11 Octobre : Je n’ai eu pour l’instant que des succès faciles. Trop faciles, diraient les jaloux, sa grosse tête va la faire s’envoler ! Que ceux-ci se rassurent. M. Froitaut me retient fermement au sol.
Je l’ai trouvé à l’université. Il était à son bureau, dans l’amphithéâtre numéro cinq, le grand. Stylo rouge à la main, il traçait des cercles sur des feuilles, posait des multiplications pleines de lettres et de parenthèses. Il ne se rendit compte de ma présence que lorsque je fus en bas de l’estrade. Il m’invita d’un geste de la main à la rejoindre. Je montai les quatre marches et jetai un coup d’œil par-dessus son épaule.
—Il manque un « moins », là.
—Ah oui, merci Ingrid. Ou tu préfères que je t’appelle Pythie ?
Un sourire ravi étira mes lèvres malgré moi. Je croisai les mains dans mon dos et marchai derrière sa chaise. Je dis d’un ton d’innocence :
—Vous en avez entendu parler ?
—J’aurais eu du mal à l’éviter. On ne parle que de toi, récemment.
—C’est vrai, c’est vrai, reconnus-je d’une voix chantante.
J’exultai. Enfin, mon génie était reconnu par mon professeur ! J’abandonnai toute prétention d’ignorance et vint me planter face à lui. Je posai mon menton dans le creux de mes mains, mes coudes sur le bureau et demandai :
—Vous êtes satisfait, maintenant ? Vous voyez que mes probabilités peuvent prédire l’avenir. C’était pas du flan !
—Tes probabilités ? Je croyais que c’était ton troisième œil.
Toute à ma joie, je n’avais pas réalisé que M. Froitaut n’était pas égal à lui-même. D’ordinaire, il aurait mis ses feuilles sur le côté, engagé la conversation. Aujourd’hui, il n’avait pas levé le nez de ses copies. Et c’était bien une pique qu’il venait de me lancer. Je restai coite un instant avant de dire :
—Vous n’êtes pas content pour moi.
Ses yeux rencontrèrent les miens. J’eus froid. Il eut un soupir et reboucha son stylo.
—Ingrid, je pense que tu es allée trop loin.
—Je viens à peine de commencer, protestai-je. Je vous ai prouvé que ma formule fonctionnait. On peut prédire l’avenir grâce aux maths ! J’ai gagné !
—Gagné quoi ? s’exclama-t-il.
—Notre pari ! Je vous ai dit… Et puis vous aviez… enfin, vous m’avez quand même dit que vous m’aideriez si je vous prouvais que c’était possible. Je ne l’ai pas rêvé.
—C’est vrai, admit-il. Mais tu comprends bien que c’est de la folie. Ingrid, ce que tu es parvenue à faire est formidable. Une révolution. C’est aussi incroyablement dangereux. Tu n’as pas l’impression que toute cette entreprise prend une ampleur disproportionnée ? Je sais, je sais, il y a de l’argent et de la célébrité à la clé. Tu trouves que ça suffit ?
—Ne vous inquiétez pas pour ça. De toute façon, vous avez bien vu : personne ne sait que j’utilise les mathématiques. Ils sont tous persuadés que je suis une devineresse.
—Ingrid, tu as menti au pays entier. Au monde ! Tu t’engages sur une route dangereuse. Tu n’as pas peur des conséquences ? insista-t-il en me regardant par-dessus ses lunettes.
Je ne sais pas vraiment ce qu’il a voulu dire à ce moment-là. M’avertir des dangers du succès, des choses comme ça sans doute… Toutefois je ne suis pas seulement une star, je suis aussi un génie. Tomber dans la drogue, l’alcool ou l’activisme écologique, très peu pour moi. J’étais aussi un peu ennuyée de sa réaction. « L’argent ne fait pas le bonheur », « L’échec fait grandir » et toutes ces fadaises, c’est pour les perdants ! Alors chassez ces contes à deux sous de vos esprits, lecteurs, et faites comme moi : excellez-en tout, et pour tout.
Je secouai donc la tête de droite à gauche et ses épaules tombèrent. Je détestais le voir aussi déçu. Seulement, je n’allais pas lui mentir pour lui faire plaisir ! Je décidai de changer le sujet. J’aurai le temps plus tard de le convaincre du génie de mon plan.
—Quel est le programme du jour ? demandai-je en prenant place à ma place habituelle.
—Tout, sauf des statistiques.
Note pour plus tard : Enlever cet entretien. Le monde n’a pas besoin de savoir la désapprobation de mon professeur.
Voilà donc ma rencontre désastreuse du jour. Mais je ne perds pas espoir de le faire changer d’avis. Si Froitaut n’a pas été impressionné, c’est qu’il doit y avoir une raison. Oui, c’est ça. Il désapprouve parce qu’il ne comprend pas. Il me suffit donc de lui en mettre plein la vue ! Reste à trouver une idée qui bat celle du Loto…
12 Octobre : J’ai commencé à travailler sur le dossier Monier, et laissez-moi vous dire que c’est un sacré bazar. C’est pas d’une Pythie dont ils ont besoin, c’est d’un magicien.
Charlotte m’a arrangé la version finale du contrat avec sa boîte. J’avais désormais accès à tous les chiffres de ventes des années précédentes concernant tous les produits de la boîte, les enquêtes de satisfaction menées auprès des clients, les détails marketing, les différents prix... Et un mois pour avoir des résultats- pardon, pour « recevoir l’illumination divine qui me permettrait de dire ce qui allait arriver à la marque au cours des prochaines années ».
À part ça, mon agent -car c’est bel et bien le titre de Marchand à présent- m’a dégoté trois différents contrats : deux avec des particuliers à propos de demande en mariage d’une demoiselle aux yeux affolés et la prochaine maladie d’un hypocondriaque au teint rose comme une pêche. Le dernier est avec une radio : on m’a chargé de deviner les chevaux gagnants d’une course à venir. Ça paye moins bien, mais si ça peut convaincre les sceptiques que ma formule fonctionne… Au travail !
Cette journée prend un tour de plus en plus étrange. Nous avions à peine fini de déjeuner que la sonnette retentit dans le hall d’entrée.
—Vous attendez quelqu’un ? demanda François à la cantonade.
—Pas que je sache… répondit ma mère en me jetant un coup d’œil suspicieux. À moins que tu n’aies oublié de nous prévenir, Ingrid ?
Voyez comme ces traîtres sautent sur l’occasion pour m’accuser. C’est d’une tristesse, d’être ainsi vue et traitée par les siens ! Ces gens ignorent le pardon. Une fois, vous inventez une formule mathématique et dupez le reste du pays, et depuis tout le monde se méfie de vous ! Quelle audace !
—Je n’ai invité personne, en revanche, je crois savoir de qui il s’agit, intervint mon père en se levant de sa chaise.
Il disparut dans le couloir. Nous entendîmes le bruit d’une porte s’ouvrir et une voix retentir :
—Haha, Charles ! Ça fait longtemps ! Je passais dans le coin et je me suis dit que j’allais passer. Je peux entrer ? Merci, trop aimable.
—Je reconnais pas qui c’est… marmonna mon frère. Maman ? Ingrid ?
—Aucune idée, lâchai-je avant de me tourner vers ma mère.
—Moi oui, dit-elle.
Elle se redressa et nous prit une main chacun, avant de murmurer avec une grimace désolée :
—Les enfants, préparez-vous…
—Ah, la petite famille Karlsen ! s’exclama l’invité surprise en déboulant dans le salon.
C’était un homme étrange. Pas dans son apparence, bien que légèrement excentrique : beaucoup de gens portent des costumes trois pièces, même gris ; peu d’entre eux se sentent obligés de porter une cravate et des boutons de manchettes bleu électrique. Je le dévisageai brièvement : ses yeux étaient légèrement rapprochés et son menton un peu faible, et il avait une chevelure poivre-sel si gonflée que je la soupçonnais d’être un postiche. Non, ce qui le rendait incongru à mes yeux, c’était son attitude. Premièrement, qui débarque chez quiconque ainsi, sans être invité ou crier gare ? Je n’aimais pas plus sa manière de décrypter la pièce du regard, comme s’il y cherchait un défaut. Et il se tenait là, face à nous, à l’aise au point de me mettre en colère. Pour un peu, on aurait pu croire que nous n’étions pas à notre place ! Le pire, c’est que sa tête me disait quelque chose. François émit un couinement de souris.
—Claude Vercran. Vous êtes Claude Vercran, le PDG de Star-all ! s’exclama-t-il d’une voix suraiguë.
C’était donc lui, le fabriquant d’ordinateur si controversé ! Et il avait l’air de bien connaître mon père. Intéressant…
—C’est formidable, dites-moi, réunis ainsi autour de la table à manger, si chaleureux… déclara-il.
—Oui, c’est ce qui arrive lorsqu’on mange dans une maison. On se retrouve avec d’autres personnes, fit ma mère en haussant un sourcil, sarcastique.
Sa froideur sembla ne pas affecter l’inconnu. Il se contenta d’émettre un petit rire et de dire :
—Oh, Rose, toujours aussi drôle ! Combien d’années ça fait ? Dix, douze ?
—Bientôt vingt, en fait, lança mon père qui était revenu entre-temps. Depuis la fin de nos années fac…
—Bien sûr, évidemment, tu as raison ! Il l’attrapa par les épaules et se tourna vers nous : Votre père est incroyable, vous savez ? Un vrai génie des sciences physiques ! On a rarement fait plus tenace et productif que lui dans la recherche sur le nucléaire, vous la saviez, ça ?
—François, Ingrid, voici Claude Vercran, nous présenta mon père, un ancien camarade de classe.
—Monsieur, enchanté, dit mon frère en lui tendant la main. Je suis un grand fan. Surtout de votre dernier produit…
—Ah, le fameux Starlight 412, quinze pouces et vingt gigas de mémoire ? Oui, on se l’arrache ! Tu as pu en avoir un ? Ça part à une vitesse…
—Non, pas vraiment, répondit-il en foudroyant mon père du regard.
L’échange ne passa pas inaperçu. M. Vercran observa un instant mon père, le visage étrangement lisse, avant que le sourire dentifrice ne reprenne sa place et qu’il ne s’exclame avec bonhomie :
—Comment ça ? Il t’en faut un, mon garçon ! Allez, il doit bien nous en rester un quelque part… Je vais voir ça, dit-il avec un clin d’œil.
—Ce ne sera pas la peine, lança fermement mon père.
—Oh, allez Charles ! Les gadgets, c’est un truc de jeunes. Et puis ça me fait tellement plaisir. Non, vraiment, j’insiste. Mais pour être honnête, je ne suis pas venu que pour discuter. Je suis là pour affaires. Non, non, pas avec toi, Charles. J’ai bien reçu le message, tu n’es pas intéressé. En revanche, j’adorerais engager ta fille.
Pas besoin de pouvoir divinatoire pour voir que, si je n’intervenais pas fissa, ma mère allait lui arracher la tête. Je glissai donc :
—M. Vercran, c’est très aimable de votre part. Seulement, il se trouve que j’ai été recruté par quelqu’un d’autre pas plus tard qu’hier. Je ne me vois pas leur faire faux bond.
—Allons, Mademoiselle la Pythie, dit-il sur un ton qui me fit serrer les poings, ne voyez-vous pas dans votre avenir une possibilité de travail commun ?
Je plantai mes yeux dans les siens et articulai avec lenteur :
—Pas vraiment, non.
Il se pencha vers moi et, pendant un instant si court que je me demande si je ne l’ai pas imaginé, je crus voir ses prunelles briller de rage contenue. Ce fut pourtant d’un ton égal qu’il dit :
—Une forte tête, comme sa mère et son père ! Décidément, c’est de famille. Mais rassure-toi, petite, et je sentis ma mâchoire se crisper à ces mots, rien ne presse. Prends le temps qu’il te faut, réfléchis à ma proposition ! Cela pourrait s’avérer très avantageux pour ton futur, et lucratif aussi.
Il sortit un petit carton blanc de la poche de sa veste et la glissa dans ma main.
—Voici ma carte de visite. Il y a mon numéro de téléphone et mon email. Quand tu auras pris une décision définitive, tu pourras me contacter.
Il me servit un nouveau sourire. Je rêvai de lui décoller son dentier jauni de ses vieilles gencives bavardes, mais je m’abstins, évidemment. Au lieu de ça, je murmurai une poignée de remerciements quelconques et après des salutations écourtées par le regard meurtrier de ma mère, il s’en fut. Celle-ci se rassit et posa son front dans le creux de sa main et s’exclama :
—Quelle tempête, ce type. Je ne m’y ferai jamais. Non, je ne veux jamais m’y faire !
—C’était le patron de Star-all, chuchota François, les yeux pleins d’étoiles. Papa, pourquoi tu nous as jamais dit que vous étiez amis ?
—Parce que nous ne le sommes pas, déclara mon père en prenant place, lui aussi, à table. Nous ne sommes jamais entendus. Ce qui l’intéressait chez moi, c’était mes travaux. On peut dire qu’il a vu du potentiel en moi, j’imagine… rien de plus. Et ne pense même pas à accepter l’ordinateur… s’il l’envoie, ce dont je doute.
Je jetai un coup d’œil à la carte de visite qu’il m’avait laissé, tandis que François protestait contre l’injustice de sa vie. Un design simple représentant sa compagnie, une étoile à huit branches, quatre courtes et quatre longues, entièrement noire : le symbole de Star-all. Une part de mon cerveau me hurlait de faire place à la sérotonine. Mon talent de devineresse avait été reconnu par un homme d’affaires exceptionnel ! De l’autre côté… je n’arrivais pas à me sortir de l’esprit cette lueur cruelle que j’avais entraperçue.
Je fourrai la carte dans ma poche et décidais de ne plus y penser, ce que je fis jusqu’à maintenant. Je ne pense pas accepter sa proposition, mais si par hasard, il s’agissait vraiment d’une occasion en or… J’en toucherais un mot à Charlotte bientôt. Elle saurait sans doute quoi faire.
14 Octobre : Travail. Beaucoup calculs. Plus cerveau. Encore moins d’idées géniales pour que Froitaut reconnaisse mon talent. Je veux dormir !
15 Octobre : La demoiselle aux allures de Bambi face à un camion devrait recevoir la demande en mariage de son petit ami en août prochain, quand celui-ci aura fini d’économiser pour la bague et que ma cliente lui aura suffisamment mis la pression. Un rhume s’abattra bientôt, dans quatre jours, sept heures et trente-cinq minutes pour être précise, sur mon deuxième client : j’ai bien essayé de lui expliquer qu’en hiver, ça n’avait rien d’étonnant, mais il paraissait tellement content de savoir à quoi s’attendre, je n’ai pas osé insister. Et puis ça arrange mes affaires. Il ne me reste plus que les chevaux.
Note pour plus tard : Les lecteurs du futur voudront peut-être moins de détails de la vie de tous les jours. Plus d’extravagant ! Ou alors nous serons dans une période favorable au réalisme ? À modifier selon.
16 Octobre : Je dois vous avouer quelque chose. Cela va sûrement vous étonner, vous rassurer peut-être. Mais il faut que je le confesse, au risque de briser un mythe.
Voilà. J’ai des défauts. Peu, mais quand même. Bien que mes détracteurs, comme mon frère, puissent me qualifier d’égocentrique, de prétentieuse et d’ambitieuse. D’ailleurs, l’ambition, un défaut ! Comment quelque chose qui vous pousse à constamment vous dépasser puisse être nocif ? Non, si je devais noter certains aspects de ma personnalité peu flatteurs, je dirais mon manque de patience envers autrui. Je reconnais, lecteurs, que la bêtise de mes semblables me poussent vite -trop vite ?- à bout de nerfs. Et là, je crois que je vais faire un malheur.
De toute ma vie, jamais je n’ai vu autant de dossiers en désordre. Et dans un état, Seigneur ! Comment voulez-vous que Monier et ses collègues s’y retrouvent ? Je ne sais pas ce qui me retient de prendre d’assaut les bureaux de cette maudite entreprise pour gifler les responsables de cet abominable bazar. Les gens sont si égoïstes, ils ne pensent jamais à ceux qui passent derrière eux.
Bref, je venais pour vous prévenir de ma probable future absence. Comme vous l’aurez compris, j’ai une montagne de travail et hélas, elle ne se fera pas toute seule.
19 Octobre : Je vis dans un Rubik’s cube depuis trois jours. Vous connaissez ce sentiment ? Vous savez les mouvements qu’il faut faire, qu’il y a un ordre précis à respecter. Vous suivez le tutoriel avec attention et soudain, vous vous rendez compte que vous avez loupé une étape. Échec, revenez à la case départ. Voilà ma vie, voilà ma vie !
Vraiment, rien ne va. Froitaut continue de me battre froid. Je désespère de trouver un jour l’inspiration. Aurais-je déjà atteint le maximum de mes capacités ? Rien que d’y penser, j’en frissonne.
20 Octobre : Il est 20h34 et aujourd’hui, je n’ai pas perdu mon temps. Des résultats de mon dur travail, j’ai tiré trois conclusions. L’entreprise de Monier va devoir investir dans une petite boite paraguayenne qui fabrique des vitres aux reflets irisées à base de verre recyclé et convaincre les gérants de ladite boite de se lancer dans la confection de bouteilles de parfum. Moi-même j’ignore comment j’ai appris l’existence d’une telle affaire, leur présence sur les réseaux sociaux est quasi-inexistante et mon espagnol très médiocre. Le plus important, c’est que j’en ai fini de Monier, FI-NI !
Ma seconde trouvaille se trouve dans la jeune personne Elena Bloom. Les selfies de cette rousse flamboyante d’une vingtaine d’années inondent Instagram tant et si bien qu’elle a décroché un contrat dans une maison de disques. Je ne me permettrai pas de critiquer en bien ou en mal ses dons musicaux. Toujours est-il que les mathématiques ont parlé : quand son album paraîtra, cette chanteuse aujourd’hui inconnue attirera l’attention du web et des plateformes de téléchargement.
Enfin, j’ai le plaisir de vous annoncer que Fringant, jeune poney de compétition, gagnera la course de jeudi prochain dans sa catégorie. Il y aura ensuite Funambule, Fadaises et Épithète sur le podium pour les courses suivantes. Pour le saut d’obstacles du même jour, nous aurons Bello en tête le matin et Nougatine l’après-midi. Je vais envoyer tout ça par mail à Charlotte, elle se chargera de dispatcher l’info à qui-de-droit. Maintenant lecteurs, je vais faire la sieste.
22 Octobre : Je me disais bien que c’était trop calme, ces temps-ci. Le silence prolongé de Charlotte aurait dû me mettre la puce à l’oreille.
—Karlsen, m’assurer de ta couverture médiatique fait partie de mon travail, me dit-elle pour ce qui me paraissait la centième fois. Pense à moi aussi : pour se connecter avec les gens, c’est plus simple de te créer des comptes sur les réseaux sociaux. En plus, tout le monde sait que tu peux devenir célèbre avec Instagram.
—Oui, maaaaaais…
Lecteurs, vous êtes surpris ? J’imagine qu’il y a de quoi. Pour quelqu’un en quête de gloire et d’éternel, refusez de prendre part au monde d’internet peut paraitre étonnant. Pourtant, il y a deux bonnes raisons pour lesquelles je traine des pieds. La première, c’est que je suis une bille en informatique. Ne me demandez pas pourquoi, mon cerveau génial refuse de s’intéresser à ça. Donc forcément, ça m‘embête un poil d’avoir un compte Instagram alors que je ne sais pas m’en servir. Quoiqu’à la réflexion, je doute que Charlotte me laisse toucher à ce compte officiel. Elle n’a qu’une confiance limitée en moi dans ce genre de situation. Elle n’a pas tort, mais tout de même !
Quant à la deuxième raison…
Note pour plus tard : Je pourrai toujours effacer cette partie avant de publier ce journal. Autant dire le fond de ma pensée ici et maintenant. Pour l’Histoire !
J’ai un peu peur. Pas beaucoup, attention ! Mais un peu. De quoi, me demanderez-vous ? Eh bien, que mon public ne m’apprécie pas. Ne prenez pas cet air surpris. Je n’ai jamais caché que la gloire était un de mes objectifs. Mais en quelques semaines seulement, je me suis rendue compte à quel point être célèbre pouvait donner une telle sensation de solitude. Froitaut me fuit, ma famille agit comme si de rien n’était, la moitié du monde me traite en affabulatrice… Tout cela n’est rien si, au moins, je reçois l’adoration de ceux qui restent. Pour ça, j’avais besoin a minima d’une bonne image publique.
Et quelle image de moi elle renvoie ! Je vous décris en deux mots à quoi ressemblait ce compte officiel où je n’avais pas mis la patte : mystérieux et violet. Si je voulais développer…
Tout d’abord, la photo de profil. Ma première idée en la voyant a été de réclamer des droits d’images, juste avant de me souvenir qu’officiellement, le compte m’appartenait. Damnée Charlotte. On voyait ma tête, à moitié de dos et plongée dans l’ombre, de manière à ce qu’on ne distingue que le dessin de mon visage. Celui-ci était artistiquement agrémentée de mes cheveux qui, pour une raison ou une autre, flottaient avec une théâtralité telle que je n’aurais jamais pu obtenir un résultat semblable volontairement. Rajoutez à cela un filtre outrageusement sombre et faussement étincelant dans les tons noir et violet et vous aurez une idée plutôt précise de ce que j’ai vu. Il y avait aussi une courte citation, en-dessous de la photo : « Ingrid Karlsen, parfois connue sous le nom de Pythie. Devineresse professionnelle. » Y était accolée l’adresse email de Charlotte. J’insistai :
—On laisse tomber ma réputation d’ermite défoncée à l’encens, je te dis. Donne-moi un rôle sympa, quoi !
—Ça ne servirait à rien de tout transformer aussi brutalement, rétorqua mon agent. Les gens se sont fait une idée de toi, il faut la renforcer pour graver ton nom dans leurs esprits. Après, si c’est toujours ce que tu souhaites, on rajoutera des fleurs et des licornes à ton profil.
—Ne sois pas ridicule, sifflai-je. La seule chose que je voulais-
—Le problème Karlsen, c’est que tu veux tout et son contraire. Si tu crois que ce que tu as achevé jusqu’à maintenant est suffisant pour garder ta position, tu te trompes. Lourdement. Pourquoi crois-tu que les gens te respectent ?
—Parce que je vois l’avenir et que cela les intéresse, je ne suis pas naïve.
—Parce qu’ils ont peur ! Plus tu gagnes en crédibilité, plus tu représentes une menace pour absolument tout le monde ! Le temps passe et personne n’a pu prouver que ton affaire était du cinéma.
Mon cœur rata un battement. Charlotte, insensible à mon trouble, poursuivait.
—On va essayer de te descendre. Pas physiquement, enfin pas que je sache, mais ta réputation ? Attends-toi à ce qu’on lui balance de la boue et des ordures. La peur que tu inspires est la seule arme dont on dispose, alors on l’utilise. Tu es la Pythie du XXIème siècle, tu vois l’avenir, tu remportes des richesses en une poignée de chiffres ; tu es forte et le monde doit savoir que tu en as conscience ! Alors jusqu’à nouvel ordre, tu es l’effrayante sorcière du Nord de la capitale. Reste polie avec tes fans, sympathique s’il t’en prend l’envie mais reste sur tes gardes et souviens-toi : tu n’as peur de rien. Ok ?
Je gardai un silence que certains qualifieraient de vexé. Je pencherais plutôt pour « froid ». La voix de Charlotte, un peu radoucie, retentit dans ma chambre :
—Toujours là Karlsen ?
—Oui. Ne t’en fais pas, j’ai bien compris la situation.
—Écoute, je sais pas ce qui te prend ces derniers temps, mais si c’est l’idée de te rapprocher de ton public qui te pousse à vouloir ruiner mon dur travail, t’as pas à t’en faire. Ça va bien se passer. Franchement, lis les messages qu’on t’envoie, réponds à quelques-uns quand ça te chante, moi je continuerai de poster régulièrement... c’est largement suffisant pour que tu deviennes ami-ami avec tes fans !
—Mais si ce n’était pas suffisant ? m’exclamai-je avec fureur.
Aussitôt, je compris que j’avais surréagi. Tout du moins, je n’aurais pas dû me laisser aller à exposer mes sentiments ainsi. Je n’avais nul besoin de la pitié de mon agent, particulièrement en connaissant sa langue de vipère. J’essayai de me rattraper :
—Je veux dire- le lien qui va se créer, avec les gens, ça va être pour de vrai. S’ils ont peur de moi, ou si juste, s’ils me voient comme quelqu’un d’effrayant… Ils ne vont pas m’aimer ? dis-je d’une petite voix.
Un ange passa. Je fermai les yeux. Pourquoi est-ce que j’avais dit ça ? Elle n’avait pas besoin de savoir ça ! Cependant, au lieu de me balancer une réplique cinglante au visage, Charlotte dit :
—Ingrid, qu’est-ce que tu racontes ? Ils t’aiment déjà !
Elle raccrocha sur ces mots. Je restai un instant, plantée là dans ma chambre, le téléphone à la main. J’étais dévorée par le doute et, peut-être, un peu de peur. Il ne restait plus qu’à attendre les réactions médiatiques. On verrait bien qui avait raison…
1 million. Grosso modo. En moins d’une demi-heure.
Pardon, je crois que vous n’avez pas compris (moi-même je ne suis pas certaine d’avoir compris alors vous, n’y pensons pas). Il y a un million de gens qui me suivent sur Instagram, qui bombardent de petits cœurs roses mon unique photo. Clavier sous la main gauche, smartphone dans la main droite, lecteurs, vous vivez ma révélation au fur et à mesure que je la vis. Combien de génies étaient aussi assidus dans leurs carnets de bord, je vous le demande !
Une pluie de compliments, d’affection et d’encouragements s’abat dans les messages. Mes yeux ne pouvaient se fixer sur un seul d’entre eux tant ils se succédaient rapidement. Certains mots revenaient fréquemment : « Incroyable ! » « Merci » « Magie » et bien sûr, « Pythie ». Je parvins enfin à en lire un entièrement. Il était bref et résumait, je crois, ce que tous les autres mots cachaient. « Pythie, j’espère que tu liras ça. J’ai hâte de voir ce que tu vas faire maintenant ! »
Incroyable. La Pythie existe à présent pour de bon, sur la toile et dans l’esprit des gens. Mais moi, où suis-je ? Ingrid Karlsen, mathématicienne de génie pleine d’ambition, où est-elle ? Pas la moindre trace d’elle sur ce compte Instagram. François, qui s’était faufilé dans ma chambre pour le simple plaisir de me casser les pieds, jeta un œil sur mon écran de téléphone et poussa un sifflement admiratif.
—Wouah. Ça me convaincrait presque que tu es une vraie devineresse. J’aime bien la vibe qui ressort ! avoua-t-il.
—La vibe ?
—Ouais, c’est un peu... Il fronça les sourcils un instant avant d’agiter les mains devant lui, comme s’il jetait un sort. Les yeux plissés, il me lança avec un accent des plus improbables : Tou es oune vrrrrraie sorcière, maintenant.
—Tu m’as prise pour Madame Irma ou quoi ?
—Promis, la prochaine fois, je demande au père Noël de t’apporter une boule de cristal.
J’ouvris la bouche pour lui assener une tirade offusquée mais déjà il était sorti, ricanant dans sa barbe. À un autre moment, sans doute me serais-je lancée à sa poursuite, mais pas cette fois. Mon attention devait se consacrer à mon problème le plus urgent : le gouffre entre mon identité médiatique et ma personne. Malheureusement -ou pas- la voix de mon père retentit depuis le bas des escaliers :
—Ingrid, tu es prête ? On va pas tarder à partir.
Il est bien plus excité que moi à l’idée de revoir Monier. Car oui, Monier est de retour ! Une sombre histoire de paperasse et de signature, besoin de ma présence… Je pense surtout qu’il veut prendre des photos de ma pomme. Que la popularité est difficile à porter ! Maintenant que j’y pense, Papa ne l’a rencontré qu’une seule fois, en même temps que moi. Cela remonte à quoi, un mois ? Je ne m’en rappelle pas très clairement. Le temps devient flou... Ça ira mieux quand mon affaire avec cette entreprise sera achevée. Nul doute que de nouvelles opportunités viendront toquer à ma porte aussitôt !
On m’appelle à nouveau. Comme toujours, je viendrai retranscrire tout évènement que je juge d’importance à mon retour.
J'attaque le chapitre 5.
Je trouve la réaction de Froitaut parfaite. Elle n'a eu que de bonnes réaction jusque là, mais il faut bien que des gens la confronte à la réalité. J'ai un peu de peine pour elle qui se heurte à la réaction de son professeur bien aimé, mais ce dernier a bien raison. Ce faux rôle de pythie, c'est dangereux. Néanmoins, je trouve que la réaction de Ingrid est normale. Derrière son ambition et son arrogance; elle n'a que 13 ans? C'est une enfant, bien que très intelligente, qui ne saisit pas bien encore tous les enjeux et les risques que ses décisions impliquent. D'ailleurs, elle commence un peu à prendre conscience à la fin avec la création de son compte. En tout cas, on voit naître de nouvelles interrogations personnelles d'Ingrid, et c'est très intéressant.
Par ailleurs, je ne m'attendais pas à ce que son père connaisse le PDG. Evidemment, il ne laisse pas une bonne impression, on sent tout de suite qu'il est un nid à problème. Je me demande quel sera son rôle dans l'histoire.
En tout cas, je suis très curieuse de voir comment l'histoire va évoluer et surtout, comment Ingrid va évoluer !
Le personnage d'Ingrid dévoile de nouvelles facettes au fur et à mesure et je suis ravie de voir que tu apprécies le -lent?- développement de sa personnalité. L'entourage d'Ingrid a aussi plus d'un rôle à jouer... mais no spoiler !
À bientôt :)
Et elle commence visiblement à réaliser ce que Froitaut voulait dire : se créer un rôle de Pythie en mentant à tout le monde, c'est pas bon pour la santé mentale. Je ne sais pas si ça aurait mieux marché si elle avait été honnête : d'un côté elle n'aurait pas pu jouer le "pouvoir unique" qui lui permet de faire l'ingénue mystique et de ne pas accepter un contrat permanent, mais d'un autre côté, ça lui aurait permis de justifier plus clairement pourquoi elle a besoin d'avoir accès aux données des gens, et surtout de rester fidèle à elle-même et d'avoir des fans qui partagent sa passion (enfin bon, les fans crédules, ça lui donne le sentiment de dominer ces gueux crédules qui forment le commun des mortels et qui gobent tout et n'importe quoi)
Et sinon deux points qui m'ont fait tiquer :
- Instagram pour moi ce n'est pas de l'informatique (enfin, le code source qui permet à Instagram de tourner, c'est de l'informatique, mais avoir un compte et y poster des photos, pour moi c'est plutôt "nouvelles technologies" ou "communication"). Perso je trouverait ça bizarre qu'Ingrid ne soit pas douée en "vrai" informatique (algorithmique, traitement de données assisté par ordinateur, tout ça) : donner des ordres clairs et précis à une machine qui fait tout ce que tu lui demandes sans poser de questions, c'est plutôt son genre, non ?
- j'ai vérifié, la langue officielle du Paraguay est l'espagnol et pas le portugais
Je corrige tout de suite l'histoire du Paraguay, merci pour la remarque