La désignation

Par Jowie

La désignation

 

Debout devant sa cellule et la tête découverte, Melvine faisait le guet en robe de nuit à la manière d'un rapace surveillant une musaraigne.

— Ce n'est pas trop tôt ! reprocha-t-elle en murmure à la silhouette qui remontait les escaliers. Ça me rassure de voir que tu vas bien. Je n'aime pas du tout que les supérieures t'envoient à l'écurie à une heure pareille...

Eleonara, elle, s'étonnait que sa journée refusât toujours de se terminer. La Chouette ne devrait-elle pas être en train de dormir ou de lire ?

— Viens, dit l'Einhendrienne. Il y a du neuf !

— Désolée, je suis fatiguée, je...

Melvine disparut dans sa cellule. Comme souvent depuis leur rencontre, Eleonara venait d'être implicitement invitée au nid de la Chouette pour y parler secrets, mystères et anecdotes.

Bien qu'à contrecœur, l'elfe entra dans la chambre de sa camarade en veillant à ne pas claquer la porte derrière elle.

— Seigneurs, Bronwen, tu sens le fumier ! Allez, assied-toi. Non, pas sur mon lit ; installe-toi là. Merci.

En frottant ses yeux fatigués, Eleonara alla se mettre en tailleur sur un vieux coffre. Sœur Melvine s'était profilée comme une alliée utile : contrairement au reste des moniales, elle ne se délectait pas des ragots fantasques ou des vilaines moqueries qui se transmettaient sur les bancs de la chapelle ; elle creusait les rumeurs une à une jusqu'à découvrir le scintillement de la vérité, qu'elle ne soufflait qu'à Eleonara. Ainsi, cette dernière se mettait à jour en ce qui regardait les adeptes du couvent et le couvent lui-même. Elle avait droit à la liste des nouveaux ouvrages rares ou avant-gardistes ajoutés à la bibliothèque, ainsi qu'aux fiches détaillées de ses consœurs. Si Melvine ne savait pas tout, elle le savait presque. Rien ne semblait lui échapper, pas même les habitudes discutables de ses collègues : Sœur Griselle élevait les escargots et les vers de terre, Sœur Naimée respirait des concoctions à effets hallucinatoires, Sœur Rosemonde ne se baignait que les nuits de pleine lune et Sœur Sereine, membre assidu du clan d'Agnieszka, expérimentait sur les chauves-souris.

Ce soir-là, la Chouette s'apprêtait à allonger son recueil de secrets. Elle contenait mal son engouement.

— Tu ne devineras jamais qui roucoulait sous les escaliers principaux, chuchota-t-elle.

— Qui ? demanda Eleonara, pressée de lui dire bonne nuit.

— Agnieszka, pardi ! La petite rubéole en personne !

Sous leur coiffe serrée, les oreilles pointues d'Eleonara voulurent se hisser.

— Je l'ai vue quitter sa chambre plusieurs fois depuis la nouvelle volée de moines-soldats, alors aujourd'hui je l'ai suivie... et je les ai vus ! Évidemment, avec ma chance, j'ai fait grincer le plancher et ils ont détalé comme des biches.

Eleonara n'avait pas entendu la suite qu'elle réfléchissait déjà à comment détourner cette croquante information pour nuire à la benjamine mal élevée du Don'hill. Un détail de ce genre pouvait détruire une réputation.

— Je n'ai pas pu décerner le visage du cavalier, se désola Sœur Melvine. J'ai bien cru ouïr son nom, pourtant : Rik ou Rikard, sauf erreur. Aurais-tu la moindre idée de qui il pourrait s'agir ?

Eleonara secoua la tête, incapable d'imaginer la teigne du couvent mériter les avances de quiconque. Le fait qu'Agnieszka pût fréquenter ce Rik sans lui ôter l'envie de vivre lui paraissait inconcevable. Le pauvre, inconscient de sa détresse à venir ! Sa dulcinée était la première à pleurnicher, à se plaindre, à critiquer, à dénoncer, à faire des caprices, à piquer des crises, mais la dernière punie ! Elle avait beau être sermonnée devant tout le monde, elle assumait rarement une corvée supplémentaire. Depuis la cérémonie de bienvenue des moines-soldats, elle avait accumulé les effronteries tout en passant entre les gouttes.

— Et si la relation était révélée au jour, comme ça, par hasard ? interrogea l'elfe avec un brouillon de rictus sadique. Agnieszka serait excommuniée et nous serions débarrassées de sa présence.

Sa remarque eut l'air de déplaire à Melvine.

— Il faut aimer son prochain et ses ennemis, Bronwen ! la rappela-t-elle, heurtée. Je te fais part de mes découvertes parce que j'ai foi en ta discrétion et ton honnêteté. Ne deviens pas comme elles, je t'en prie. À t'entendre parler, on croirait que lui faire du mal te tient à cœur.

Lui faire du mal lui tient à cœur, confirma son for intérieur. Eleonara préféra garder cette pensée pour elle, ne souhaitant pas hasarder la confiance de la Chouette. Elle se promit de ne pas faire usage du secret, même si elle ne saisissait pas ce qui retenait Melvine de rendre le mal par le mal. Sœur Agnieszka et ses amies les avaient injustement poussées dans une flaque de bourbe ; ne se souvenait-elle donc plus de cet incident ?

— Pour le peu que je la porte dans mon cœur, expliqua Melvine, je ne puis me prêter à des bassesses telles que le chantage. Elle mérite de la compassion, Bronwen. Agnieszka... (Elle parla plus bas.) Agnieszka est l'enfant du Don'hill. Elle est née ici.

Eleonara fit de grands yeux. La Chouette continua :

— Je doute qu'elle puisse s'acclimater à la vie en dehors du monastère. Tu connais par toi-même les tempêtes de son caractère. Peu le savent, mais son voile blanc n'est qu'une façade pour cacher la vérité : elle est vouée au Don'hill depuis sa naissance. Elle ne peut voyager qu'avec ses consœurs, sinon, ses journées se déroulent toujours ici. Depuis son vœu, formulé pour elle, sa liberté n'est plus. Elle ne pourra jamais se marier, ni se défaire de ses obligations monastiques. C'est pourquoi je me défends de la priver de cette idylle, aussi courte, absurde, insensée et désespérée soit-elle.

Silencieuse, Eleonara cherchait à comprendre la signification de « idylle ». Si sa passivité pouvait surprendre, elle était pourtant fondée : l'elfe n'avait pas la notion de pitié pour les êtres avec qui partager l'oxygène était un supplice.

Une révélation la frappa. Si Agnieszka la petite peste recevait rarement son juste châtiment, c'était parce que les supérieures la couvaient et la traitaient comme leur progéniture, comme leur chair et leur sang, parce qu'elle l'était justement. Aucune raison donc de s'émouvoir ou de prétendre Agnieszka malchanceuse : elle était entourée, elle était aimée. Son « malheur » avait été compensé.

Une question se faufila dans l'esprit d'Eleonara.

— Vu qu'Agnieszka habite au monastère depuis toujours, comme tu le soulignes, comment a-t-elle pu entrer en contact avec son... sa victime expiatoire ?

— Rikard et elle ont dû se rencontrer à Terre-Semée. Après tout, elle y est allée pratiquement chaque année pour le recrutement. Peut-être qu'ils s'envoyaient secrètement des mots par pigeon ?

Eleonara doutait de ce dernier argument. Une particularité du Don'hill était l'interdiction des oiseaux messagers. Cette prohibition était censée empêcher de potentiels espions d'envoyer des informations confidentielles à des tiers. Si les sergents, l'Abbesse ou l'Abbé devaient exceptionnellement faire parvenir une lettre à quelqu'un, le courrier était expédié via une estafette à cheval.

Melvine lissa le bout de ses cheveux tressés en le pinçant entre son index et son majeur, avant d'endosser une de ses allures les plus sérieuses : celle de la religieuse intellectuelle et scrupuleuse.

— Écoute-moi, Bronwen, dit-elle gravement en levant un doigt comme pour l'hypnotiser. Ces secrets ne doivent en aucun cas sortir de ces quatre murs, tu m'entends ?

Eleonara acquiesça à contrecœur. Elle était intriguée par sa camarade dont le teint et le visage rappelaient la lune. Altruiste, manières raffinées, tempérament calme. Rien ne semblait éveiller un désir de rancune chez elle. La vexation devait être sa plus forte émotion. Ses deux passions, l'étude et la prière, la détournaient de tout péché. S'il y avait une sainte au Don'hill, c'était Melvine.

— Tu étais si certaine que nous serions amies, au début. Pourquoi ? voulut savoir Eleonara.

La Chouette s’attrapa un genou et se balança en avant et en arrière.

— Je savais que je ne pourrais jamais t'envier.

Avec la légère impression d'avoir été insultée, l'elfe se renfrogna.

— C'est un compliment, je t'assure. La jalousie doit être mon pire défaut. J'envie Agnieszka pour ses cheveux, Sereine pour sa belle voix, Sœur Louve pour son autorité... Mais on ne peut pas tout avoir. Quand je te regarde, je me rends compte que tu es au-dessus de mes espérances. Rien ne te détient : ni pression familiale, ni devoir héréditaire, ni réputation à maintenir. De ce détachement, je ne pourrai que rêver, car il surpasse l'exception des boucles d'Agnieszka, du talent de Sereine et du pouvoir de Sœur Louve.

Elle rangea une mèche ébène derrière son oreille.

— À l'avenir, je ne te vois ni ici, ni assise à la maison à attendre le retour d'un mari, sauf ton respect. Tu te définis par toi-même et non pas par ce que l'on attend de toi, pas vrai ? Je me suis dit que... je pouvais apprendre quelque chose de toi.

Il y avait des gens qui valorisaient leurs amis pour le poids de leurs bourses ; Melvine, en fonction de leur savoir et de leurs expériences. Eleonara ne discernait pas la valeur que l'Einhendrienne lui attribuait, une sorte de force d'esprit, d'indépendance, de volonté à se distinguer. Elle se considérait indigne de son admiration ; elle n'était qu'un amalgame de poussière qui cherchait à survivre hors de son environnent naturel. Voilà tout. Le manque de responsabilités et la prétendue insouciance que lui accordait la Chouette n'était dû qu'à un seul fait : Eleonara avait ni argent, ni titre, ni famille à complaire, Elle n'avait rien. Suffisait-il donc d'être une gueuse orpheline pour mériter les compliments de Melvine ?

Gueuse. Les mots de Sgarlaad résonnèrent entre ses tempes : « Ne t'es-tu jamais posé la question pourquoi les sœurs t'ont acceptée, alors que tu errais les rues et qu'elles sont parentes de seigneurs, de comtes et de ducs ? »

L'elfe tira gentiment sur la manche en lin de la Chouette.

— Pourquoi ai-je été bienvenue au couvent, à ton avis ? Tout le monde ici a l'air d'appartenir à la noblesse.

Sa consœur, pour une fois, ne dénicha aucune réplique immédiate ; elle baissa le regard.

— Je ne sais pas comment te le dire, mais ça ne va pas te plaire. (Elle soupira et humecta sa petite bouche en forme de cœur.) L'Abbesse exige toujours une personne du bas peuple pour compléter le couvent. Tu as été choisie pour remplacer Sœur Justine, qui est décédée l'année passée. Elle était fille de paysan et ne savait ni lire, ni écrire. Elle est morte de vieillesse. Je ne pense pas qu'elle ait été particulièrement maltraitée, elle assumait cependant les tâches les moins appréciées, ça je m'en souviens. Je suis désolée. Vraiment.

Recroquevillée sur le coffre, l'elfe nouait et dénouait les lacets de ses souliers en cuir. Son destin venait de se dérouler devant elle comme un tapis de velours taché. Les nonnes avaient prévu de faire d'elle leur bonniche et cela, jusqu'à son dernier souffle. Sgarlaad avait eu raison. Elle s'en doutait, mais cette confirmation la déçut quand même.

Si la Chouette avait eu le pouvoir de voir à travers la chair et les os de sa camarade, elle aurait vu émerger des filaments de craintes, de peurs enfouies, une carapace de dédain, des fantômes. Les Crocs des Dragons, la prédestination à demeurer sous le talon de l'Abbesse, le fardeau de ses oreilles. Même à l'air libre, en dehors du Saint-Cellier ou d'une prison, Eleonara ne pourrait jamais aspirer à l'insouciance, car tous les barreaux ne sont pas de fer.

 

Les jours suivants, Eleonara n'entendit causer ni d'amourettes interdites, ni de l'étrange proposition des Nordiques. Excessivement occupés, les moines armés disparaissaient à l'aube et revenaient tard et exténués de leurs aventures à travers la chaîne montagneuse.

Accoudée à sa fenêtre grande ouverte, Eleonara inspirait les rafales froides. Décidée à ventiler la pièce, elle frissonnait, mais c'était ainsi qu'elle se sentait vivante. Le monastère fortifié, envahi par le brouillard, semblait flotter sur un nuage, tous liens à la terre tranchés. En apercevant les délicats bonnets blancs au sommet des Crocs des Dragons, l'elfe fit une moue déçue. Elle avait raté son anniversaire.

Sa date de naissance exacte lui était inconnue ; ça ne lui avait pas empêché de s'en inventer une au Saint-Cellier. Son plaisir le plus exquis à l'époque consistait à assister à la chute du premier flocon de l'année, collée contre un carreau. Ce flocon, cette étoile de dentelle blanche, annonçait la saison dure, la saison hostile, où le pain manquait sur la table et où le feu brûlait ardemment dans les âtres. Ce flocon, selon elle, méritait de marquer le cap de chaque année. Quel que fût le jour où tombait ce flocon – qu'elle avait longtemps qualifié de poussière d'astre –, ce jour-là, elle fêterait son anniversaire.

 

Des voix au sol attirèrent son attention. Des moines-soldats passaient sous la fenêtre de sa chambre, au chaud dans leurs capes épaisses. À l'arrière du groupe, elle reconnut Agnan et Sgarlaad, les bras encombrés de paquets et d'armes, sûrement celles de leurs compagnons. Lorsque Agnan leva la tête et l'aperçut, il voulut la saluer de la main. Hélas, ses charges lui glissèrent des bras et se fracassèrent par terre avec un gros « clang ! ». Les Einhendriens se retournèrent et lui crachèrent des remarques acerbes. C'était leur matériel, il fallait faire attention, il fallait respecter. Murée dans un silence révolté, Eleonara les vit administrer une série de claques et de chiquenaudes sur le crâne écorché du garçon. Sgarlaad, à deux pas de son ami, observait la scène, impuissant et sans une trace d'expression.

Un jeune homme sans barbe et aux traits androgynes s'approcha de lui et lui susurra quelque chose à l'oreille qu'Eleonara ne put ni entendre, ni lire sur ses lèvres. Elle vit toutefois Sgarlaad courber la nuque et s'assombrir. On le poussait, on le provoquait et il ne bougeait pas d'un pouce. Comment pouvait-il continuellement absorber ce venin ?

— Assez ! Ne voyez-vous pas qu'il est à bout de forces ? Aidez-le !

Un adolescent aux cheveux bruns dans une cape poireau venait d'intervenir. Eleonara s'étonna à voir les moines-soldats lui obéir sans rechigner et se départager le fardeau d'Agnan.

— Nous sommes une confrérie, leur rappela Cape Poireau. Dans le désert ou dans les tempêtes de neige, vous veillerez les uns sur les autres comme des frères. Alors, les égoïstes, vous avez intérêt à vous entraîner à l'entraide dès maintenant.

Un Einhendrien qui ne rabaissait pas les Nordiques, c'était plutôt insolite. Dans la fleur de la jeunesse, Cape Poireau revêtait une couleur forte, contrairement aux moines-soldats, qui ne portaient que du gris, voire du noir pour les Mikilldiens. Sur son cœur était brodée une coupe surmontée de deux brins de blé entrecroisés. Dans sa mémoire, Eleonara passa en revue les cours de géographie de Dalisa. Elle se souvenait de cette enseigne : elle représentait la famille d'Ox. Ce garçon-là était trop jeune pour être le sergent d'Ox ; mais alors, qui était-il ? Un apprenti-sergent ? Ce n'était pas pour dire mais, avec ses crins ébène, son visage blanc et lunaire percé de grands yeux ronds, il ressemblait beaucoup à Melvine.

Eleonara n'eut pas de réponse. Quand les hommes se remirent en marche, elle referma sa fenêtre.

 

On entendait parfois, au milieu de la nuit fraîche, les quartiers des soldats s’animer à leur retour : claquements de portes, jurons, chansonnettes... S'ils n'organisaient pas une beuverie, leurs ronflements traversaient les murs de l'abbaye comme le vent les vêtements.

Sœur Louve, en tant que représentante du couvent, multipliait les entretiens avec les sergents et l'Abbé, mais pas pour se plaindre du tapage nocturne. Une rumeur se popularisait parmi les nonnes : l'Abbesse voulait se défaire de la Peau Sombre pour de bon. Elle ne tolérait plus ses airs arrogants, ses remarques insolentes, sa démarche sensuelle, son accoutrement provocateur, la promiscuité dans laquelle elle vivait ; en bref, sa simple présence. L'Abbesse craignait la corruption de ses novices ainsi que de certains moines-soldats qui perdaient pied rien qu'en croisant Sebasha d'Éméride.

Faute de crimes pour lesquels dénoncer ou incriminer sa cible, la Mère supérieure était renvoyée de plus en plus tôt par l'Abbé, sous prétexte de devoir recourir à des affaires plus immédiates. Ne lâchant pas le morceau, Sœur Louve réussit cependant à voir une de ses nombreuses cabales validées : celle de faire fouiller – survoler, selon elle – les chambres des recrues étrangères dans deux jours. Blessée dans son orgueil malgré cette petite victoire, l'Abbesse ne baissa pas les bras, disposée à défendre les mœurs, les valeurs et la morale de son abbaye à n'importe quel prix.

— Le serpent agit dans l'ombre, confia-t-elle tout bas à Sœur Naimée lors d'un repas, sans se douter de l'oreille attentive de la naïve, ignorante et taciturne Sœur Bronwen.

De fulgurants plans d'attaque virent le jour. Il avait d'abord été question d'une simple farce pour rendre la guerrière du désert invalide et donc inutile au Don'hill. Jugée trop risquée, cette stratégie fut finalement abandonnée et remplacée par une autre bien plus compromettante. Les nonnes allaient forger une trahison et blâmer la Chevaucheuse de dunes. La discréditation proche de l'Opyrienne galvanisait les moniales, ce qui portait à croire que leur longue servitude en honneur à Diutur ne les avait préparées qu'à cet ultime et fatidique devoir. Une fois que l'étrangère serait expulsée, s'en tiendraient-elles là ?

Les supérieures délibéraient quant à comment ne pas éveiller les soupçons de Sebasha, qu'elles ne sous-estimeraient ni pour or ni pour argent. Il leur fallait une volontaire et d'après les regards paniqués de l'assemblée voilée qu'elles avaient réunies, peu avaient le courage nécessaire.

Sœur Louve avait convoqué l'ensemble du corps monastique féminin au scriptorium qui sentait le parchemin, le bois d'aubépine, le vitriol de fer et le vin. Calés sur les écritoires, des paragraphes et des enluminures demandaient leur point final, leurs dernières retouches, leurs couleurs. Du bout de l'index, Eleonara redressa un calame qui risquait de faire basculer un encrier. Elle plaignait Sebasha d'Éméride.

— Notre agent sera une personne discrète, insoupçonnable, invisible, rapide et silencieuse.

Tandis que Sœur Griselle, la doctoresse du couvent, listait ces adjectifs à haute voix, les nonnes, vieillardes comme jouvencelles, tremblaient.

— La sœur choisie devra... devra... crotte, je ne sais déjà plus. Ah, ça me revient. Dû à la délicatesse du buisson...

— De la mission, la corrigea Sœur Naimée avec sa voix doucereuse. La délicatesse de la mission.

— Cessez de toujours me reprendre, vilaine, c'est exactement ce que j'ai dit ! Où en étais-je ? Ah oui. Dû à la délicatesse de la mission, celle qui sera choisie devra nous porter chance, car tous nos espoirs reposeront sur elle. Voilà qui élimine un certain nombre d'entre vous.

On ne pouvait pas se tromper. Les yeux de Griselle, deux minuscules boutons noirs cousus sous des sourcils hérissés, visaient la Chouette.

— La veinarde, maugréa Sœur Agnieszka.

L'attente devenait insupportable. Personne ne bougeait, mais les cœurs couraient.

— Diutur a fait son choix ! hurla soudain Sœur Griselle en levant les bras comme pour invoquer son créateur.

Son doigt arthrosique désigna sa victime, celle qui s'insinuerait dans la chambre de l'Opyrienne. Toutes poussèrent des exclamations de soulagement.

— Diutur a choisi la petite nouvelle, Sœur Bronwen ! Félicitations, côtelette !

Autour d'Eleonara régnait un silence de mort. Sous le choc, elle oublia de respirer et fut secouée par une violente quinte de toux. Elle ! Elle ! Ce n'était pas vrai !

Dans le tumulte, Sœur Melvine posa une main consolatrice sur son épaule et finit tantôt par s'y appuyer, car elle défaillait.

— Tout est de ma faute, souffla-t-elle, horrifiée. Je te porte malheur !

Ébranlée, la désignée quêtait son souffle pour protester, mais ses consœurs, ivres d'une joie hypocrite, l'arrosèrent d'applaudissements et de félicitations bruyantes.

— Bravo ! Ta première mission divine !

— Sois bénie !

— Tu seras enfin digne de notre établissement !

Sentant la main de Sœur Melvine glisser, Eleonara se retourna, cherchant son alliée du regard pour une astuce, un conseil, un encouragement. Mais le visage de celle-ci, d'une grâce facilement oubliable, s'était camouflé dans les rangs de ses semblables. Avec un peu d'observation, l'elfe la détecta et la vit, pâlie, secouer la tête d'un air déploré. Elle ne pouvait pas l'aider.

Personne ne pouvait l'aider.

Eleonara était seule.

 

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Isapass
Posté le 28/01/2020
Encore un chapitre qui se dévore ! Alors comme ça, la délicieuse Agnieska a un amoureux ? Je parie sur Errmund ou sur Cape Poireau. Sans conviction, j'avoue : je ne vois pas bien le rapport entre Errmund et Rick, et Cape poireau a l'air trop bien pour craquer pour Agnieska ! Bon on verra bien.
Sgarlaad avait raison quant à la raison des sœurs d'accepter Elé. Mais finalement, c'est la même chose pour Agnan et lui : eux aussi servent de souffre douleur et de serviteurs, non ?
J'ai adoré les lubies des nonnes ! Surtout celle qui se shoote aux inhalations d'herbe XD !
Et la fin... Elé va enfin entrer en contact avec Sebasha ! J'espère qu'elle aura la bonne idée de tout lui révéler (mais je te connais et je connais Elé : ce serait trop simple ;) )
Je continue !
Jowie
Posté le 02/02/2020
Haha, c'est drôle de lire tes hypothèses quant à l'amoureux d'Agnieszka xD Cape Poireau ne l'aurait pas supportées à mon avis et Errmund aurait été un peu trop âgé pour elle ;)
J'avoue que Sgarlaad est tout autant concerné par son conseil qu'Eleonara. ça sent un peu le vécu !
Les nonnes don'hilliennes font n'importe quoi quand on a le dos tourné ! Tant mieux si ça t'a fait rire xD
Vu ce qui se passe après, Eleonara a été "chanceuse" d'entrer en contact avec Sebasha, n'est-ce pas ? ;)
GueuleDeLoup
Posté le 02/05/2019
Coucou Jowie!
Déjà je m'excuse d'avoir mis tant de temps avant de pouvoir lire la suite de ton récit. Je viens de lire les trois derniers chapitres et on sent que pleins de choses sont en train de s'entrmêller. J'ai hâte d'avoir les prochain chapitres (que je vais lire tout de suite d'ailleurs X) )
J'aime beaucoup la chouette. Je  suis contente que Bronwen se fasse des amis petit à petit. J'espère qu'elle pourra leur avouer qui elle est au bout d'un moment!
Une remqrque: je crois que je commence à beaucoup m'emmêler entre les différents peuples. Cette remarques s'adresse particulièrement au début du chapitre 26 où ily a un bout d'"Histoire". ceci dit ce n'est peut-être pas si important de bien cerner ce passage.
Je te dis à plus pour la suite.
Jowie
Posté le 02/05/2019
Hey Loup !
Et pas de soucis pour le "retard", les chapitres sont là pour quand tu as le temps/envie de les lire ! Oui, enfin les choses commencent à se combiner; j'ai hâte de voir ce que tu penses de la suite ;)
Ouais la chouette est chouette (c'est la 100ème fois que je la sors celle-là, mais je suis toujours aussi fière de moi haha)
Je prends en note ce que tu dis par rapport au différents peuples ! C'est vrai que ce passage fait un peu "info-dumping". Je vais voir si je le résume à une-deux phrases ou si j'en parle carrément dans un autre tome parce que ce thème-là n'est pas traité directement dans ce tome-ci. Quant aux différents peuples, il y en a au total que quatre : L'Einhendrie, le Mikilldys (alias "le Nord" ou d'où viennent les Barbares), l'Opyrie (alias "le Sud") et Hêtrefoux (la Forêt des elfes)). Est-ce que c'est le fait que je parlais à la fois de Mikilldys, de l'Opyrie et de Nord et Sud qui a prêté a confusion ?
Merci d'être passée :) 
 
 
Sorryf
Posté le 21/03/2019
Evidemment que ça allait tomber sur Eleonara qui n'a rien demandé ! la pauvre.
J'espère que ce sera une occasion de se lier avec Sebasha qui a l'air d'être quelqu'un de super cool, plutôt que d'obéir aux soeurs névrosées !
Cape Poireau est mon nouveau perso prréféré ! Enfin quand meme pas, Sgarlaad reste mon number one, mais j'adore son nom ! je n'ai aucune idée de ce que c'est une cape poireau par contre ? La couleur ? Une cape fermée sur le devant ? J'ai cherché sur internet mais rien, je réclame un dessin :D ! J'espère qu'il va devenir un bon allié des deux Nordiques qui en ont bien besoin, même si son interruption a point nommé me parait suspecte.
Et J'ai bien aimé comme Soeur Melvine remet moralement en place Eleonara quand elle devient méchante !
 
Jowie
Posté le 21/03/2019
Hey hey Sorryf :D !
Eh ben oui, Eleonara collectionne la malchance...mais peut-être ce n'est pas que de la malchance ;) ? Attendons de voir comment Sebasha réagit au complot des nonnes !
Hahah, tu aimes bien Cape Poireau ?(Oui je me référais à la couleur xD je vais rajouter un petit "vert poireau" quelque part pour que ce soit plus clair). Quand à la forme, il n'y a rien de spécial; je la vois comme celle des autres moines-soldats, crochée sur une épaule et tombant en trois pics (mais franchement, c'est un détail). Attends, c'est le combientième dessin que tu réclames, là xD? Il faut que je me fasse une liste sinon je vais m'y perdre ! J'ai terriblement envie de dessiner, mais j'ai un travail de master à finir *pleure très fort dans un coin* ...vivement juin ! D'ailleurs, tu me rappelles que je voulais dessiner tous les différents uniformes mentionnés dans ma série...Je vais avoir du travail :D
Tu trouves Cape Poireau suspect? Intéressant! J'attends de voir ce que tu penses de la suite avant de me prononcer :D
Oui, Melvine tient beaucoup à ses principes et Eleonara la scandalise un peu des fois xD
Merci pour ta lecture et ton retour plein de bonne humeur <3
à bientôt et bon weekend!
Jowie
 
Aliceetlescrayons
Posté le 19/03/2019
A y est! Je suis à jour ^^
Je suis toujours accro aux (més)aventures d'Eléonara et j'ai vraiment adoré le tour qu'a pris sa relation avec les Nordiques. J'ai hâte de savoir quel est le service dont ils ont besoin!
Ceci étant, dans ces deux chapitres (que j'ai lu d'une traite), j'ai trouvé qu'il y avait beaucoup d'intrigues lancées en même temps :<br />- le plan mystérieux des Nordiques<br />- le fait qu'Eleonara soit le sous-fifre du monastère, donc bloquée sur place<br />- la liaison d'Agnieszka<br />- le projet d'éviction de l'Opyrienne
Toutes ces intrigues sont prometteuses, pour ça, je n'ai rien à redire. Mais j'ai eu l'impression qu'après un temps de narration calme, ça s'accélère un peu vite et dans beaucoup de directions. Si j'avais une suggestion à faire, ce serait peut-être de "fomenter" le plan contre Sebasha un peu plus tôt et de désigner Eleonara au chapitre 29 seulement. Ou placer plus tôt la liaison d'Agnieszka...? 
Pour finir, deux expressions qui m'ont laissée perplexe au chapitre 28 : "résonance de pas" et "tu le trouveras un poil inespéré". Surtout la deuxième, là, je n'ai pas compris -_-
Voilà ^^ 
Jowie
Posté le 19/03/2019
Salut Alice !
ça fait plaisir de voir que tu poursuis ta lecture avec enthousiasme :) Et je suis vraiment contente que tu aies aimé l'évolution de sa relation avec les Nordiques, car c'est un élément qui deviendra de plus en plus important. Tu en sauras bientôt plus sur ce fameux service !
Pour les intrigues, j'avoue que je ne m'en étais pas du tout rendue compte! J'ai dû penser "ça doit bouger, maintenant" et j'ai sorti l'artillerie lourde xD Je prends en note ta remarque et je vais réfléchir à comment je peux arranger tout ça. Merci pour les suggestions, je crois que je vais opter pour quelque chose comme ça :)
J'ai remplacé "résonance" de pas par "des pas", tout simplement. La simplicité, c'est une valeur sûre! Quant à "un poil", il est utilisé ici dans le sens "un peu", "un chouia", mais peut-être que c'est un régionalisme. Je le remplace par "brin", juste pour être sûre.
 Merci beaucoup pour ton passage, ton enthousiasme et ton retour constructif !
Passe une belle semaine,
à toute,
Jowie
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