La mauvaise nouvelle

Je sors de chez le médecin. Le généraliste. Il est formel, je suis enceinte. Entre le cancer et la chimio, je pensais même pas que ça pouvait arriver. Pourtant, j’arrête pas de me faire troncher, c’était prévisible. D’après la prise de sang, ça remonte à cinq semaines. Il y a cinq semaines, à quelques heures d’intervalle, j’ai couché avec le serveur, puis avec le dealer.

Je devrais me foutre de qui est le père, trouver des aiguilles et évacuer cette nouvelle forme de cancer. Pourtant je suis là, à la sortie du cabinet, une main sur le ventre, en espérant qu'il soit du serveur. L’espace d’une seconde, je vois une maison de banlieue, un jardin, un enfant qui court en riant, le serveur qui échange un regard tendre et complice avec moi.

Depuis qu’on me parle de guérison, je ne pense qu’à une vie avec lui. Chaque rendez-vous avec le dealer est comme le dernier, un adieu avant le jour où je ne serai plus à lui. Si je m’abandonne corps et âme ce type chaque fois qu’il le veut, c’est le serveur que je vois dans mes rêves d’avenir. Le serveur et lui seul. Sauf depuis cinq minutes, où un enfant vient de s’incruster dans le tableau idyllique de mon avenir merveilleux La vie à deux, la vie à trois.

J’ai rendez-vous avec l’oncologue dans la semaine. Il va m’annoncer que je suis en rémission. J’irai au bar retrouver le serveur. Je lui annoncerai qu’il va être père, que je veux cet enfant de lui, que s’il est ok, je le veux avec lui. Il acceptera, il sera heureux, et moi aussi.

Peu importe à quel point ma vie est sordide, peu importe quel est le sperme qui m’a fécondée. Dans une semaine, tout sera oublié. Je serai une jeune femme amoureuse, vivante et en bonne santé. J’oublierai que j’ai été une prostituée accro, que j’ai passé mon entretien d’embauche pour pute dans une cave et que mon mac, en plus de se faire du fric sur mon cul, se l’offrait quand il voulait. J’oublierai que, parfois, c’est moi qui le suppliais, que je l’avais dans la peau plus sûrement qu’un drogué a l'héro dans les veines, que je m’appliquais à être une bonne pute pour qu’il soit content. J’oublierai que je ne peux pas allaiter cet enfant. Les nausées de la grossesse seront de la pisse de chat comparées aux vomissements post-chimio. Les visites à l’hosto seront pré ou post natales. On mènera une vie saine et sympa. On s’aimera et on sera heureux.

Une fois chez moi, j’ai le vertige. Ce bébé, j’en veux pas. J’sais même pas qui m’a engrossée. Et si la capote avait foiré avec un client ? Mon bébé serait un enfant de putain ? Et si c’est celui du dealer ? Y a combien de chances, connaissant l’histoire de ma misérable vie, que ce gosse ait été conçu dans l’amour que j’ai fait avec le serveur ? Combien de chances que le père soit celui que je désire ? Et s’il était une chaîne supplémentaire qui me lie à mon envoûtant mac ? Est-ce que je veux porter l’enfant d’un dealer proxénète ? Ou celui d’un quelconque trafiquant à qui j’ai été offerte une nuit pour sceller un quelconque marché ? Ce bébé n’est pas l’avenir, c’est un déchet, un résidu de sale type qui s’est oublié en moi.

Je cours aux toilettes. Je vomis. Je pleure. Je gémis. J’ai une tripotée de suspects pour cette paternité, et personne à qui en parler. Pour dire quoi ? Il ne faut pas le garder. La maison de banlieue vient de voler en éclats, le sourire du serveur s’efface, l’enfant qui courait part en fumée. Le rêve était joli. Trop joli pour moi. J’irai me faire enlever ce bébé.

Au petit matin, j’ai changé d’avis. J’ai réussi à me convaincre que le foetus est de lui, que cette fameuse nuit ne peut pas ne rien signifier. Je serai bientôt guérie. Et quand je serai guérie, je serai avec lui. C’est le plan. C’est ce qu’on s’est promis. Ce bébé, c’est un signe. C’est le destin qui approuve. C’est cette nuit-là qu’il a commencé à exister. C’est notre rêve qui a pris vie en moi. Projet d’avenir validé.

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Keina
Posté le 23/01/2020
Wah, alors là, je ne pensais pas qu'il y aurait un nouveau rebondissement comme celui-là ! On comprend tout à fait les différents états d'esprit par lesquels elle passe. Après tout, un enfant, c'est peut-être ce qui va la sauver et la ramener vers la lumière... Sauf si tu es une auteur sadique et que les choses dérapent à nouveau. Ok, je continue ma lecture !
DoublureStylo
Posté le 29/01/2020
Ah ah super, j'arrive encore à te surprendre :p
On se retrouve au chapitre suivant !
Elga
Posté le 10/12/2019
Wouah la classe ce chapitre!
J'aime beaucoup. Je n'ai pas commenté le précédent, très court et une fois accepté le fait qu'elle est in love du serveur, ça roule. Ah si quand même, j'aime aussi le fait qu'elle ne se sente pas vraiment légitime de souffrir parce qu'elle est pute: finalement ce n'est qu'une loupe, un sentiment grossi de ce qu'eprouve les victimes dans ce cas là non ?
Là le dilemme dans toute sa splendeur et le suspense. Chouette!
Y'a des coquillettes mais tu les verras à la relecture.
Bises!
DoublureStylo
Posté le 10/12/2019
Hey ! Contente qu'il te plaise !
Effectivement, ma pauvre "héroïne" est un condensé d'oppressions et d'agressions sexistes et sexuelles et me sert à montrer "what it feels like for a girl in this world", comme dit une certaine Madonna :p Je sais pas si je grossis tellement le trait, mais j'appuie bien sur mon crayon, ouais ^^
Je suis contente que tu aimes !
Merci pour les coquillettes, c'est vrai que je suis ptet passée un peu vite :s Je reverrai ça effectivement <3
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