort de sa torpeur. Elle se gorge de sons, de piaillements et de cris. De multiples animaux détalent devant mon cheval que je mène difficilement entre les buissons de fragon et de houx.

Je sens ma monture tendue, levant les oreilles au moindre bruit suspect. Elle aussi connaît la tension qui précède la chasse. Je suis comme elle, aux aguets, tous les sens en alerte. Mes chiens ont disparu depuis de longues minutes et ont flairé une piste. Je suis, à l'oreille, leurs lointains aboiements qui m'ont fait quitter le sentier.

Au bout d'une bonne demi-heure les arbres deviennent trop serrés et les broussailles trop denses pour que je puisse continuer à cheval. Je mets donc pied à terre, sors un arc et un carquois bien fourni d'un étui à l'arrière de la selle, et caresse les joues de ma monture pour la rassurer. Je la laisse là, libre de ses mouvements, et m'enfonce encore plus profondément dans les bois, à la suite de ma meute.

Petit à petit l'atmosphère se transforme, d'abord imperceptiblement, puis de façon de plus en plus marquée. Elle s'assombrit. Les bruits se font de plus en plus étouffés, plus de chants d'oiseaux ou de bourdonnements d'insectes. Comme si la faune avait fui cette partie de la forêt. Seuls les aboiements de mes chiens résonnent encore, mais de manière lointaine... Puis, soudain, plus rien...

Mes pas, s'enfonçant dans la mousse et les feuilles, résonnent dans le silence pesant. Je sors une flèche du carquois que j'ai fixé à ma ceinture et bande mon arc. Je m'arrête, calme ma respiration et les battements de mon cœur. Je prends une profonde inspiration, ferme les yeux et écoute.

Un hurlement.

Ils l'ont trouvé.

Je reprends ma marche et accélère le pas pour me rapprocher au plus vite de mes chiens. Je m'accroche aux ronces et aux branches d'aubépine, trébuche sur des pierres ou des racines rendues glissantes. Le temps est compté et j'ai l'impression de prendre de bien trop longues minutes à rejoindre ma meute.

Enfin, j'émerge dans une petite clairière au centre de laquelle se trouve un amas de roches moussues sur lequel pousse tant bien que mal un hêtre tortueux. Autour du promontoire mes chiens font des va-et-vient en grognant. Leur blancheur immaculée tranche avec le pelage noir de la bête qu'ils encerclent, perchée sur les rochers, au pied du grand hêtre. Elle est immense. Ses yeux mauvais passent d'un chien à l'autre, ses dents aiguisées comme des rasoirs se dévoilent à chaque fois que l'un d'eux s'approche de trop près. Elle ressemble à un loup monstrueux avec la taille et la stature d'un imposant taureau. Un managarm.

La bête finit par noter ma présence et tourne vers moi son regard empli de colère. Mon arc ne me servira à rien. Je le jette sur le côté et détache lentement la lame fixée dans mon dos, une sorte de croisement entre un glaive et une courte lance, une épée à la fusée bien plus longue que la normale, inspirée des pudaos chinois.

« Tu n'as rien à faire ici managarm... Tu as quitté ton domaine et semé le chaos sur ton passage. »

Elle ne peut évidemment me répondre mais semble intriguée par le son de ma voix.

« Ta place est au cœur de la Vieille Forêt et jamais tu n'aurais dû pouvoir quitter la zone qui t'a été attribuée. Jamais tu n'aurais dû pouvoir rejoindre le Gwened. Ton rôle est d'attendre les ambitieux et les imprudents dans les bois anciens. Je ne suis ni l'un ni l'autre. Mon rôle à moi est d'éliminer les anomalies. Et tu es une anomalie. »

Je sais pertinemment que mes paroles ne peuvent avoir d'impact mais j'aime expliquer le pourquoi de mon geste. Et puis, étrangement, même si elle ne peut me comprendre, je la vois changer brusquement d'attitude. Ses babines se retroussent et elle contracte ses muscles... Elle s'apprête à bondir sur moi.

Je siffle alors trois fois pour que mes chiens s'éloignent, ils ne font pas le poids malgré leur taille. Je lève mon arme et prononce les mots maintes fois répétés, la lame s'illumine d'une lueur bleutée.

Je me mets en garde.

La bête saute.

Je suis prêt.

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