La naissance de la montagne

Par MarineD

Tobias regarda longuement la trousse à pharmacie. Ouverte en grand, elle occupait la seconde moitié du banc de toilette. La fichue mallette prenait autant de place qu'en eût pris un autre être humain, Tobias l'entendait presque penser. La refermer tout bonnement n'aurait rien d'une rupture ni d'une quelconque trahison, pourtant, il ne s'y résolvait pas. Un jour de plus ne le tuerait pas. N'avait-il pas progressé de manière considérable en se limitant à une seule injection journalière ? Il était inutile de griller les étapes. Cela viendrait. Il progressait.

Tandis que ses mains se saisissaient du flacon, d'une seringue et d'une compresse, son esprit se remplit du bleu azur de l'orbe qui trônait sur la cheminée des sœurs Ueno. Depuis qu'il l'avait admiré pour la première fois, il ne cessait d'en rêver. Certes, il devait à Yoko le regain de confiance envers son propre corps. La façon dont elle l'avait forcé à repousser ses limites avait sans doute accéléré sa guérison. Mais l'aura puissante de l'orbe d'eau lui avait rendu quelque chose de plus. Jamais il n'avait tant voulu guérir qu'après l'avoir contemplé. Jamais il n'avait tant résisté à l'eau-somnia que depuis ce jour. La douleur qui déchirait ses muscles pendant les séances d'étirement avait changé. Elle était redevenue « bonne », signe que son corps n'avait pas travaillé en vain, et Tobias ne l'avait jamais accueillie avec tant de détermination que depuis qu'il avait vu l'orbe.

Il retira la seringue de sa cuisse, pressa la compresse, puis remit le matériel en ordre.

— Daisuke.

Le garçon pénétra dans la salle de bain, saisit la trousse que Tobias lui tendait et la rangea dans le coffre sous le porte-serviette. Il étendit ensuite le kimono que son patient avait choisi de porter ce jour-là, puis lui passa la première manche. Les vêtements masculins du Pays Rouge convenaient parfaitement à Tobias, en particulier la mode estivale. Les tissus amples et noués à la taille étaient autrement plus commodes à enfiler que les chemises et pantalons à boutonnière que l'on affectionnait à Athos.

Daisuke prenait garde à ne pas toucher Tobias lorsqu'il l'habillait. Ses mains pinçaient le tissu avec précaution et toujours un peu plus haut que nécessaire. Il ne comprenait pas la raison de tant d'attention, mais ne cherchait pas à remettre en question la logique d'un étranger. Sa nature étourdie avait souvent fâché Tobias, mais le contact était une erreur qu'il n'avait jamais commise. Tobias avait si durement insisté auprès de Bara pour passer le message, et s'était montré si menaçant, que le nouvel aide, à peine arrivé, s'était demandé quel sort l'attendait.

Tobias s'appuya sur sa béquille pour se lever et, songeur, laissa Daisuke cintrer la longue tunique avec la ceinture assortie. Sa conduite d'alors lui paraissait maintenant disproportionnée. Ses expériences passées, celles de son adolescence, l'effrayaient à tel point qu'il avait tenu à transmettre sa peur au garçon. Mais le dégoût qu'elles recelaient n'était-il qu'un jeu de sa mémoire ? – Présentable, il gagna sa chaise roulante et se laissa reconduire par le couloir menant à la pièce à vivre. Les « tap, tap, tap » de l'autre côté du mur, où se situait la terrasse, lui apprirent que Bara s'adonnait à la sculpture sur bois. – Le souvenir qu'il gardait de son contact accidentel avec Yoko le troublait par l'indifférence qu'il lui inspirait. L'incident les avait rapprochés sans qu'il n'en ressentît de malaise. Serait-il davantage gêné si Daisuke devait frôler son épaule en lui passant ses manches, ou si Bara devait cogner ses doigts contre les siens en lui prêtant un ciseau à bois ? Sans doute pas. « Je me sens plus à l'aise avec Bara et Daisuke qu'avec mes propres parents » réalisa-t-il.

Daisuke tira la porte et fit passer la chaise roulante sur les tatamis de la pièce à vivre.

— Arrête-toi, dit Tobias.

Bara avait installé son petit établi à l'entrée de la terrasse. La planchette de bois qu'elle travaillait prenait des formes courbes, aux détails peu visibles depuis l'autre bout de la pièce.

— Approche-toi, s'il te plaît.

Daisuke plaça son pied au bas de la chaise roulante et usa de tout son poids pour la tourner en direction des portes largement ouvertes du salon. Une fois devant, Tobias sentit le léger courant d'air venant de l'entrée. À cette heure, le soleil n'avait pas encore atteint sa toute puissance, on profitait du parfum des parterres fleuris et des chants d'oiseau sans la chaleur incommodante ni la lumière éblouissante propres à la saison.

Bara, assise sur un tabouret, avait serré sa sculpture dans l'étau de son établi. À l'aide d'un outil plat et de son maillet, elle retirait le bois par lamelles qui s'enroulaient sur elles-mêmes avant de tomber en copeaux légers sur la table. L'image rappela à Tobias les rouleaux de l'océan de l'ouest venant s'écraser sur les plages de Ferris par grand vent. Pendant un instant, l'air marin lui manqua.

Sur le bois clair, tracé au fusain, le dessin d'un triton se reposant sur une branche servait de repère. Après avoir dégrossi la queue, Bara entailla le bois plus profondément pour dégager les flancs de l'animal.

— Pensez-vous que je puisse essayer, à l'occasion ? demanda Tobias.

Il ignorait si la prêtresse entendrait sa question, entièrement à ce qu'elle faisait. Mais elle répondit :

— Je ne vous croyais pas du genre manuel, mais si cela vous amuse, je vous prêterai une planche de noyer et quelques gouges. Plus le bois est tendre, poursuivit-elle en donnant du maillet, plus il est facile à sculpter et moins il use les outils. Celui-ci, c'est du cerisier. Mon préféré, c'est le bois d'arbre rouge.

Bara desserra l'étau pour travailler un autre côté. Sans reprendre son maillet, elle retira à l'aide de la gouge de fines lamelles sur la longueur du bois.

— Il faut affiner le bois sans le contraindre. Si vous ne travaillez pas dans le bon sens, il va s'abîmer. Il ne faut pas le brusquer, mais plutôt l'aider à prendre forme.

Et il prenait forme. Le geste de Bara était à la fois ferme et caressant. Entre ses mains, la sculpture s'affinait millimètre par millimètre. Le bois était, restait, tel qu'il était, mais Bara le guidait vers une forme nouvelle, une forme claire à son esprit, à laquelle elle s'apprêtait à donner corps.

Sa technique fit résonner en Tobias l'écho d'une sensation oubliée. Celle-là même qui se rappelait à lui quand il admirait l'orbe d'eau des sœurs Ueno.

— Dites-moi, Bara. Pourquoi n'ai-je vu aucun magicien, depuis que j'habite ici ?

« Parce que les magiciens sont des fous » songea la prêtresse. Elle savait cependant que Tobias l'était autrefois, et avait assez d'affection pour lui aujourd'hui pour construire une réponse plus exhaustive. Tobias put suivre le fil de ses idées, comme elle semblait avoir oublié ses barrières.

— Les esprits que nous vénérons dans ce pays, ceux-là mêmes qui vous ont rendu votre magie, sont les seuls véritables magiciens. Les hommes possèdent une perception magique, une certaine affinité avec la nature. Mais nos corps ne sont pas faits pour manipuler ce que nous ne contrôlons pas. La magie telle que vous la pratiquiez se dresse contre la volonté des esprits et les enjoints à se détourner de nous. Seuls les moines sont autorisés à la pratiquer, car ils entendent la volonté des esprits.

— Ces moines portent-ils aussi des masques comme le vôtre ?

— Bien entendu.

Le germe d'une idée qui naissait dans l'esprit de Tobias s'évanouit.

 

🍁🐉🍁

 

— J'aime beaucoup la décoration de votre salon de thé. Le grand orbe d'eau sur la cheminée est surprenant.

— Je n'y ai pas touché depuis longtemps, mais je crois me rappeler qu'il est très gros.

— Et très pur. Il est d'un bleu tel que le moindre cristal qui le compose semble rempli de magie d'eau.

Tobias mourut d'envie de se retourner pour le contempler à nouveau, mais avec ce paravent qui séparait les tables, il devrait se pencher et se tordre le cou, il serait bien capable de ne plus pouvoir se rasseoir ensuite.

— Savez-vous ce que racontent les rouleaux qui sont exposés à côté ? demanda-t-il plutôt.

— Oui, ils parlent de la manière dont mes ancêtres ont obtenu l'orbe. C'est une vieille légende dont ils retranscrivent une partie. Avez-vous déjà vu une carte du Pays Rouge ?

— Bien sûr.

— À l'est, une chaîne de montagnes nous sépare de la Vallée de Ryû. La légende qui entoure l'orbe de ma famille s'appelle « La naissance de la montagne ». Voulez-vous l'entendre ?

— Avec plaisir.

Yoko termina son bol de thé d'un trait et raconta :

— Sur une colline au sud des monts sombres vivaient deux frères...

 

🍁🐉🍁

 

Sur une colline au sud des monts sombres vivaient deux frères. Le lait, la laine et la viande issus de leur troupeau de chèvres leur permettaient de subvenir à leurs besoins. Un jour qu'ils revenaient du marché de la vallée, ils constatèrent avec désarroi qu'un dragon furieux s'était installé chez eux en leur absence.

« J'ai faim, dit le dragon. Nourrissez-moi ! »

Les deux frères proposèrent les galettes de riz qu'ils avaient achetées au marché. Le dragon les huma, mais ses naseaux fumèrent de dégoût.

« Ce n'est pas bon. Je veux goûter quelque chose de bon ! »

Alors les deux frères proposèrent les belles courges qu'ils ramenaient du marché. Mais le dragon les refusa.

« Ce n'est pas bon. Donnez-moi votre troupeau de chèvres !

— Mais, Dragon, dit le frère aîné, nos chèvres sont notre moyen de subsistance. Si nous te les donnons, comment allons-nous survivre ?

— Dragon, dit le frère cadet, si nous t'offrons quelque chose de meilleur qu'une chèvre, accepteras-tu de laisser notre troupeau ? »

La queue du dragon battit l'air et fit trembler la terre tandis qu'il réfléchissait.

« Très bien. Apportez-moi quelque chose de meilleur qu'une chèvre, et votre troupeau pourra aller en paix. »

Les deux frères, soulagés de ce sursis, se concertèrent :

« Allons cueillir des feuilles de thé sur le versant sud-est de la colline, dit l'aîné, et préparons le meilleur thé qui soit pour satisfaire le dragon. Nous le servirons dans un bol de grès vert de la vallée aux rivières, afin qu'il prenne une belle couleur bleutée.

— Mais mon frère, dit le cadet, le thé sera bien meilleur si nous cueillons les feuilles du versant sud-ouest de la colline. Si nous le servons dans un bol de grès blanc de la vallée aux érables, il prendra une belle couleur carmin. »

Les deux frères se disputèrent en vain, sans parvenir à un accord. Chacun partit donc de son côté pour fabriquer le thé qui serait le meilleur.

L'aîné se rendit sur le versant sud-est de la colline, qui surplombait la vallée où s'entremêlaient mille rivières. Il cueillit les nouvelles feuilles des plus vénérables théiers. Il baigna sa récolte de vapeur à l'aide d'un cuiseur de terre cuite, broya et moula les feuilles sur un rocher plat. Les galettes séchées, il les perça et les attacha à une lamelle de bambou pour les transporter et descendit vers le marais se procurer un bol de grès vert. Dans un baquet en bois de chêne, il puisa l'eau pure des rivières. Dans sa hotte, il emporta aussi du charbon de bois. De retour chez lui, il torréfia le thé à l'aide d'un brasero en fonte et d'une marmite d'argent, le réduisit en poudre, mit l'eau à bouillir sur le charbon. Il versa une cuillère en bambou de poudre dans l'eau bouillonnante. Enfin, le thé fut prêt. L'aîné en servit une louche dans le bol de grès vert, où, survolé d'une mousse blanche crémeuse, il prit une belle couleur bleutée.

Le cadet se rendit sur le versant sud-ouest de la colline, qui embrassait la vallée où grandissaient les forêts d'érables. Il cueillit les pousses tendres des plus jeunes théiers. Il baigna sa récolte dans le panier d'un cuiseur à vapeur en bois, broya et moula les feuilles sur une souche de mûrier. Une fois les galettes séchées, il les perça et les attacha à une fibre d'écorce tressée pour les transporter et s'en alla vers la forêt acheter un bol de grès blanc. Dans un baquet en bois de catalpa, il puisa l'eau souterraine des grottes environnantes. Dans sa hotte, il emporta aussi du bois d'arbre rouge. De retour, il torréfia le thé à l'aide d'un brasero de cuivre et d'une marmite en fer, le réduisit en poudre, mit l'eau à chauffer sur le bois d'arbre rouge. Il versa la mesure d'une coquille de palourde dans l'eau bouillante. Et le thé fut prêt. Le cadet en servit une louche dans le bol de grès blanc, où, sous une fine écume, il prit une jolie couleur carmin.

Les deux frères présentèrent leur bol au dragon et lui demandèrent lequel était le meilleur.

« Ce thé rouge et ce thé bleu sont tous les deux meilleurs qu'une chèvre, dit le dragon. J'aime la douceur de celui-ci, et l'amertume de celui-là. Mélangez-les, alors le thé obtenu sera ce qui existe de plus merveilleux ! »

Les deux frères se regardèrent, consternés.

« Dragon, dit l'aîné, l'eau de mon frère a été puisée dans les grottes, et non dans la rivière. Elle donnera mauvais goût à mon thé.

— Dragon, renchérit le cadet, mon frère a chauffé son eau avec du charbon et non du bois d'arbre rouge, le mélange ternira l'arôme de mon thé.

— Mélangez-les ! » ordonna encore le dragon.

Les deux frères savaient que le goût incomparable de leur thé provenait de chaque moment depuis la cueillette, et que mélanger leurs histoires serait comme mélanger chaque plat d'un repas raffiné en une bouillie informe. Mais ils ne pouvaient refuser d'obéir au dragon. Ils versèrent le reste de chaque bolée dans un simple récipient de grès brun. Le mélange prit une couleur sombre. Le dragon y goûta et cracha, furieux.

« Ce n'est pas bon. Puisqu'il en est ainsi, puisque la somme de vos efforts vaut moins que ceux-ci, vous travaillerez seuls désormais. Quand je me sentirai somnolent, je boirai le thé bleu. Quand mes os seront douloureux, je boirai le thé rouge. »

Le dragon se redressa de toute sa taille. Sa volonté souleva la terre, et transforma les collines en une chaîne de montagnes infranchissable, si bien que les deux frères ne pourraient jamais se revoir.

À l'est, il confia à l'aîné un orbe bleu et lui dit : « Utilise cet orbe pour puiser ton eau lorsque tu t'en vas dans la vallée aux rivières. »

À l'ouest, il confia au cadet un orbe rouge et lui dit : « Utilise cet orbe pour contrôler ton feu lorsque brûle le bois des arbres rouges. »

Les deux frères ne se revirent jamais. Ils redoublèrent d'efforts, usèrent sagement de l'orbe du dragon et n'oublièrent jamais le rival de l'autre côté de la montagne.

Parfois, lorsqu'il était somnolent ou avait les os douloureux, le dragon descendait des sommets du nord et exigeait un bol de thé.

 

🍁🐉🍁

 

— Il y a une chose que je ne comprends pas. Si l'on suit le fil de cette légende, il semble que le Pays Rouge ait hérité de l'orbe rouge et la Vallée de Ryû de l'orbe bleu, n'est-ce pas ? Pourquoi est-ce le bleu qui trône sur votre cheminée ?

Yoko sourit, d'un sourire lointain adressé au passé. La question de Tobias faisait ressurgir un vieux souvenir. N'avait-elle pas posé cette question à son père, autrefois ? Qu'avait-il répondu ?

— Hmm... réfléchit-elle, le bout de son index tapotant ses lèvres. Les orbes ont été inversés à un moment de leur histoire. Je crois me rappeler que l'événement est récent, mais que s'est-il passé, exactement ? Ou bien, le rouge a été perdu ? C'est étrange, les faits historiques m'échappent, mais je me rappelle plutôt d'une chose insolite que mon père m'a dite à ce sujet. Parfois, quand une chose disparaît, une chose similaire prend sa place. Lorsqu'un destin doit se réaliser absolument, un instrument peut se substituer à un autre.

Ses propres mots la troublèrent. Maintenant qu'elle y songeait, son père disait parfois ce genre de choses. Elle exprima sa pensée à voix haute :

— Il croyait au destin, c'est vrai, mais ce n'est pas cette facette de lui dont je me souviens le mieux. Je crois que d'une certaine manière, l'idée que tout ce qui doit se réaliser se réalisera avec ou sans nous lui permettait de ne jamais se faire de souci.

Tobias apprécia cette philosophie comme l'arôme sucré qui baignait la maison de thé. Sans aller jusqu'à parler de destin, il y avait du vrai dans cela. Certaines choses devaient être faites, certains rôles devaient être tenus pour maintenir un système en place ; le « qui » avait bien moins d'importance que le « quoi ». Lui aussi était un objet perdu. À quelque distance d'ici, au duché de Ferris, un autre que lui succéderait un jour au duc Édouard. On avait longtemps pensé son destin tout tracé, mais, à bien y regarder, le destin se déléguait aussi facilement que le reste.

Il posa son bol vide au centre de la table.

— Je ne sais pas vous, Yoko, mais je reprendrais bien une tasse de thé.

 

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