La rage

Par Jowie

La rage

 

Lors du repas du soir, Eleonara remarquait à peine les présences de ses consœurs attablées à ses côtés. La déception de l'Abbesse ne quittait pas sa mémoire. Eleonara lui avait rapporté une version abrégée de la discussion entre les sergents et l'Abbé, en retirant une anecdote par-ci, une réplique croustillante par-là. Limitée au buffet, elle avait eu assez de temps pour déterminer ce qu'elle raconterait ou pas. La gratitude de ses supérieures ne valait pas un clou : des compliments vides, des récompenses promises et jamais accordées, Eleonara ne voulait rien de tout cela.

— C'est tout ? N'ont-ils rien ajouté de plus ? s'était enquise Sœur Louve.

— Non, madame. Ils ont passé leur temps à se contredire, à manger, à admirer une pipe et à servir du vin au sergent de Blodmoore. Ils n'ont pas réussi à se mettre d'accord quant aux étrangers.

— Je vois. Quel ennui. Bon, Sœur Bronwen, préparez-vous : à leur prochaine réunion, nous répéterons l'opération. Et nous réitérerons jusqu'à ce que vous ayez quelque chose de valeur à me transmettre.

Marionnette d'un théâtre calculateur, Eleonara avait accueilli cette annonce avec une moue que Sœur Naimée, toujours aux flancs de l'Abbesse, s'était chargée de réprouver d'un foudroiement oculaire.

Le sort d'Agnan et de Sgarlaad chancelait et dépendait du bon vouloir des sergents. Eleonara se devait de les prévenir, eux et Sebasha d'Éméride.

 

Aussi bruyants qu'à l'accoutumée, les moines armés entrèrent dans le réfectoire, dépourvus de leurs armures. Cette fois, les anciennes commencèrent leur tournée par les novices, à qui elles distribuèrent des quignons de pain sec et des légumes bouillis, pendant que les hommes se tournaient les pouces, le ventre grincheux. Eleonara se retournait sans cesse, guettant le crâne ras d'Agnan. Comme il demeurait introuvable parmi la multitude de moines-soldats et de convers, elle se retrouva à tracer les contours d'un soleil sur la nappe, en attendant que Sœur Griselle lui servît sa portion dans son bol et que Sœur Rosemonde passât avec le panier à pain.

Quand les supérieures eurent servi leur tablée et s'en allèrent vers les moines-soldats, les novices plongèrent dans leurs bols. Eleonara avalait joyeusement ses carottes croquantes, ses panais, sa choucroute molle et ses endives amères à s'en étouffer, lorsqu'elle senti deux pupilles malignes se braquer sur elle.

— Dis-nous Bronwen, commença niaisement Agnieszka, que faisais-tu hier soir ?

Désarçonnée par cette question en flèche, Eleonara déglutit et se focalisa sur l'image d'une auréole au sommet de son voile blanc. Pourquoi Agnieszka lui parlait-elle ? Ce n'était sûrement pas pour le simple plaisir de faire causette.

— Rien de particulier, je suppose, mentit l'elfe avant de se reconcenter sur son bol et d'assassiner quelques carottes avec la pointe de son couteau.

Comment aurait-elle pu oublier la veille ? Elle avait dit « Vous êtes merveilleux » puis « Je vous hais » à la même personne.

Agnieszka n'était pas prête à lâcher le morceau.

— Ah bon ? Pourtant, hier à minuit passée, j'ai ouvert la fenêtre de ma chambre afin de l'aérer et je t'ai vue au clair de lune. Avec un homme. Un Barbare. Le grand, là. Celui avec le bouc et plein de trous dans les joues.

Les convives en noir et blanc, jusqu'alors bavardes, se turent brusquement. Eleonara eut brusquement envie de vomir. « Morbleu, elle a vu Sgarlaad me raccompagner ! »

La benjamine bouclée et au nez de cochon, se régalant de l'attention de ses auditrices, décida d'en rajouter une couche :

— Votre discussion m'avait l'air passionnante, surtout que toi, tu avais l'air toute gênée et sur le point de pleurer d'émotion. Je t'en prie, Bronwen, raconte-nous tout.

Se sentant rougir, l'elfe planta ses incisives dans sa lèvre inférieure. Avec une colonne vertébrale en gélatine, elle se força à hausser le menton et à étudier le visage angélique d'Agnieszka. Elle vit dans sa prunelle une méchante étincelle.

— Nous nous passerons volontiers de tes hallucinations nocturnes, Agnieszka, intervint Melvine de sa voix posée et un tantinet autoritaire. Cesse de l'importuner, veux-tu ? Et mange tes légumes !

— Je ne te causais pas, à toi, rapace ! contre-attaqua l'enfant du Don'hill, avant de se tourner à nouveau vers Eleonara. On peut savoir ce que tu trafiquais avec cet étranger ? L'Abbesse voudra des détails. Tiens, pourquoi tu deviens toute rouge ? Oh... je sais. Je sais ce qu'il te prend.

Elle marqua une pause abrupte pour s'assurer que toutes les oreilles l'écoutaient. Sa cible lui adressa un regard dur, haineux, mais la petite peste n'avait pas terminé.

— Le Barbare. Il te plaît.

— Non.

— Ouh la menteu-se, elle est amoureu-se ! Vous vous êtes bécotés, c'est ça ? Il n'est pas un peu vieux pour toi ?

L'accusée s'arrêta net de respirer. Son sang afflua en torrent à sa tête, son embarras et sa rage s'empilèrent à lui compresser l'estomac.

— Ça ne vaut vraiment pas la chandelle, Bronwen, lui souffla la Chouette en lui tiraillant le coin du voile pour l'encourager à poursuivre son repas. Crois-moi. Ce qu'elle veut, c'est te provoquer. N'entre pas dans son jeu.

Sœur Melvine surveillait les aînées du coin de l’œil comme si elle craignait leur retour. Eleonara ne remua pas. Ni les aînées, ni les moines-soldats ne se doutaient de la dispute, noyée dans le brouhaha et l'agitation du réfectoire.

La table grinça ; Eleonara s'était levée.

Les religieuses assises poussèrent des « oh ! » consternés et l'elfe mit quelques secondes à comprendre pourquoi. Une rondelle de panais bouillante lui avait échappé des doigts et avait terminé sa trajectoire dans l’œil d'Agnieszka.

Eleonara ne rit pas, mais ne s'excusa pas non plus. Elle était outragée et ça la dévorait. Agnieszka venait de l'insulter toute et entière. Un elfe se définissait par son manque d'âme, d'affection et d'attachement, une indépendance qui l'aurait rendue fière, si seulement elle avait pu s'y tenir. Ses oreilles en poignards étaient ses seules marques d'appartenance à présent ; ça, elle en était venue à le comprendre. Si elle l'avait su, la Dame l'aurait vilipendée. C'était pourquoi la remarque d'Agnieszka révulsait Eleonara de fond en comble : comment avait-elle osé viser là où ça faisait le plus mal, où elle avait le plus honte ?

Agnieszka s'était figée, mais que pour le moment de l'impact. Elle récupéra la rondelle de panais qui, s'étant décollée, était tombée sur ses genoux.

— Tu aurais pu me brûler la paupière ! Tu as vraiment les manières de quelqu'un né dans la fange ! (Elle jeta la rondelle de panais sur la table.) Gueuse rime avec beuse1 ; on devrait t'appeler comme ça : Sœur Beuse ! Sœur Beuse !

À l'instar du reste de ses consœurs, Melvine était si abasourdie qu'elle se tournait tour à tour vers Agnieszka et Eleonara, sans savoir qui tancer.

— Vous... tu... Excusez-vous ! Arrêtez-votre cirque !

En reine des enquiquineuses, Agnieszka n'avait d'yeux que pour Eleonara et savourait pleinement son agacement.

— Je sais ce que j'ai vu. Si vous ne me croyez pas, regardez seulement la face de Bronwen. Comment dit-on déjà ? Ah oui : il n'y a que la vérité qui blesse.

— Sœur Bronwen, est-ce vrai, ce qu'elle dit ? demanda une novice plus âgée.

Toutes l'étudiaient, curieuses, soupçonneuses, interdites. Des picotements aux doigts informèrent Eleonara que le sablier de sa patience demandait à être retourné. Sa vue se voila et elle vit rouge. Rouge sang.

Sans réfléchir, elle enjamba le banc et contourna la longue table à grands pas. Autour d'elle, les nonnes s'agitèrent et tentèrent de la retenir à mesure qu'elle se rapprochait de leur protégée.

— Ha ! Que peux-tu me faire ? défia Agnieszka. Me frapper ? Tu n'en a pas le droit !

Eleonara repoussa ses consœurs et l’agrippa avec la même fougue qui avait renversé l'entiché de Dalisa quelques années plus tôt à la taverne.

— Qui m'interdit d'abîmer ta petite face porcine ?

Son susurrement était effilé et aride, venant des plaines désertes de son âme, là où rien ne poussait, où rien ne survivait. Plus ses yeux reposaient sur ce visage enfantin, mignon, gracié, plus la nausée l'agressait. C'était Dalisa Taberné qu'elle percevait derrière ces mots de mauvaise foi, ces manies agaçantes, cet air intouchable et ces cheveux dorés. Ces horribles cheveux dorés. C'était Dalisa, revenue sans l'être, qui la poussait à bout, qui lui injectait un venin meurtrier. La servante du Saint-Cellier ne se priverait pas d'une vengeance, même sur un sosie.

Il était possible que les moniales criaient, que Melvine s'époumonait et qu'Agnieszka se débattait. Eleonara n'entendait plus rien.

Elle repensa à la Dame.

Alors, respirant fort, elle contracta son poing droit à le faire craquer et le hissa, prête à l'abattre de toutes ses forces sur la tempe de « Dalisa », tel un forgeron frappant l'enclume. Bourreau pour la première fois, l'elfe ne raisonnait plus ; sa furie commandait. Fais-lui payer cher. Pour nous tous.

L'elfe ne vit pas arriver la suite. Agnieszka se pendit à son cou et l'attira à terre.

Elle se roulèrent, se griffèrent et se rouèrent de tartes. Les coutures de leurs robes menacèrent de rompre et leurs mâchoires et leurs doigts de se briser. Leurs joues se tuméfièrent, leurs lèvres se fendirent et saignèrent, les noms d'oiseaux s'envolèrent en formation, au cœur du tumulte et des mains gesticulant dans l'espoir de les séparer. Quand Agnieszka mordit Eleonara, les nonnes hurlèrent d'horreur ; l'elfe, de douleur. Elle riposta par un coup de coude dans le creux de la joue et se mit à califourchon sur son opposante. Épouvantée, l'enfant du Don'hill gigotait et se démenait. Résistant aux mains qui la tiraient de toutes parts, l'elfe lui déversa quelques mots à l'oreille.

— L'Abbesse ne l'apprendra pas, pas de ta bouche, en tout cas. Tu veux que je crie ton amourette avec Rikard sur tous les toits ?

— Retenez-là ! Faites-la arrê...

Une toux sèche secoua la benjamine ; Eleonara avait enfoncé ses pouces dans ses carotides.

— Une parole de plus et je découpe tes oreilles pendant ton sommeil.

Ce furent ses derniers mots, car Eleonara fut aussitôt déracinée de sa proie et traînée par tous les membres à l'autre bout de la pièce.

Juste avant qu'on l'emmenât à l'air libre à travers le cloître, puis le jardin, elle vit Agnieszka fondre en larmes dans les bras de ses consœurs et éprouva l'envie de lui décrocher les cheveux par touffes. L'enfant du Don'hill incarnait le double imparfait de Dalisa, qui révoquait sans gêne ce qui aurait dû être oublié.

 

Quand on la relâcha, Eleonara bondit sur ses pieds et reconnut ses environs. C'était le champ d'exercice, là où les moines armés passaient la plupart de leurs pauses et leurs entraînements physiques. Le sergent Petrus d'Ox – dont la poigne de fer compressait encore son bras – désigna le faquin de paille qui souriait de travers au centre du terrain.

— Frappe.

Encore soûle de rancœur, Eleonara buta sur un instant de surprise. L'Einhendrien, haut, brun et fort laid, la bouscula impatiemment vers le mannequin.

— J'ai dit : frappe. Défoule-toi.

 

Quelques minutes plus tard, elle haletait et grognait comme un loup fou à lier ayant ravagé un troupeau de brebis ; elle transpirait et respirait comme un étalon en course. Sa guimpe était déchirée ; sous son foulard, ses cheveux étaient plaqués en arrière par la sueur. Le mannequin de paille gisait à ses pieds, cassé, démantelé, éventré. Elle gémissait encore de frustration. Ce n'était pas pareil, sur une chose inerte.

Une curieuse mimique traversait le visage du sergent telle la vilaine cicatrice qui fendait sa joue, tel le sourire de l'épouvantail.

— Bien, mademoiselle, fit le sergent d'Ox. Je vois que vous avez de la fureur. Un vrai diablotin. Je ne sais pas comment l'Abbesse vous punira, mais croyez-moi, je ne vous envie pas.

 

1(Suisse) bouse

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Isapass
Posté le 31/01/2020
Aïe aïe aïe, elle est tombée pile dans le piège de cette peste d'Agnieska ! Alors que quand on y réfléchit, ce n'est pas si grave, ce que lui dit Agnieska. Je crois surtout que son tort principal est de ressembler à Dalisa, mais ça, elle n'y est pour rien ! Et aussi d'avoir mis le doigt sur la honte d'Elé : avoir des sentiments...
J'aime beaucoup le côté exultation de la scène !
Et la fin est tellement sadique : j'ai cru que Ox allait l'aider ! Mais pas du tout puisqu'il la laisse à la merci de l'Abbesse ! Bon peut-être lui a-t-il évité de tuer Agnieska, quand même...
Jowie
Posté le 02/02/2020
Les choses s'empirent et Agnieszka se frotte les mains (sauf à la fin)! Et voilà, c'était l'explosion qui se préparait depuis plusieurs chapitres. C'es vrai qu'Eleonara aurait pu juste ignorer Agnieszka; mais ma foi, c'était la goutte qui a fait déborder le vase. On peut dire qu'elle a fait un délit de faciès...
Ox ne voulait pas trop se salir les mains, on dirait ^^
Aliceetlescrayons
Posté le 20/06/2019
Hé ben... Quand elle craque, Elé, c'est pas pour rire :D
Je suis bien contente qu'elle ait fait sa fête à cette affreuse Agnieszka même si j'ai un peu peur que ça lui retombe sévèrement sur le nez...
Je n'ai pas de critique à faire sur ce chapitre ^^ Je l'ai trouvé tendu comme il fallait, plein de rage et de violence pas du tout contenue!
Jowie
Posté le 20/06/2019
Salut Alice !
Eleonara est comme un paquet de popcorn que l'on met dans le micro-onde. Elle a un seuil à partir duquel elle perd tout contrôle ! Agnieszka a appris sa leçon ce coup-ci... enfin peut-être pas complètement ;) Comme tu as pu le voir dans le chapitre suivant, Eleonara devra payer cher !
Je suis trop contente que tu pense que ce chapitre a la bonne dose de tension, de rage et de violence ! Je ne sais pas si je l'ai dit, mais j'adore écrire les pétages de câbles xD
Vite, je vais répondre à ton commentaire suivant !
GueuleDeLoup
Posté le 29/05/2019
Oulah, j'ai bien sué avec ce chapitre, j'étais trop sûre qu'elle allait perdre sa coiffe en se bastonnant et que boum elle serait découverte et pendue Agagagagagah (oups, je me suis égarée XD )
Bon finalement, elle va juste se faire fesser par l'abbesse, mais ça ne présage rien de bon quand même. J'espère que les nordiques vont venir lui donner un coup de pied de main (c'est plus sympa :p )
Je te dis à très bientôoooot <3 
 
Bon c'est pas pour critiquer, mais c'est des chapitres qui manquent un peu de poneys XD mais c'est un critère personnel
Jowie
Posté le 29/05/2019
C'est vrai, la tension monte dans ce chapitre-ci ! Alors comme ça le mot "pendue" te fait rire ? xD Non mais j'avoue que si on l'avait découverte, Elé n'aurait pas pu y échapper; on ne dérange pas les moments de repas, c'est sacré, non mais!
Elé se fera-t-elle "juste" fesser ? On verra, on verra, je ne dis rien :D
Hahahah il manque des poneys ! Mais oui, je le ressens aussi ce manque ! Le problème c'est que comme Eleonara n'est plus tellement à l'écurie, je ne trouve plus d'excuses pour le mentionner. J'aimerais bien placer des "Et Voulï débarqua en pleine messe" mais je me dis que c'est un peu gratuit xD
à tout bientôt Loup et merci d'être passée !
Sorryf
Posté le 03/06/2019
Quelle relou cette Agnieszka (en plus d'avoir un prénom trop dur a écrire è.é)
Sacrée baston ! j'ai adoré, de l'engueulade au moment ou elles en viennent aux mains et ou Ele revoit Dalisa. Eléonara était tellement vénère elle a failli perdre sa touaille, c'est rare qu'elle perde le controle comme ça ! et ça m'a plu !
Bon par contre je suis pas tranquille pour la suite. Et j'espère que la pimbêche sera punie aussi ! 
Jowie
Posté le 03/06/2019
Hey Sorryf !
Ouais, Agnieszka n'a pas brillé dans ce chapitre-ci... et désolée pour son nom long et exotique. A la base, elle s'appelait tout simplement Agnès mais j'ai changé parce que je trouvais que ça ressemblait trop à "Agnan". Et aussi pour saupoudrer quelques influences slaves ;-)
Ahhh tu as aimé la baston ? YES ! Moi aussi, j'aime quand les personnages sont poussés à bout, je trouve que leurs réactions en disent long sur leur personnalité!
Pour la suite (que je viens de poster d'ailleurs), tu as raison de ne pas être tranquille !  Et je me méfierais tout autant des nonnes que de Eleonara. Je dis ça, je dis rien *sifflote*
Merci pour ton retour !
à touti et bonne semaine de scribouille!
Jowie
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