La montagne qui pleure

Témari observait les écoutants sans les voir. La magicienne leva la tête et son regard accrochait la voûte de la salle des Échos. Cette immense caverne absorbait toute lumière, sa pierre noire et rugueuse laissait croire aux curieux dont les yeux fatiguaient qu'une myriade d'étoiles les surplombait. Sous cette vision hypnotique, Témari se laissa aller à un nouvel élan de nostalgie. Il était bon de retrouver cette autre époque et en même temps, il était douloureux de la regarder au-delà des milliers d'années l'en séparant. Prise à ses propres mémoires, elle commença à parler avant que la magie du lieu ne se soit imprégnée des visiteurs.

— Des années passèrent au cœur de la forêt et Arcturus devint homme. La vie fut parfois douce, parfois difficile. Il eut à se faire entendre des loups, d'une arcturienne et de Nazoska dont le silence dissimulait une forte personnalité. Nous quatre réunis, c'était déjà un sacré défi pour le jeune homme. Nous étions têtus, bagarreurs, égoïstes et souvent capricieux. Le temps fit son œuvre. Bien qu'il soit difficile de nous concilier, le fait de vivre tous ensemble, malgré nos différences, nos forces ou nos faiblesses, nous nous sommes peu à peu attachés les uns aux autres.

Témari débutait ainsi son nouveau chapitre. Elle voyait dans les ombres de la caverne des souvenirs encore trop éloignés des écoutants. Ils ne pouvaient que se faire une idée des disputes, des soirées bruyantes et des moments incongrus ayant rempli sa vie dans la forêt du sud.

— Ce n'était plus le garçon mal dégrossi du début ! Les années l'ont gratifié d'un dernier cadeau. Il grandit brusquement, gagnant sa force à tailler le bois, à explorer les tropiques et parfois à nous remettre un peu de plomb dans la cervelle. La mince affaire, dit-elle en riant.

Témari avait gagné un peu d'énergie en se remémorant les bons moments. Elle arracha quelques sourires à l'assemblée y trouvant la force de poursuivre l'étape la plus délicate de son récit.

— Il n'était toujours pas un très bon chasseur. Il lui faisait trop mal au cœur de tordre le cou à un lapin, quand bien même la saison pauvre ne donnait pas assez de fruits pour nourrir deux personnes. C'était un phénomène avec sa forte musculature, couvert de tatouages et son regard attendrit devant le moindre rongeur. Pendant un temps, j'ai eu peur de m'être trompée. Peut-être n'avais-je pas sauvé le bon Varathi...

 

 

C'était à l'époque où les palmiers aux bords du grand fleuve laissaient tomber des fruits mûrs de belle taille. Ils procuraient à eux seuls de bonnes ressources de nourriture et d'eau fraiche, un bienfait dont il avait appris à savourer chaque goutte sous les chaleurs tropicales. Arcturus retrouva la hutte qu'il partageait avec la chamane les bras chargés des gousses encore intactes.

— Nazoska ?

Elle n'était pas là. Depuis plusieurs semaines, elle restait à l'intérieur, usant de ses métiers et des potions pour des raisons dont il n'avait encore perçu le sens. Il la questionna plusieurs fois, car tout homme qu'il était, il n'avait jamais manqué au devoir de la satisfaire lorsque ces temps venaient. Et tout Varathi qu'il était, il ne s'était jamais imposé à elle, car on lui avait enseigné le respect des femmes bien avant celui des hommes. C'est ainsi qu'il vint à elle et lui demandant naïvement si leurs unions s'étaient révélées heureuses. Son éducation l'invitait à ne pas se mêler des affaires des femmes et si cette dernière voulait de lui, il ne lui refusait jamais sa tendresse. Elle s’était révélée plus silencieuse encore, jamais d'humeur à se livrer, ni physiquement ni verbalement. Son silence était devenu un fait aussi réel que le ciel est bleu.

L'absence de réponse de la chamane lui suffisait. C'était à la fois une réponse négative et positive, dont la subtilité chez elle ne permettait pas de réellement savoir quoi choisir. En fin de compte, il la laissa travailler sereinement.

Il n'était pas le seul que le silence de Nazoska affectait. Témari était bien moins tolérante vis-à-vis de la chamane. La dragonne s'était fait un jeu de pousser l'ermite à se livrer. Sans grand succès la plupart du temps. Heureusement pour Nazoska, l'arcturienne se taisait lorsqu'elle mangeait. C'était bien la seule chose qui la faisait taire !

Surpris de ne pas la trouver à ses affaires, Arcturus s'éloigna en forêt vers ces plantes dont elle aimait protéger les jeunes pousses. Toujours pas de Nazoska en vue. Il était de plus en plus inquiet, appelant sa compagne et s'enfonçant toujours plus loin en forêt.

C'est Astérion au pelage tigré qui se montra à sa place. Les loups avaient perdu l'effet de surprise à force de trop en user pour terrifier le jeune homme. Il y était bien trop habitué aujourd'hui et surtout n'en était pas devenu un meilleur chasseur pour autant.

— Témari l'a emmené vers les cavernes à l'est. Elles ne reviendront pas avant plusieurs jours.

— Si soudainement...

La nuit tomba et les deux loups redevinrent aussi noirs que la voûte céleste. Ils n'étaient pas bien loquaces eux non plus, dans le silence d'un diner frugal, ces trois mâles se contentèrent d'observer l'été et les astres. Ils perçurent sans difficulté le changement d'humeur de la forêt.

Arcturus avait déjà connu un tel sentiment, il ne pouvait se défaire d'une panique raidissant ses membres. Sous ses yeux ébahis, des flammes percèrent les ombres de la nuit et illuminèrent l'horizon.

— Darhien, gronda Charra. Il profite de l'absence de Témari. Quel mauvais joueur...

Astérion s'était déjà levé. Il avait dans le regard une force nouvelle que le jeune chasseur n'avait encore jamais vue. Bien sûr, chacun d'eux savait qu'un jour comme celui-ci arriverait tôt ou tard. Arcturus allait devoir affronter un ennemi dix fois plus grand que lui et il se devait d'en sortir victorieux. Et ce, même si la chasse est un don qu'il ne possède pas du tout.

— Nous t'aiderons autant qu'il nous sera possible de le faire. Mais tu dois accomplir cette chasse. Seul, crut-il bon de préciser.

Darhien se souvenait très bien d'avoir cédé une ancienne proie. Il faut dire que les arcturiens ne mangeaient pas, du moins, ils ne le faisaient pas par nécessité. Témari n'était qu'une gourmande pique-assiette selon l'expression favorite de Charra. Darhien n'échappait pas à cette règle et chassait, détruisait et brûlait tout ce qu'il pouvait par plaisir. Il n'existe pas beaucoup d'activité ludique lorsqu'on fait vingt mètres de haut, sinon tout terrasser méthodiquement.

Le dragon reconnaissait très bien les deux loups et il reconnaissait tout aussi bien le garçon devenu homme. Aussitôt sa gorge se gonfla de lumière et le feu jaillit de ses entrailles. Il s’extirpait de son poitrail un mugissement sonnant tonnerre et guerre tout à la fois. La langue enflammée ravagea la forêt, la cendre et la fumée ne furent bientôt que le seul paysage encore visible aux yeux du chasseur.

 

Au-delà de la forêt, là où les montagnes rencontraient les prémices du désert de K'ränessa, Témari se posa en douceur au creux d’une vallée. Un fragile nuage de cendres recouvrait la région, elles dansaient dans l’air en flocons incandescents. Une pellicule de neige grise s’accumulait déjà sur les épaules de Nazoska. La lave que la montagne crachait en continu roulait délicatement avant de s'éteindre. En séchant, elle formait un sommet grisâtre pointé vers le ciel et visible à des kilomètres lors des nuits les plus sombres.

Par respect pour la magie en ces lieux, elles escaladèrent la montagne à la force de leurs jambes.

Nazoska et Témari n'eurent aucun mal à éviter la lave et la chaleur étouffantes en s'approchant du pic. Elle était tout à fait supportable dans les petites galeries obscures parsemant les flancs du volcan.

— C'est là que je t'abandonne, lança Témari d’une voix se voulant enjouée. N'as-tu rien oublié ? Je peux faire un aller-retour pour récupérer tes affaires, proposait-elle.

Nazoska lui offrit un sourire empreint d'une force profonde et silencieuse. Comme l'eau d'un lac, pensa-t-elle. Aussi forte et aussi douce qu’un lac. La dragonne en fut réduite au silence. Ou bien ne voulait-elle pas laisser sa voix avouer la peine qui l’étreignit à cet instant. L'arcturienne s'en voulait d'être le témoin et le guide de cette drôle d'aventure et les écoutants dans la salle ressentirent la tristesse de Témari.

— Tu vas me manquer, lui dit-elle en essuyant ses larmes.

Mais Nazoska avait déjà disparu.

 

 

Une fois encore, le chapitre avait été assez calme. Les visiteurs de la salle des Échos se levèrent en silence. Mais c'était un moment entre deux émotions, l'aventure approchait de sa fin et la peine de l'arcturienne transparaissait dans ses derniers chapitres.

Elle les invita à revenir plus tard, car elle-même espérait faire une pause. Dehors, Témari s'attendait à trouver de quoi dîner et une tout autre compagnie.

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