La route des étoiles

La route des étoiles

Ulys s’était à peine assis à table à côté de Calixt que le capitaine entra dans la pièce et réclama l’attention. Lorsqu’il l’eut obtenue, il annonça :

– Nous devions rejoindre un important chantier de plantation d’arbres dans le système de Procyon, où nous devions aussi livrer notre cargaison de matériel médical. Nous allons différer un peu notre passage là-bas, car nous venons de capter une alerte de priorité maximale émise par la planète Stadium dans le système de Luyten. Le caillou possède une tectonique instable et ils ont subi un séisme très important. Nous allons nous détourner pour leur porter secours.

– Ah… Pas très gai pour votre première escale, les enfants, souffla Karl en jetant aux enfants un regard désolé.

Un brouhaha discret régnait sur le réfectoire. Les hors-mondes affichaient des mines moroses après l’annonce du capitaine.

– C’est bien qu’on ait capté le message, non ? On va pouvoir se rendre utile ! s’exclama Ulys qui se voyait déjà soulevant des blocs de pierre pour libérer des blessés de décombres fumants.

 – Je n’ai encore jamais participé à un sauvetage, dit Diego, mais j’imagine que ça doit être dur à vivre. Peut-être que Skull vous gardera à bord.

– Ah non ! Pourquoi ? Je veux aider !

Avant que Diego puisse répondre, Skull reprit :

– Ne vous alarmez pas : d’après ce que j’ai compris, leurs constructions sont conçues pour résister et les dégâts sont essentiellement matériels, au niveau des infrastructures : routes, bâtiments, pistes d’astroports, et cætera… Il y a quand même des victimes, très localisées. Je ne sais pas encore ce qu’ils nous demanderont de prendre en charge, nous verrons où nous pouvons rendre service en arrivant.

Les membres d’équipage parurent soulagés. Les conversations recommencèrent à chaque table pour commenter les nouvelles informations. Seul Darwin se tenait silencieux, la tête emprisonnée dans ses deux mains. Skull se posta devant lui pour lui dire quelque chose à voix basse. Le médecin se redressa brusquement. Les deux hommes s’affrontèrent du regard, l’un fébrile et rageur, l’autre calme et déterminé. Ulys se demanda un instant si Darwin oserait frapper son capitaine, mais il baissa finalement les yeux et sortit sans un mot. Qu’est-ce que Skull avait bien pu lui dire ?

Ce dernier s’approcha de leur table.

– Je vous attends dans la salle de commandement, les Sailor, laissa-t-il tomber avant de tourner les talons.

Ils le rejoignirent sitôt leur dessert avalé.

– Asseyez-vous. Je souhaite vous parler de ce chantier. D’abord, je veux m’excuser : je vous ai promis de vous ramener le plus vite possible à vos parents, mais cet imprévu risque de nous retarder d’une ou deux semaines.

– On peut sauver des gens ? demanda Ulys.

– C’est pour ça qu’on y va.

– Alors il faut y aller.

Skull interrogea silencieusement les autres, mais aucun d’eux ne protesta. Il hocha la tête sans qu’aucune émotion ne transparaisse sur ses traits puis reprit :

– Vous avez le choix de participer ou non. Rien ne vous y oblige.

– Pourquoi ? demanda Ulys.

– Parce qu’il n’y a pas de raison pour que vous assistiez à des choses que vous n’êtes pas prêts à voir. Même si, d’après ce qu’ils m’ont dit, les habitants de Stadium ont limité les dégâts grâce à leur savoir-faire en matière d’architecture, ils annoncent des blessés et des morts. Vous avez le droit de ne pas affronter ça.

Les Sailor gardaient tous le silence. Ulys commençait à se rendre compte qu’il avait peut-être sous-estimé ce à quoi ils risquaient d’être confrontés. Leur vie, certes inconfortable sur une planète à bout de souffle, ne les avait quand même pas préparés à ça.

– Chacun d’entre vous peut choisir, ajouta Skull. Et vous disposez encore de quatre jours pour y penser.

– Si nous préférons ne pas participer, nous devrons rester à bord ? interrogea Tan.

– Non, pas forcément. Du moment que je sais où vous êtes. D’ailleurs, je vais vous donner des proxcoms pour que je puisse vous joindre, et inversement. Ce sera plus clair quand nous serons arrivés, mais il y aura sans doute moyen de se rendre utile en dehors des zones les plus touchées.

– Nous allons réfléchir, dit Tan après avoir consulté les autres du regard.

Skull hocha la tête avant de marquer une pause.

– J’ai quelque chose pour vous, dit-il.

– Qu’est-ce que c’est ? questionna Teddy avec enthousiasme.

Pour seule réponse à leurs mines interrogatrices, il appuya sur une commande du pupitre.

« Mes chéris ! Je suis si contente que vous alliez bien ! » s’exclama la voix de Carla en résonnant dans la pièce.

– MAMAN ! hurla le petit garçon qui se leva de son fauteuil en bondissant. C’est Maman !

« On va tous se revoir bientôt. » disait maintenant Sly.

– Et Papa ! continua Teddy qui galopait à présent autour de la table.

Ulys sentit des larmes qui se frayait un chemin jusqu’à ses yeux, et un rire incontrôlable jusqu’à sa gorge.

« J’ai très très envie de vous voir, poursuivit Maty, mais vous êtes tous ensemble et je suis sûre que vous vous occupez les uns des autres comme vous savez si bien le faire. Continuez ! Je vous aime très fort. »

Oxan émit un drôle de bruit, à mi-chemin entre l’éclat de rire et le sanglot ; elle frotta le dos de son frère qui cachait son visage entre ses genoux.

« On vous embrasse de tout notre cœur, vous nous manquez. » dit Granma.

« Et on a hâte de faire la connaissance de Monsieur Burningskull, disait Granpa. Vous êtes bien tombés ! Remerciez-le pour nous. »

Toujours imperturbable, Skull distribua à chacun d’eux un petit appareil muni d’un écran qui se fixait au poignet.

– Vos parents et grands-parents ont aussi envoyé des messages particuliers pour chacun de vous. Je les ai chargés sur vos proxcoms respectifs.

 Teddy fonça sur lui et l’enlaça. Ulys ne se sentait pas prêt à faire de même, mais il devait bien admettre que son opinion à propos de Skull venait d’évoluer considérablement. Le capitaine finit par écarter le jeune Sailor en le soulevant par les deux bras, puis le déposa à un mètre de lui, un peu comme une chose encombrante — avis partagé assez souvent par Ulys, d’ailleurs.

– Je voudrais vous montrer quelque chose.

Il leur désigna un renfoncement au fond de la pièce. Un escalier en colimaçon s’y dressait. Par la trémie, ils percevaient une étrange lueur.

– Vous n’avez encore jamais assisté à ça, je pense, leur dit Skull. Préparez-vous, parce qu’en général, ça fait un choc.

Pour la première fois, Ulys surprit un vrai sourire sur les traits du capitaine alors qu’il les précédait vers le niveau supérieur. Ça, c’est déjà un choc, se dit-il en constatant à quel point la physionomie de l’homme en était transformée.

Lorsque les yeux de Teddy, qui suivait leur hôte, eurent atteint la dernière marche, Ulys entendit un grand :

– Waaaaahhhh ! Que c’est beau !

Quand il émergea à son tour sur la plateforme, Ulys comprit sa réaction. La pièce, dépourvue de plafond et de murs, était couverte d’un dôme transparent. Ils se tenaient debout au milieu des étoiles. L’absence d’atmosphère les faisait paraître moins brillantes que sur Terre, mais le spectacle n’en était pas moins beau, dégagé de toute pollution lumineuse. Où qu’on se tourne, un fabuleux tableau s’offrait aux yeux. Sur fond noir, les astres étaient semés par amas, se fondaient en nuages, s’étiraient en lignes infinies ou planaient seuls. Et la route argentée et gazeuse de la Voie lactée s’étendait en arrière-plan, d’un bout à l’autre de la voûte céleste.

Hypnotisé, Ulys observa le ciel grandiose avec une sorte de vertige grisant. Celui que devait éprouver tout voyageur galactique, sans doute ; il était suspendu dans ce vide infini, dans la coquille minuscule du cargo qui lui parut alors comme le plus douillet des nids.

– Ceux qui n’ont jamais quitté leur caillou ne ressentent jamais ça, affirma Skull.

Il leur montra l’étoile de Luyten, leur destination, ainsi que les plus brillantes autour d’eux et les nomma.

Des étoiles plein les yeux et les voix de ses parents dans les oreilles, Ulys s’endormit ce soir-là plus serein qu’il ne l’avait été depuis longtemps.