La harpiste

Par Sinead

Je vais finir par être en retard, très en retard. Ma logeuse m'a tenu la jambe pendant au moins une demi-heure, me rappelant gentiment qu'un loyer ça se paye tous les mois et que, vous comprenez, j'ai aussi des charges à régler et je ne peux pas me permettre de vous faire crédit, imaginez tout le monde fait comme vous, on ne s'en sort plus, et blablabla. Son nouvel argument du moment est le machiavélique contexte économique actuel, quand ce n'est pas la crise ou le coronavirus. Elle essaye de me faire culpabiliser de la mettre sur la paille, alors que je sais de sources sûres qu'elle est propriétaire d'au moins trois immeubles d'appartements.

Comme d'habitude, je me confonds en plates excuses, promets de payer dans les jours qui viennent. Et comme de coutume, une fois le dos tourné, je sais que son ventripotent mari va me cataloguer de saltimbanque et d'artiste raté. Le pauvre, s'il savait qu'il y a un monde en dehors de sa télévision, ça le foudroierait sur place.

Harpiste rime avec artiste. Je me considère avant tout comme telle, plutôt que comme une musicienne. Je ne fais pas de la musique, je créé, j'invente, je capture des moments que je traduits en notes. Je suis avant tout une créatrice.

Dans le métro que me conduit au conservatoire j'observe les autres passagers, leur morne figure, leurs yeux vides de chaleur et la face dénuée d'expression. Ce n'est clairement pas ici que je vais pouvoir trouver l'inspiration. Pourtant, je me sens électrique aujourd'hui, j'ai le cerveau en ébullition et les sens en alerte, prête à capturer le moindre son, la moindre odeur ou image qui déroulerait le papier à musique que j'ai en permanence dans la tête. Ma grand-mère m'avait surnommée le gramophone humain, un sobriquet que j'affectionne particulièrement, tant il me correspond bien, et que je m'amuse à ressortir à de nouveaux clients lors de rendez-vous professionnels, afin de détendre l'atmosphère.

La puanteur caractéristique de la station où je m'arrête me cueille dès que je mets un pied sur le quai. Je me glisse dans la file de gens pressés, nuques courbées sur un iPhone dernier cri, fuyant du regard les sans-abris qui font la manche dans le couloir carrelé d'une couleur douteuse. Je souris un instant au guitariste courageux qui s'est posté dans un coin, essayant de dégeler les cœurs par des mélodies plus ou moins entraînantes. Hélas, mes poches sont aussi vides que mon compte en banque et tout ce que je peux lui offrir c'est la marguerite que j'ai subtilisé dans le jardin de ma logeuse tout à l'heure. Plus qu'un simple végétal, c'est ma considération et mon respect que je jette à ses pieds.

L'escalator bondé me guide enfin vers la surface et l'air pur de ce début d'après-midi gonfle mes poumons, comme si je respirais vraiment pour la première fois de la journée. Les arbres sont bourgeonnant et nous observent tranquillement sous leur feuillage, les oiseaux grappillent les miettes de nourriture tombées au sol, avant que les employés de la ville ne les aspirent avec leur drôle de machine.

J'entends le froissement du papier à musique et le bruit de la plume qui gratte les lignes, courant le long de la portée. Je vois les notes qui dansent devant mon regard, elles sont présentes partout où mes yeux se posent. Là par exemple, sur cette échelle d'ouvrier, là aussi, sur ce courant d'air tourbillonnant qui fait voler des bouts de papiers égarés, ou là encore, dans ce rire d'enfant qui vient de se faire lécher le nez par un chien joyeux.

Une impulsion soudaine me porte vers un banc, au milieu du square qui se trouve non loin de la bouche du métro. Tant pis pour mon retard au conservatoire, saisir le moment présent me semble tout à coup plus important qu'une question de ponctualité.

J'ai sûrement l'air d'une illuminée lorsque je m'assois, presque en transe, fixant la rue comme si j'avais vu un génie y apparaître. Je me redresse avec sérieux, laissant mes doigts libres de leur mouvement. Ils courent sur une harpe imaginaire, pinçant les cordes en rythme car, même invisible, je connais cet instrument par cœur, je pourrais en jouer les yeux fermés, mais l'esprit grand ouvert.

Je lis la partition qui se déroule devant moi, je ne réfléchis même pas à ce que je fais car tout me vient naturellement. Je suis tellement habitée par mon art, comme disent certains grands virtuoses, que j'ai presque l'impression de sentir les cordes de ma harpe vibrer sous mes mains et le bois dur de son armature contre ma clavicule.

Je lis la couleur rose des pétales de tulipes à l'étalage du marchand de fleurs. Je lis leur odeur sucrée, fraîche et fleurie lorsque quelqu'un les respire avec plaisir.

Je lis les palpitations du cœur de ce jeune homme lorsqu'il prend la main de cette fille aux joues rouge pour la première fois.

Je lis le chant de l'eau de la fontaine qui s'écoule derrière moi et le chuchotement des brins d'herbes lorsqu'ils se murmurent des secrets sous la caresse espiègle du vent.

Je lis la vie et mes doigts courent sur ma harpe, avides de cette mélodie.

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Elf
Posté le 23/07/2020
Waw, je crois que c'est mon préféré !
Je n'ai pas le réflexe de commenter (même si j'aime beaucoup quelque chose, trop solitaire sans doute ^^) et j'essaye de corriger ça au maximum. Breeeef, tout ça pour dire que j'aime beaucoup tout tes textes, ils sont doux, réconfortants, adorables. Un peu comme un pain au chocolat tout chaud... x)
Ces petits moments de quotidien de personne, c'est agréable, et enrichissant, de voir toutes cette multitude de métiers, qui sont beaux par la passion de celui qui les effectue. J'ai sûrement été plus touché par lui (et celui de l'illustratrice, et de la relieuse) car ce sont des domaines que j'affectionne, et qui me font écho (même si je ne suis pas du tout musicienne). L'Art est vraiment important pour moi et tu as su retranscrire par mots cette poésie (avec cet art qu'est l'écriture ^^). Tu as une plume très poétique et fluide :)
Merci pour ces moments de douceurs quotidiennes,
Peace :)
Sinead
Posté le 25/07/2020
Bonjour Elf!
Un grand merci pour ton commentaire et tes compliments, ça me fait vraiment plaisir 😊
J'aime aussi beaucoup les domaines de l'art et artisanat, je privilégie du coup ces métiers là.
Belle soirée !
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