La solitude

Par Sinead

Elle s'empare d'elle dès le petit matin, elle sait qu'elle ne résistera pas. Par principe, par politesse, parce qu'elle sait que c'est inutile. Mieux vaut laisser la vague l'emporter, la submerger totalement plutôt que d'essayer de lutter vainement et traîner une poisseuse mélancolie le reste de la journée. Ça lui est déjà arrivé, à de nombreuses reprises, et l'amertume n'a fait que s'ajouter au poids de sa faiblesse.

Elle serre la main sur le drap rugueux, les yeux grands ouverts et fixés sur les premières lueurs du jour qui perce à travers les fentes du vieux volet en bois. La chambre est silencieuse à cette heure, même les souris dorment encore paisiblement entre les cloisons du mur et ne débuteront leur journée qu'avec l'odeur forte du café bien noir. La solitude elles ne connaissent pas, regroupées en paquets bien serrés à l'intérieur de la laine de verre, par familles, par colonies entière qui sait, et la grande dame au manteau blanc se tient éloignée d'elles, méfiante.

Tout lui pèse, ses muscles, son cœur, ses émotions exacerbées qui voudraient bien s'enfuir par ses deux yeux fixant le mur nu. Et pourtant, il faut se lever, donner le change pour un jour encore, enfiler son masque, faire semblant, faire « comme si », faire ce qu'on attend d'elle, satisfaire le regard des autres et être approuvée dans sa jolie petite case. Se fourvoyer et se mentir, par commodité, par habitude, par lassitude. Se valider au yeux du monde, je suis comme ça, oui c'est moi. APPROUVEE.

Il n'y a personne dans la maison, mais personne aux premières loges non plus, pas aujourd'hui en tout cas, la solitude s'en est chargée, pas de visiteur, pas de gêneur. Juste elles deux et les heures, toujours les même heures. A qui s'en remettre ? Qui écoutera ses peines qu'elle-même ne supporte plus de se murmurer ?

Elle regarde ses mains, ses longues mains qui autrefois ne tremblaient pas, ses mains encensées par tout un chacun, avec lesquelles elle pouvait créer à l'infini, jusqu'à épuisement de son imagination. Elle a l'impression que tous ses souvenirs datent d'une autre vie, d'un temps où elle était plus elle-même qu'aujourd'hui. Que s'est-il passé ? Où a fuit sa vie ? Où a-t-elle fuit ?

Où ai-je fuis ?

Je me lève, prise d'une soudaine urgence. Je me dépêtre de mes draps, qui m'enserrent de plus en plus au cours de mes nuits d'insomnie. Je suis sûre qu'ils cherchent à m'étouffer, à me retenir pour toujours au fond de mon lit, dans le confort et l'abri de ma chambre aux volets presque toujours clos.

Je manque de tomber sur le livre que j'ai vainement essayé de lire hier soir et qui repose tel un cadavre à côté de la table de chevet. Je pousse la porte des deux mains, comme prise d'un soudain accès de rage. Ce n'est pourtant pas la rage qui m'habite, mais une pulsion, une réminiscence du passé qui vient de souffler avec force sur les quelques braises mourantes de mon ancien moi.

Telle une locomotive à vapeur je traverse les couloirs à grand pas. La maison est toujours silencieuse, déserte, inhabitée car j'en ai fait mon affaire il y a longtemps. J'ai chassé tout ceux qui venaient frapper à la porte de ma solitude, tout ceux qui espéraient qu'en grattant le fond de mon cœur il y pousserait à nouveau des fleurs de joie, fraîches et vivaces. Et selon moi, prêtes à être de nouveau arrachées et piétinées à la première occasion.

L'escalier est traître sous ma précipitation et je manque de me tordre une cheville sur la dernière marche. De la lumière filtre à travers la vitre de la porte d'entrée, mais je n'en ai pas besoin pour me repérer dans la semi-obscurité. J'ai traversé trop de fois toutes les parties de cette demeure dans le noir total pour m'effrayer devant la forme presque humaine de mon manteau, accroché à la patère depuis ce qui me semble être des siècles. Cette solitude forcée m'aura au moins permise de ne plus craindre les ombres qui s'allongent le soir venu, ou les bruits de la tuyauterie au milieu de la nuit.

Le carrelage est froid sous mes pieds et ça me surprend bêtement de le ressentir, mes pantoufles usées, que je ne quitte jamais, étant restées dans ma chambre. A l'intérieur, ça souffle encore plus sur les braises rougeoyantes. J'en veux plus, je veux ressentir plus de choses. Je ne supporte plus l'atmosphère feutrée et aseptisée de ma retraite solitaire, l'absence de contact avec quelqu'un d'autre que mon reflet dans le miroir. Réaliser tout cela me fait monter une angoisse inconnue, mais bienfaisante, j'ai l'impression d'émerger du brouillard.

Je plonge presque sur la poignée de la porte menant à l'arrière de la maison, ma porte de sortie, ma porte de secours. Les gonds grincent douloureusement, surpris peut-être sous mon soudain assaut auquel ils ne s'attendaient plus. J'ai envie de leur dire « C'est moi, je suis de retour ! », mais je n'en suis pas rendue à parler seule, la solitude n'a pas eu cet effet là sur moi.

Je ne m'attarde pas sur la terrasse en bois et le salon de jardin croulant sous les toiles d'araignées. L'urgence est ailleurs. La rosée me mouille les pieds, c'est froid , doux et magnifique. J'ouvre grand mes bras dans la fraîcheur du matin et me jette sur le chêne centenaire au milieu du jardin laissé à l'abandon. L'oreille collée contre son écorce brute, je l'écoute me murmurer les mots que j'attendais sans le savoir, « Te voilà enfin ».

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