Cet été battait tous les records de chaleur. La vie de nos humains devenait infernale et les stocks de glace Enceladienne baissaient de façon alarmante. En couronnement de tout ça, ma vie professionnelle était au ralenti depuis que j'avais planté une navette XV14. Il faut reconnaître que les spatioports lunaire ne sont plus de première jeunesse, et que leur approche n'a jamais été chose aisée avec des navettes récentes. Je n'avais jamais voulu rejoindre de compagnie de transport et cet incident avait refroidi quelques donneurs d'ordres. Visiblement pas tous, car je reçu finalement une offre pour le transport d'un chargement de glace depuis les sites d'extractions d'Encelade. La mission n'était pas des plus attrayantes en raison de la durée du vol, mais avais-je réellement le choix ?
Je rassemblais mes affaires et me présentai au guichet pour obtenir le carnet de vol. Le règlement des vols spatiaux précisait dans son article 32-7 que le pilote devait prendre en compte la navette avec l'humain de ravitaillement. Or moi, je m'y opposais fermement, les conditions de stockage des humains de voyage me laissait perplexe. Après quelques infructueuses négociations, je consentis à baisser ma rémunération pour pouvoir emmener mon humain personnel.
Je pense qu'il est bon de préciser que les humains ne vivaient plus comme à leur apogée. Depuis qu'ils avaient tranquillement ravagé la Terre, les conditions de vie n'étaient plus les mêmes. Une chaleur écrasante régnait sur terre, sans oublier l'avènement de notre espèce suite au grand soulèvement. « Les vampires » comme nous appelaient les humains, apparûmes suite à un virus. Si l'on se référait aux vieux contes folkloriques, notre état pouvait être assimilé à celui d'un vampire de ces récits. Nous étions bien plus résistants que les humains et immortels dans la majorité des cas. Cependant nous restions sujet aux mêmes désagréments, nous devions boire du sang. Je ne rentrerais pas dans les détails biologiques, mais le virus qui était à notre origine altérait plus vite que la normale nos globules, la seule façon de contrer le phénomène était de renouveler le système en ingérant du sang.
C'est dans l'ensemble grâce à notre capacité physique que la conquête spatiale prit un essor aussi incroyable. Sans notre condition physique hors norme et la dernière pépite créée par les humains avant leur asservissement, le diamant de combustion à déchets nucléaires, nous n'aurions pas réussi à voyager aussi loin avec un minimum de poids dédiés aux carburants.
Bref, une fois mon humain de transport « B+47S » embarqué, (j'ai toujours détesté ce système de numérotation des humains), j'embarquais à bord de la capsule qui me transporterait sur le spatioport terrestre situé au point de Lagrange. Je vérifiais ma check-list d'embarquement tout en m'assurant que le stock de nutriment de mon humain se trouvait bien dans les caissons. Lors du transport en capsule jusqu'à la navette, j'avais eu le temps de réfléchir à mon plan de vol. Les compagnies en fournissaient un, mais à moins de vouloir passer mon caniculaire été dans le système solaire, je me devais de trouver un chemin plus rapide. Après de sommaires calculs, que je relus à peine, j'optais pour une fronde gravitationnelle à l'aide de Mars pour booster ma vitesse, puis je répéterais la manœuvre sur Jupiter. Ensuite, j'utiliserais l'attraction de saturne pour me freiner et m'arrimer à la Station d'Encelade. Sur le papier ce plan était parfait, je réduirais du tiers mon temps de vol. Une chance que Mars et Jupiter se trouvaient dans l'alignement l'une de l'autre.
Au spatioport je découvris la navette qui m'était attribuée, j'étais le Vampire le plus heureux du monde, la compagnie m'avait attribué une navette cargo XVI15 flambant neuf. Une fois tout le matériel chargé, je rentrai mon fameux plan de vol dans la console. Nous devions attendre 4 heures avant de pouvoir partir, le temps que l'alignement avec Mars soit parfait pour la première Fronde. Le désarrimage se fit sans heurt, une fois les manettes poussées je me retrouvais enfin dans mon élément, seul dans l'espace.
L'approche jusqu'à Mars fut relativement longue. J'en profitais pour découvrir cette navette cargo, le nouveau système de caisson isolé pour humain était fantastique, j'en profitai pour transférer B+47S. Alors que je m'extasiais et m'enfonçais dans ce corridor de nouveauté technologique, j'aperçus par les hublots latéraux Mars qui se dessinait. Comment avais-je pu passer autant de temps à rêvasser ? En aucun cas je ne devais rater ma fronde, sinon je serais doublement perdant, en plus de ne pas gagner de temps, j'en perdrais même sur le plan de vol fourni par la compagnie. Je me précipitais dans la cabine de commande, mais quelque chose clochait, la luminosité déclinait. Instantanément, je compris mon erreur, je compris que j'avais oublié Déimos, je compris que ce foutu caillou infernal venait de pourrir mon fabuleux plan de vol. J'eus à peine le temps de dévier la navette vers le haut en espérant éviter l'impact. A l'instant où l'orbite du caillou et mon vaisseau se croisèrent, ce qui représenta moins d'une seconde, un bruit insoutenable parcouru le vaisseau comme si un millier de craies griffaient un millier de tableaux noirs. Tableau noir sur lequel aurait pu apparaître Mars et ses satellites naturels si je n'avais été le fanfaron de ma formation de pilote. Si Déimos avait été parfaitement rond comme notre brave Lune, je serais sans doute passé sans embûche.
Échaudé par cette erreur notable qui aurait pu me coûter cher, j'entrepris de faire un tour des modules du vaisseau et du système de commandes. Hormis le caisson de B+47S qui fonctionnait parfaitement, le résultat fut extrêmement décevant. Les dégâts n'étaient pas légions, mais notables. Le système de communication avait rendu l'âme et le système de verrouillage des portes était hors service, mais ce n'était rien comparé à la bombe à retardement que représentait la fuite des fluides de refroidissement du système de commandes. Il ne s'agissait pas d'une fuite exceptionnelle, mais inéluctablement, les tuyaux seraient vidé du précieux liquide et la navette finirait par dériver dans le vide interstellaire.
Je devais économiser tout mouvement sur les commandes pour éviter d'accélérer la perte de fluide, et calculer mes options. La fronde avait fonctionné et à la vitesse ou la navette filait, le temps avant ma prochaine décision serait court. Le plan initial était à jeter aux oubliettes, je ne serais plus maître de la navette avant d'arriver sur Encelade. La seule option viable qui se présentait était de réduire drastiquement ma vitesse à l'aide de Saturne pour espérer poser la navette sur une de ses lunes. C'est ce que je parvins à faire, mais je n'eus pas trop le choix quant à la destination, les commandes étaient quasi-inutilisables. Notre terre d'accueil fut Io. Une blague interstellaire, je fuyais la canicule sur terre pour me retrouver sur Io, cette lune hostile.
L'atterrissage ne se fit pas sans encombre, loin de là. Je ne parvins qu'à adoucir l'impact. La navette souleva un immense nuage de poussière qui masquait toute visibilité. Je sentis l'aéronef se soulever et retomber sous cette couche de poussière tel un dauphin suivant un navire. Dans le vaisseau tout était devenu un projectile. Les hurlements de la carlingue râpant et rebondissant sur le sol me donnaient l'impression que l'enfer lui-même s'ouvrait sous mes pieds. La navette se stoppa enfin posée sur le côté. Je ne pouvais rien voir, toute la surface vitrée était obstruée par de la poussière couleur ocre.
Une terrible explosion retentit, dans la seconde suivante le sol se mit à trembler de façon inquiétante. Io, connu pour son activité volcanique, se donnait en spectacle pour accueillir ses visiteurs. Les vibrations finirent par claquer comme la détonation d'un orage. La croûte de Io se fissura sous la navette qui bascula, mais pas dans son entièreté, le nez de la navette bascula dans le vide, l'arrière resta maintenu par l'architecture en « V ». La poussière des vitres du poste de pilotage glissa lentement pour découvrir un océan de lave une centaine de mètres en contrebas. Je restai pétrifié quelques secondes avant que mon cerveau ne tire la sonnette d'alarme. Je devais faire vite ou mon cercueil volant m'entraînerait vers ce linceul de magma. J'espérais que la bascule effectuée avait libéré l'arrière du vaisseau. J'escaladais l'intérieur de la navette pour me diriger vers l'arrière. En passant devant mon humain, je fus saisi de remords, si seulement j'avais pris l'humain de la compagnie. J'activai le mode veille du caisson ce qui s'assimilait à une euthanasie, elle ne souffrirait pas en chutant dans la lave ou en respirant Io. J'embrassai la surface vitrée, je laissais une part de mon existence. En reprenant péniblement mon ascension, je constatai que le système d'émission était irrémédiablement détruit, percuté par une caisse lors de la bascule. A l'arrière de la navette, je parvins à activer l'ouverture manuelle de la soute. L'arrière émergeait bien de la surface. Un mince filet d'air pénétra dans la navette. A ma grande surprise, l'air qui s'engouffra était glacial, je perdis instantanément les deux doigts en contact avec ce filet d'air, congelés. J'aurais vraiment dû être plus attentif à la formation. Je refermai avec précipitation la soute, si je restais exposé à un tel froid, mes dernières heures se transformeraient en secondes. La situation était cocasse, je riais, la peur ou la folie, je ne savais pas, mais je riais, d'un côté la lave, d'un autre côté le froid mordant de la surface. Au milieu, mon humaine glissait vers sa douce mort. En attendant mon inéluctable destin, je pris le temps de rédiger ces quelques lignes, dans l'espoir que des vampires trouveraient un jour quelque chose de bon à extraire sur Io, et retrouverais mon récit que j'irais lancer à la surface.
Journal du Major Reitahl, officier de ravitaillement.