La Fuite de Jorvassine

La salle du trône du palais de Nouque, la capitale de la Canamérie sur la grande île de Grinlandia, est en pleine effervescence. Aux officiers canamériens ayant rendu les armes se mélangent les gradés des forces alliées de Kanera et d'Atartica.

Davosa Freya, générale de l'armée kanerante et Conseillère du Roi Ander, parcoure les vaincus du regard, puis s'adresse à ses hommes :

— Enfermez-les dans une pièce et tenez les sous bonne garde. Je vais prendre mes ordres.

Davosa remet de l'ordre dans son chignon éclaté en ramenant de longues mèches rebelles de cheveux argentés dans son ruban. Puis elle sort sa gourde, s'asperge les mains d'eau et nettoie son visage qui redevient très pâle une fois que la crasse de la journée cesse de l'obscurcir. À peine plus présentable, elle frappe à la grande porte d'un salon transformé en quartier général temporaire, puis entre. Le Roi Ander et le général atalante allié sont en pleine discussion, tandis que quelques officiers débattent autour de grandes cartes recouvrant une table. Davosa s'avance vers son souverain, s'incline, puis la parole lui est donnée :

—Messire, comme vous l'avez ordonné, le palais, comme le pays, est tombé avec le minimum de violence possible. Peu de morts, des dommages collatéraux très limités. Toute la capitale canamérienne, ainsi que le palais de Jorvassine, sont sécurisés et sous contrôle.

—Très bien.

Araklès, le général atalante, interpelle son homologue :

— Et Jorvassine ?
— Introuvable, grogne Davosa. Messire, je venais vous demander l'autorisation d'employer nos neuromanciens pour fouiller l'esprit des gradés canamériens. Ils savent sûrement quelque chose.
— Jorvassine est loin, souffle Ander. Je le sens. Je doute que quiconque connaisse ses projets. Il est au Nord, il a dû fuir sur le continent. Renseigne-toi sur ce qu'il y a là-bas, trouve des cartes, interroge les marins, essaie d'imaginer son itinéraire. Aucune torture sur les canamériens, cela ne ferait que saper tous nos efforts en faveur de la paix.
— Bien, Messire.
— Donne des ordres pour rassembler la population de Nouque devant le palais avec les généraux canamériens, je vais m'adresser à eux.


Du haut de ses seize ans, Ander, le Roi de Kanera, surgit de l'ombre de la grande porte du palais de son homologue vaincu, Jorvassine, et s'avance sur le parvis. Araklès, le général atalante, et Davosa Freya, bras droit du Roi, s'inclinent à son approche. Leurs troupes respectives mettent genou à terre dans un bel ensemble, sous l’œil inquiet de la population convoquée. Certains citoyens imitent les envahisseurs et s'agenouillent, d'autres bombent la poitrine dans un geste de défi. La seule chose qu'ils ont en commun, c'est le silence de plomb qui les saisit. Ander lève et écarte les bras, puis commence :

— Peuple de Nouque, canamériens, relevez-vous, vous n'êtes pas des sujets de Kanera et nous ne vous obligerons jamais à nous prêter allégeance. Nous ne sommes pas en Canamérie pour vous asservir, allons, redressez-vous.

Après quelques hésitations, ceux qui se sont inclinés se relèvent. Ceux qui bombent le torse se détendent. Cette fois, une vague de murmure agite le silence. Ander observe cette foule disparate, ces gens qui, autrefois, étaient comme lui. Des étudiants, des travailleurs, des miliciens, des commerçants... des canamériens normaux. Tous ici n'ignorent pas que le père d'Ander est canamérien de souche. Tous ici savent qu'Ander a étudié dans une école canamérienne, à Danecan, avant de s'exiler en Kanera pour y suivre des études de magie et y rencontrer sa royale destinée, de par sa mère. Il parcoure du regard les hauts bâtiments de pierre et de brique, les monuments, les usines obscurcissant le ciel au loin, puis les falaises verdoyantes qui entourent la cité. Il contemple les futiles prouesses technologiques de ce pays en coulant son regard sur les chariots à vapeur, les lampadaires électriques, les chaudières murales à gaz qui parsèment la grande place, et le tas d'arquebuses des derniers soldats vaincus.
Un officier kanerante apporte une petite sphère dorée et la fait léviter devant le Roi. Ander y approche ses lèvres, puis entame son discours, amplifié par l'artefact magique :

— Après des mois de guerre, les forces kanerantes et atalantes occupent enfin toute l'île de Grinlandia. Aujourd'hui, Nouque et le palais de Jorvassine sont tombés. Mais votre souverain est introuvable. Il a manifestement fui ses responsabilités, comme un lâche. Il refuse donc de répondre de ses actes devant vous tous.

Il reprend son souffle, observant les réactions du peuple, puis continue :

— Vous savez que notre démarche est pacifique. Nous sommes des magiciens, mais plutôt que d'user de déluges de feu ou de foudre, notre armée a reçu l'ordre d'user de sortilèges non létaux pour neutraliser vos soldats, en les invalidant, en les rendant inconscients, voire simplement affaiblis. Nos magiciens radiants n'ont servi que pour la défense : saboter l'artillerie ou les obstacles adverses. En outre, un soin tout particulier a été apporté à la condition des civils, avec une offre de soins biomanciques, de nourriture, et d'hébergement si nécessaire.

Sans négliger une communication visant à dénoncer les agissements de Jorvassine et à remonter l'estime de la population envers la magie, pense Ander avant de reprendre :

— Dans chaque ville en voie d'être conquise, des émissaires ont été préalablement envoyés, toujours avec le même message envers les autorités : Nous, le Roi Ander de Kanera, sommes un canamérien d'origine, nous ne voulons aucun mal à notre pays de naissance. Nous voulons libérer le pays du joug de Jorvassine, le capturer pour le traduire en justice devant son peuple, et restaurer la pratique de la magie dans le pays. La reddition de chaque ville assurera paix et sécurité à ses occupants, aucun mal ne sera fait à quiconque, aucun bien ne sera confisqué ou détruit.

Ander balaie la foule d'un ample et lent geste du bras :

— Au final, une grande majorité de cités nous a ouvert ses portes, encouragée par les rumeurs d'occupation pacifique des premières villes tombées. Les rares opposants ont été vaincus avec peu de moyens et une quasi absence de violence. La forfaiture de Jorvassine a été révélée au peuple et s'est répandue plus vite que l'avancée de nos forces, facilitant encore notre progression.

Le Roi de Kanera marque un silence puis assène, d'une voix plus ferme :

— Car oui, vous le savez désormais, votre Roi détient un artefact très puissant qu'il utilise depuis des années pour siphonner les ressources magiques de chacun d'entre vous, pour son seul profit ! Voilà pourquoi il a interdit l'exercice de la magie et son enseignement dans votre pays. Voilà pourquoi il a mené depuis des décennies une campagne de discrimination envers les magiciens de tout bord ! Un pouvoir non dépensé par le peuple, c'est un pouvoir qui s'accumule directement dans l'artefact. Le Roi déchu a ainsi pu vivre dans une indécente opulence et exercer un contrôle total sur ses sujets comme sur les maires et les hauts-fonctionnaires ! Vous avez tous un pouvoir endormi ! Vous pouvez maintenant et dorénavant l'éveiller, comme le reste du monde ! Et nous vous y aideront en réinstaurant les écoles de magie !

L'annonce a un effet variable sur le peuple. Un bon tiers acclame la nouvelle, un autre tiers reste de marbre, et le reste fronce les sourcils en grommelant. Ander, conscient des réactions hétéroclites, conclue :

— Toute information nous permettant de localiser et trouver Jorvassine sera la bienvenue. Nous inviterons bientôt vos hauts-fonctionnaires et vos généraux pour organiser la transition politique de la Canamérie et vous restituer votre autonomie dans les meilleures conditions. Puissent nos deux pays vivre ensemble, en harmonie, pour un meilleur avenir !

 


Retiré dans les appartements royaux du palais de Jorvassine, Ander finit d'écrire sur sa tablette de curiom, un de ces artefacts enchantés par des spaciomanciens pour communiquer à distance. La nouvelle de la prise de la Canamérie va voyager de tablette en tablette, détenues par des personnes de confiance et des chefs politiques alliés. Hiran Soloman notamment, son ancien professeur et aussi le doyen des conseillers qui gouverne Kanera en son absence, va recevoir la missive et informer le peuple de Kanera de cette nouvelle victoire.

Ander range le crayon doré et la tablette dans leur étui de cuir, quand les gardes frappent à la porte pour annoncer quelqu'un. La princesse Tiana, sa sœur. Il jaillit de son fauteuil et court pour prendre dans ses bras l'adolescente de treize ans.

— Je suis heureux de te voir, j'ai bien cru que tu n'arriverais pas ce soir.

La jeune princesse relâche son étreinte et observe son frère de ses grands yeux verts :

— J'ai eu beaucoup de choses à organiser, grand frère, mais nos biomanciens vont assurer la suite. Les citoyens ayant subi des dégâts ont tous un toit, à manger, et sont guéris de leurs blessures. Même les plus réfractaires à la magie nous ont remerciés.
— Tu es formidable, comme toujours.
— Et certains habitants de Nouque nous ont prêté main forte, ce sont tous des volontaires pour étudier dans la future première école de biomancie de la ville.
— C'est bien. Il faudra encore du temps pour convaincre tous les canamériens, mais nos opérations portent leurs premiers fruits.

Ils s'installent tous deux dans des fauteuils et Ander conte à sa sœur son dernier discours tandis qu'elle défait son chignon pour libérer ses cheveux blonds et bouclés, avant de dévorer quelques victuailles étalées sur une table basse. Quand Ander a terminé, elle demande, la bouche pleine :

— Tu as déjà obtenu des informations sur la fuite de Jorvassine ?
— Beaucoup trop, oui... Si on écoutait tous ceux qui ont bien voulu parler, Jorvassine serait dans chaque quartier, chaque ville, chaque continent... bref aucune piste solide. Hormis une. Un canamérien du continent, parti de la péninsule de Baffine, est venu à Nouque par bateau. Il aurait vu une étrange procession réquisitionner le navire pour retourner sur le continent. Des gens vêtus de vert et de noir, accompagnant un homme richement vêtu, et une ribambelle de serviteurs portant des coffres lourds. Tous étaient encapuchonnés, aucun visage apparent.
— Qu'est-ce qui te fait dire qu'il aurait pu s'agir de Jorvassine ?
— Des serviteurs, des coffres probablement plein de richesses, tous encapuchonnés. Et la péninsule de Baffine correspond à la direction où je sens notre homme. L'heure d'embarquement correspond aussi.

Ander déplie une carte que lui a fourni la générale Davosa Freya. Nouque, la capitale côtière de la Canamérie sur Grinlandia, fait directement face, au Nord, à la péninsule de Baffine rattachée au continent.

— Cependant l'endroit est peu peuplé. Ce sont des terres arides et froides. Mais l'homme nous a informé de ce qui se trouve encore plus au Nord. Ce pourrait être la destination de Jorvassine.

Ander pose son doigt sur une région de la carte où une citadelle isolée trône au milieu de reliefs vides :

— L'homme nous a révélé que ce château héberge des sorciers, c'est un des derniers bastion de magiciens de la Canamérie. Si j'étais Jorvassine, j'irais m'y réfugier pour protéger mes richesses et l'artefact contre nous.
— Oui, c'est très probable. A-t-il dit de quel genre de sorciers il s'agit ?
— Il nous a surtout servi... des rumeurs difficiles à digérer.

Tiana note l'hésitation de son frère. Son don de biomancienne lui renvoie des prémices de peur et de dégoût.

— Ander, qu'a-t-il dit ?

Le jeune Roi détourne le regard. Il se mord la lèvre inférieure, et ses mains s'agitent d'un infime tremblement :

— Il a dit que ces sorciers ressuscitaient les morts.

 

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