La rencontre

Par Captain

J’arrive, en fin d’après-midi, au 14 rue Vaugirard, en espérant qu’il ne soit pas trop tard. J’aurais sûrement dû attendre le lendemain matin avant de me lancer dans cette nouvelle aventure. Mais le message, m’invitant à venir expertiser un appartement abandonné, plein de tableaux et d'œuvres hétéroclites, a piqué ma curiosité à vif. Ce qui ne tolère, chez moi, pas le moindre délai.

Je débarque directement de province, où ma profession m’appelle souvent. Et, retrouver figure humaine, après quelque six heures de train, ne fut pas une mince affaire. Douche, maquillage, tailleur strict, personne n’y verra rien, de mon intérieur à moitié éteint.

Je me suis habituée à ce haussement d’épaule, ce tic désolé, qui me prend, devant le miroir, quand je me vois obligée de m’habiller comme ma mère. Je n’ai pourtant pas trouvé d’autre solution, pour éviter que ma jeunesse ne freine trop vite l’enthousiasme suscité par la lecture de mon CV. N’ayant vécu que pour les études et, n’étant pas du genre à me reposer sur mes lauriers, je conçois que ma carte de visite puisse sembler bien remplie en regard de mon si jeune âge.

Joie ! Denis Maillard, mon correspondant, ne fait aucune remarque déplacée, en m’accueillant en bas de l’immeuble. Sa poignée de main, ferme sans être trop appuyée, ne transpire que la sincérité.

– Mademoiselle Bertin, ravi. Allons au Petit Suisse, nous y serons plus à l’aise, pour que j’y puisse vous exposer l’affaire en détails.

L’homme marque des points. Il est bien bâti, d’après ce que laisse deviner son costume léger. Et sa courtoisie ne semble pas cacher de mauvaise intentions. En rentrant dans le café, il salue amicalement le patron et s’inquiète de moi.

– Je vous précède, montons. La salle du haut est, à cette heure-ci, tout à fait calme et tranquille.

Je regrette un peu mon tailleur car l’escalier est assez raide. Mais, comme M. Maillard a eu la bienséance de passer devant, ma culotte ne craint l’indélicatesse d’aucun regard égaré. Le tissu de ma jupe remonte haut sur mes cuisses. Je me sens bien, confiante, presque en vacances, en cet instant. Alors, autant profiter de chacune de ces marches complices, de chaque frottement, en me disant que finalement, cette culotte, j’aurais bien pu m’en passer, tellement l’air est aussi doux qu'un sourire de ce Denis. Ces deux-là commencent à me plaire.

Malgré mes séjours fréquents dans la plupart des grandes et moyennes villes de France, il n’y a qu’ici, à Paris, que je ne ressente cette excitation si particulière. Pour peu que l’on soit capable d’en reconnaître tous les pièges, que sèment à l’envie les oiseaux de mauvaise augure attirés par toute cette lumière ; ici tout paraît possible.

L’étage du café est désert, le beau temps ayant jeté tout le monde en terrasse. Nous en ferons notre domaine pour les heures qui viennent. Car, Denis est bavard. Et il en a, des choses à dire. Il me parle de sa voisine, grande voyageuse, un peu snob et solitaire. Elle lui a laissé un double de ses clés, après une alarme au gaz qui a bien failli l’obliger à sérieusement raccourcir un de ses périples au bout du monde. Ce qui, pour elle, équivaudrait à la pire des catastrophes.

Il m’avoue y avoir pénétré en son absence. Sans plus de gêne, au détour de la conversation... Que cette femme mystérieuse soit prête à toutes les extrapolations lui suffit amplement pour justifier l'incursion dans son foyer.

– Je suis sûr que vous auriez fait de même. Il fallait que je voie, de mes propres yeux, son intérieur.

Denis a un naturel déconcertant. D’un mot, il paraît prêt à convaincre n’importe qui du bien fondé de la plus osée de ses actions. Du moins, je le trouve tout à fait convainquant. Et j’espère, plus tard, ne jamais avoir à regretter cette puissante impression. Celle qui naît du fond de ses pupilles incandescentes, dans les replis de sa voix grave. Un timbre rugueux, juste ce qu’il faut pour exhaler la violence de ses expériences, transformant mon corps entier en une simple paire de tympans qu'il s'amuserait à titiller. Qui ne chercherait pas la sécurité de ce corps d’aventurier, emballé dans les plus fines étoffes de couturier ?

Le petit bout de textile, que j’ai, pour une fois, eu la sagesse de garder, me rappelle qu’il est grand temps de me reprendre, avant que cette histoire ne finisse à vau-l’eau. C’est en ces moments-là que je me souviens qu’un peu de maîtrise est de mise, pour mener tout contrat à son terme, correctement et rapidement. La fatigue me rendant excitée comme une puce et de moins en moins pertinente… Professionnellement, j’entends. Une sorte de cercle vicieux m’entrainant, de fatigue en dérapage, vers toujours plus de fatigue... et de dérapages.

– Quand avez-vous vue votre voisine pour la dernière fois ?

– C’était il y a un mois environ. Elle tenait des discours un peu incohérents. Une culpabilité la rongeait.

– A-t-elle précisé ce dont elle se faisait reproche ?

– J’ai cru comprendre que c’était à propos de bibelots qu’elle ramenait, parfois en douce, de ses voyages. De là, ma visite inopinée chez elle. Pour voir si elle n’avait pas commis l’irréparable ?

– Le portrait que vous m’avez dressé d’elle montre une femme plutôt solide. Vous la croyez sincèrement capable de ça ?

– C’est vrai que ça ne lui ressemble pas. Mais, avec l’âge, la maladie et la solitude, les gens changent.

– J’avoue manquer d’expérience en ces domaines. 

– Certes, vous donnez l’impression de croquer la vie à pleines dents.

« Croquer la vie à pleines dents », je ne sus pas si je devais en rire ou m’en inquiéter ? Pourtant, je devrais être habituée, traînant parmi les antiquités toute l’année et, me tapant plus de vieux que la morale ne le permet, à ce genre d’expressions surannées. Je décide que c’est mignon, en essayant quand même de me libérer de la vision de cette bosse dans son pantalon, que m’offre le parement de verre transparent qui chapeaute notre table de bistrot. Je lui fais de l’effet. Il faut que ça me suffise, pour l’instant ; que je reprenne le fil de l’affaire... L’autre affaire.

– Et donc, la semaine dernière, un courrier d'elle vous demande de commencer l'inventaire de ses trouvailles pour une vente ?

– C'est ça. Mais, souhaitant une parfaite discrétion, elle m'enjoignait de vous contacter personnellement. Plutôt qu'une maison des ventes avec pignons sur rue.

– Je ne désespère pas d'un jour fonder ma propre agence, une fois mes études terminées. Mais pour l'instant, inventorier la caverne qu’elle s’est confectionnée au fil des ans, voilà mon seul désir, dis-je dans une demi-mensonge.

– Alors, finissons vite nos verre et, en route !

En sortant du café, dans la lueur presque horizontale mais encore un peu brûlante de cette fin de journée, je sens mes jambes vaciller. Est-ce la fatigue, l’espoir de découvertes ou la silhouette de M. Denis Maillard, qui ouvre la marche, quelques pas devant moi, la fesse ferme et décidée, je ne saurais dire ? Le cocktail des événements récents est, de toute façon, fort à mon goût et je retrouve vite l’énergie nécessaire pour poursuivre cette aventure.

Mais, mes convictions, d’un coup, me quittent violemment. Le sol se dérobe. Je viens de buter sur un coin de trottoir. Comme disait ma grand-mère : « C’est en marchant la tête en l’air qu’on finit le cul par terre !  »

Ce cher Denis, au son de mon corps stoppé net par les pavés, s’empresse de venir à mon aide pour me relever. Heureusement, pas de mal, si ce n’est un talon cassé. Mon sauveur semble avoir plusieurs paires de bras ; il se charge sans ciller, de mon sac, de mon escarpin et d’un bout de ma dignité que je lui cède volontiers.

J’arrive donc sur les lieux, à moitié dans ses bras, ravie. Son appartement, ainsi que celui de sa voisine, n’étant qu’au deuxième étage ; mon état de grâce n'aura duré que trop peu.

– Si vous le voulez, je vous laisse seule à votre expertise et je vais chez moi recoller ce talon ? C'est une de mes passions. Je me vante d'ailleurs d'en maîtriser tous les aspects. N'ayez crainte. Je reviendrai vous chercher lorsque la répartition sera finie. Peut-être pourrions-nous ensuite souper ensemble ?

Je me sens rougir en entendant mourir le son stupide qui sort de ma bouche sans prévenir. Mais quel gloussement de cruche… Je crois qu’il a dû percer mon identité secrète. Oui, j’aime un peu trop ça. Bref, je m’empresse de tout accepter, de ses propositions, en pack complet et rentre presque en courant chez Mme la Voisine. Sans m’empêcher, en passant, de noter qu’il ne m’a jamais donné le nom de cette dame, étrange ?

La porte se refermer derrière moi avec un bruit sourd et puissant. Je me retourne, pour appuyer sur l’interrupteur, qui ne devrait pas trainer trop loin de l’entrée. Et réussi, un peu par hasard, à allumer la lumière.

De l’intérieur, la porte est comme capitonnée, très épaisse. Un tableau de femme, quelques centimètres au-dessus du bouton ; surement la propriétaire des lieux, me dis-je, d’instinct ? Aucun bruit n’arrive, ni du couloir, ni de l’extérieur. Ce silence, en plein centre de la Capitale, me semble soudain un peu oppressant. Réflexe d’époque, je cède à l'envie de consulter mon portable ; ce besoin de se relier encore plus au monde qu’on ne l’est déjà. Mais, comme une décharge électrique, un frisson désagréable me traverse la colonne vertébrale : Denis ne m’a pas rendu mon sac. Et mon portable est resté dedans.

Je reste sereine car, la plupart de mes angoisses se révèlent, la plupart du temps, infondées. Mon attitude équivoque l’aura, lui aussi, troublé au-delà des usages, vers une très compréhensible distraction. Je décide de me calmer en commençant mes fouilles. Et m’enfonce un peu plus en avant entre les cartons, colis, empilements de tableaux, qui ont rendu méconnaissable l’utilité première des pièces que je traverse. 

De ce qui fut un appartement, ne reste de visible que les plafonds. Si ce n’était le luxe des objets empilés partout, je me croirais dans l’appartement d’une déséquilibrée, profondément syllogomane. Si ce n’étaient les moulures, splendides, en haut des murs, je me croyais même dans un entrepôt.

Pour essayer de faire taire le malaise que me procure un tel endroit, je soulève le premier tableau devant moi. En constatant que je n’ai même pas un calepin pour noter quoique ce soit, j’ai bien envie de me gifler… J’ai, plus qu’à mon tour, fréquemment cédé à toutes sortes de pulsions. Pourtant, jamais je ne m'étais sentie aussi démunie ; cette rareté devrait se fêter. 

J’en étais à me trouver tout un chapelet d’insultes, toutes plus adéquates à ma bêtises les unes que les autres quand, un détail du tableau me figea. 

La scène représentait la rue Vaugirard et la terrasse du Petit Suisse. Pourquoi pas ? Mais, la silhouette de dos, au centre du tableau, je n’ose y croire ; elle me ressemble tellement !

Si j’ose affirmer me reconnaître aussi bien, même de dos, la raison en est très simple ; c’est l’habitude. Je me suis tellement fait peindre, photographier, dans toutes les tenues, tous les sens, toutes les positions. C'est bien simple, je me reconnaitrais les yeux fermés.

Je sais bien que, devant un tribunal, une personne de dos, sur une photo, priverait, de fait, toute application de la loi. 

Mais, l’anachronisme frapperait même un néophyte. La scène est clairement fin XIXe. Un tel tailleur ici n’a aucun sens. La panique monte d’un cran. Je sens que ce qui se passe ici n’est pas normal. Mes yeux scrutent le tableau et, pourtant, je mets un instant à réaliser l'évidence : le personnage n’a pas non plus son soulier gauche au pied.

Mon ventre semble prêt à accoucher d’une terrible nouvelle. Quand l’incompréhension est trop forte, elle se transforme en douleur. Il faut que je sorte d’ici au plus vite.

Je me jette sur la poignée de porte, presque hallucinée. Mes pires doutes se cristallisent. La porte est fermée à clé. Évidemment. Maintenant, c'est tout mon corps qui s'abîme sous les coups d’une main invisible, celle d'un destin m'écrase contre sa cage. Je tape, du plus fort que je le peux, dans la garniture de la porte qui, elle, encaisse en silence. 

Peut-être, un loquet passé inaperçu ? 

J’inspecte la porte, rien. Parcours son huisserie, rien non plus. Elle n’a pu être fermée que de l’extérieur.

C’est alors que je croise le regard de la femme du portrait, que j'avais examiné en entrant. L’image a changé. Les traits de son visage sont plus fins. Elle est plus jeune, aussi. Beaucoup plus jeune… Mon cerveau refuse encore de l’admettre. 

Pourtant, la vérité, en boule de chair, m’étouffe. Oui, c’est bien moi, sur ce tableau. Aucun doute possible ici non plus...

Alors, je hurle. Comme jamais je n’aurais cru pouvoir le faire, pendant qu’un voile noir trouble ma vision.

Il m'aura fallu presque une heure avant de ne plus être capable d’articuler aucun son. Dans ce silence forcé, je réfléchis. Cet appartement est en train de digérer tous les aspects de mon existence pour les transformer en œuvre d'art. On dirait une boucle qui se referme. J'étudiais l'art, il prend maintenant sa revanche. J'ai peur de l'admettre mais dorénavant, je ne verrais plus le monde que depuis l'encadrement de cette toile. Elle sera mon seul univers.

La voix de Denis s’impose alors, sans que je ne sache d’où elle vienne ?

– Allons, Johanna, comprenez-moi. Ma vieille locataire devait être remplacée. Nous qui aimons tous les deux les belles choses, je sais que vous me comprenez. Avouez qu'à ma place, vous en auriez fait de même !

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Lola Rhoswen
Posté le 04/02/2020
J'aime beaucoup la chute. Le lecteur est constamment mis en attente. Il va se passer quelque chose, c'est sûr mais quoi. Tout est amené avec beaucoup de finesse, même la culotte. j'ai adoré. J'en attendrai presque une suite. J'aime beaucoup la fluidité dégagée, le cheminement du personnage, et bien sûr la discrétion de Denis.
Captain
Posté le 05/02/2020
Et me voilà, sandwich revigoré, entre gratitude et soulagement !
Je n'aurais jamais osé parlé de finesse mais c'est vrai que la volonté qui m'habite, lorsque je me surprends à oser me mettre à la place de l'Autre, est de l'ordre du respect et de la délicatesse.
Que la joie de sentir vivre en soi la différence ne soit pas l'enfant d'un quelconque mépris, ni d'une sordide appropriation. Ouf !
De mon côté, c'est très motivant de voir un texte faire sa propre vie sous le regard de l'autre.
Qui sait si ce ne sera pas un moteur pour la suite ?
Merci vraiment de ce retour enthousiaste !
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