La rencontre

Notes de l’auteur : Ce chapitre est un peu plus court, mais c'est probablement l'un de mes préférés. Bonne lecture :)

Mages et sorciers, apprentis,

Charlatans, Ensorceleuses,

Démons, bandits, fous et vauriens,

Fils de rien mais magiciens

 

C’était l’une de ses nuits où le sommeil ne vient pas. Abel avait beau se tourner et retourner sur ses draps, ses yeux refusaient de se fermer complètement. Quelque chose, dans le coin de son regard, attirait son attention sans qu’il ne sache pourquoi.

 

Sa cabine était plongée dans l’obscurité d’une nuit sans lune, bercée tranquillement par la mer. Ils avaient quitté la Mäat depuis quelques temps, mais le mousse n’était pas dépaysé. Loin de son hiver natal, il laissait le soleil chauffer le bois et l’eau. Cette nuit, l’air était plus frais, et les vagues dansaient en silence, si bien qu’Abel percevait les murmures d’une souris dans les murs. Était-ce seulement une souris ?

 

Réalisant qu’il ne parviendrait pas à s’endormir d’aussi tôt, il s’assit dans son lit et posa son oreille contre le bois de la cloison. Ainsi, il put en être certain, si rongeur il y avait, ce n’était pas ici. Le chuchotis se faisait toujours entendre, légèrement plus fort à présent. Le jeune homme, dont le courage avait ses limites, attrapa une bougie et l’alluma en vitesse, plongeant ainsi la pièce dans la lumière faible et tremblante du feu. Personne.

 

Quelque chose continuait de le perturber, de capter son regard sans qu’il ne puisse l’en détacher.

 

Quelque chose qui se tenait près de la porte.

 

Pourtant, il était incapable de l’identifier. Lorsqu’il se leva, la bougie vacilla, et il sursauta en voyant les ombres bouger. Il se chambra intérieurement, pour se rassurer. Ces ombres n’étaient pas en train de bouger, c’était son imagination qui lui jouait un tour ! Cette bougie a dû être balayée par un courant d’air... se disait-il, bien qu’il n’ait senti aucun souffle de vent sur sa main. Cette porte… vient de s’ouvrir toute seule, à cause… de la houle ?

 

Posant un pied hors de la pièce, il fut soulagé en constatant que les ambulles des couloirs avaient été allumés. Ce n’était qu’Erin qui passait !

Mais il n’entendait aucun bruit de pas s’éloigner.

 

Face à lui, dans le halo d’une lumière, quelque chose traversait l’air comme un arc-en-ciel perce un nuage. Plus Abel tentait d’en distinguer les contours, plus la chose s’effaçait à son regard. Et pourtant, elle restait là. Le mousse ne lui trouvait pas d’yeux, mais il savait qu’il était dévisagé en retour. La peur s’était envolée, laissant place à un sentiment d’une nature différente, qui calmait le rythme de son cœur dans sa poitrine.

 

- Qui es-tu ? osa-t-il.

 

La question correcte était « Qu’est-ce que tu es ? ». Bien entendu, il n’eût aucune réponse. Tout au plus imagina-t-il un murmure, semblable à un tissu que l’on froisse. La silhouette n’avait pas bougé, mais, en baissant les yeux, le jeune homme distingua une forme singulière, d’un blanc presque ocre, chiffonné dans ce qu’Abel aurait appelé une « main ». Remarquant peut-être son regard, celle-ci lui tendit l’objet, qui se déplia en tombant entre les doigts du mousse. Une photographie, ou bien une peinture. Il ne parvenait à en déterminer la nature. Un portrait en tout cas. Et soudain, le visage de cet homme entre deux âges, profondément marqué par la fatigue mais fendu par un large sourire, lui apparut familier. Il reconnaissait la lueur de ces yeux, identique à celle qui brillait faiblement dans l’air, juste devant lui.

Il eut un mouvement de recul, et besoin d’un instant pour se ressaisir. Le spectre était patient, immobile.

 

- C’est… vous ?

 

Mais lorsque ces mots passèrent la barrière de ses lèvres, ils n’étaient déjà plus une question. D’ailleurs il sentit, dans la façon dont la transparence vaguement humaine sembla se retourner lentement, qu’il avait vu juste. Sa gorge se serra un moment, et il fut incapable de parler plus longtemps. Il se laissa guider par l’ombre qui s’éloignait d’un pas lent, très lent.

 

Elle prenait un couloir, puis un autre, et à chacun d’entre eux une nouvelle silhouette de la même nature venait se joindre à leur lente procession. Le tout donnait l’impression qu’Abel était affublé d’un étrange voile sombre qui trainait derrière lui dans un murmure de satin. Certaines tenaient des cordes, d’autres des outils, et il apparut soudain évident au jeune homme qu’il avait été idiot de croire qu’une frégate pouvait se manœuvrer sans équipage.

 

Ils étaient là, ses compagnons, la main d’œuvre d’Erin, pauvres marins réduits aux ombres d’eux-mêmes.

 

Voilà qui faisait voguer ce navire.

 

Emu, percevant le poids d’une lourde tristesse dans ce bateau qui lui parut soudain étranger, il croyait presque entendre l’écho sombre et languissant d’un vieil orgue au loin, jouant une mélodie à la mince limite entre celle d’une noce et celle de funérailles. Il n’avait plus peur, ne craignait plus rien que l’oubli, partageant son cœur avec celui de tous ces gens perdus qui le menaient doucement à travers les allées qu’il avait parcouru tous les jours durant ces derniers mois, sans jamais les voir ni les connaître réellement. Le flot des âmes continuait de s’épaissir, et bientôt ils furent des centaines. Il était impossible pour le jeune homme de distinguer les contours de chacune des silhouettes, mues désormais en un amas informe de murmures et de sanglots silencieux. Ses propres pensées ne parlaient plus, mais ses larmes coulaient à flot sans qu’il ne fasse le moindre geste pour les retenir ou les essuyer. Elles étaient de mise, et à chaque pas, elles s’intensifiaient.

 

Ils arrivèrent enfin devant une porte qu’Abel reconnaissait, d’un rouge carmin, portant une poignée dorée. La dernière fois qu’il s’était rendu au bureau d’Erin, c’était lorsque celle-ci l’avait jeté dehors avec l’aide de sa magie. Il n’avait pas revu la sorcière depuis, décidant qu’elle lui était décidément trop antipathique. Le murmure de satin derrière lui se tut, toutes les âmes s’étaient arrêtées. Sans qu’elles eussent à faire un signe, ou à prononcer une parole, ce dont elles étaient probablement dépourvues, le mousse sut ce qui était attendu de lui. Il leva la main vers l’or et tourna lentement le bouton de porte, ignorant ce qu’il trouverait derrière.

 

Fermée.

 

Le bureau était fermé à clef. Ce qui signifiait qu’Abel ne pouvait pas y entrer, ignorant bien sûr où Erin cachait son trousseau. Ce qui signifiait également que la magicienne n’était pas à l’intérieur, ce qui, à cette heure de la nuit ou bien du matin, était plutôt rassurant. Avant même qu’il ne se retourne vers les ombres pour leur faire part du problème, il sentit quelque chose le traverser, de l’ordre d’un courant d’air peut-être. Un petit déclic se fit entendre de l’autre côté de la porte, et celle-ci s’entrouvrit d’elle-même. Ou plutôt, une silhouette fantomatique l’ouvrit depuis l’intérieur.

 

La pièce était plongée dans le noir, mais lorsque le mousse passa un pied à l’intérieur, une ambulle s’alluma, inondant les meubles d’une lumière vive légèrement teintée de rose. Abel eut besoin d’un instant pour habituer ses yeux, puis sa vue recouvrée se posa immédiatement sur le grand bureau, doutant soudain qu’Erin fut vraiment absente. Personne.

 

Confus, le jeune homme commençait à se demander pourquoi les ombres l’avaient mené ici, lorsque l’une d’entre elle, qu’il identifia comme l’homme de la photo, se détacha des autres pour se présenter devant lui. Sa voix revenue, il sécha ses larmes du revers de la manche et parvint enfin à s’exprimer.

 

- Qu’est-ce qui vous est arrivé ? demanda-t-il maladroitement.

 

Aucune réponse. Il sut que ce n’était pas la bonne question à poser à un fantôme qui ne pouvait pas raconter son histoire. Il réfléchit un instant, précisa sa pensée, et frissonna en comprenant soudain malgré lui pourquoi il avait été amené dans ce bureau. Il reformula alors.

 

- Non… qui vous a fait ça ?

 

Sa voix tremblait. Question rhétorique. Il connaissait la réponse au fond de lui, depuis quelques minutes déjà.

 

Pourtant, il ne put contenir le frisson qui le traversa de bas en haut lorsque le spectre leva lentement, très lentement la main, et pointa du doigt le fauteuil vide sur lequel était accroché le manteau d’Erin.

 

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