La complainte de la terre

Par Wigea

           Intermède 2
LUI
La voix de la Terre m’a quitté. Je ne l’entends plus. Avant, elle était mon amie ; mais elle s’est tu. Parce qu’elle souffre avec moi, des blessures que par leur faute je lui inflige. Comme mon dos, elle saigne. Comme mes mains, elle est sèche. Elle a soif, mais ils ne le voient pas, ils ne veulent pas l’entendre. Elle continue de leur donner plus que leur pain quotidien. Ils prennent, mais ne savent pas dire "Merci". Ils exigent encore, ils tempêtent, ils font mal. Parce qu’ils l’ordonnent, mes pieds frappent ; non plus pour danser, mais pour courir.
La pluie en est témoin, elle lave mes pleurs. Et le Soleil aussi, il sèche mes larmes. Le Vent les assiste et il me chante la complainte de la Terre : « Mes enfants sont partis. Et te voilà toi, le fils de ma sœur. Je sais ce que tu as traversé. Je sais ce que tu endures. Quand tu seras fatigué, je te ferai un berceau. » 
     

***

Chapitre trois


Le lundi suivant, Sarah reprenait le travail à onze heures. Elle et Ophélie, la directrice adjointe, géraient les emplois du temps, et effectuaient à tour de rôle deux ou trois fermetures par semaine. C'était un arrangement pratique pour l'une et l'autre car aucune d'elles n'avait de raison de rentrer chez elle en cours de journée : elles préféraient  réaliser des journées continues. Pour le reste de l'équipe, en fonction de la présence des enfants, les animateurs, par alternance, arrivaient tôt pour l'accueil pré-scolaire, puis revenaient pour la pause méridienne ou l'accueil du soir. Pour les plus jeunes d'entre eux, cela permettait de se rendre dans leurs écoles, car beaucoup étaient étudiants. Pendant les vacances scolaires cependant, quasiment tous effectuaient des journées complètes.
Sarah s'était réveillée à neuf heures, mais elle ne se sentait guère reposée. La veille, Talia était restée avec elle toute la journée et n'était repartie qu’un peu avant l’heure du souper. Les filles n'étaient pas restées enfermées car Talia avait décrété que le vent d'automne était un remède efficace contre la morosité. Elles étaient donc descendues en ville, où la jeune femme avait parqué sa voiture avenue Gallieni et elles s’étaient rendues au marché couvert. En flânant dans les allées, toutes deux avaient regretté de privilégier les courses en grandes surfaces, car il y avait là toutes sortes de légumes de saison frais, vendus directement par des producteurs locaux. Elles avaient acheté du pain de viande en croûte chez un boucher, qu’elles avaient fait réchauffer et elles l’avaient dégusté assises sur un banc au bord de la Marne. Puis, vers quatorze heures elles avaient décidé de "se faire un ciné" et Talia qui appréciait surtout les films de guerre et ceux inspirés de faits réels, avait néanmoins choisi de regarder "Le Labyrinthe : la Terre brûlée", un film de science-fiction, de peur qu’un sujet trop délicat n’attriste davantage son amie. Les filles – mais Talia un peu plus - avaient été ravies par cette sortie à deux, comme au bon vieux temps. À leur retour dans l’appartement de Sarah, Émeric les avait appelées pour s’enquérir du moral de Sarah. Celle-ci avait joué la comédie, mais Talia la connaissait trop pour se laisser convaincre : elle n’allait vraiment pas bien. « Tu sais, lui avait-elle dit, je crois que ton pharmacien a raison, les cachets aux plantes ne sont pas suffisants pour ce qui t’arrive. Je crois que tu devrais retourner voir ton médecin et prendre une semaine d’arrêt. J’ai l’impression que tu as perdu du poids. Tu as les joues creuses et des poches sous les yeux. » Et à son tour, les larmes lui étaient venues. Sarah, se sentant coupable, avait pris son amie dans ses bras et elles étaient restées longtemps enlacées.
- Ça va aller, je te promets. Je suis bientôt en vacances. Je vais prendre le temps de me poser et je vais faire une cure de vitamines. L’hiver arrive et ce n’est jamais très bon pour mon moral. Tu sais bien que nous les noirs, on a besoin de plus de soleil que vous, essaya-t-elle de plaisanter.
- Va voir un médecin ! insista Talia. Je te préviens, je ne te lâcherai pas. Vendredi, quand on se verra, tu as intérêt à avoir un rendez-vous.
- D’accord, répondit Sarah d’un ton las.
Quand Talia était enfin repartie chez elle deux heures plus tard, Sarah s’était mise aussitôt au lit. Il était encore tôt mais elle n’avait envie de rien. Tant pis pour le repas d’Anthony, il y avait des restes dans le réfrigérateur, il se débrouillerait.

A neuf heures quarante-cinq, Sarah était prête à descendre. Anthony venait à son tour de se lever malgré l’heure tardive à laquelle il s’était probablement couché ; ce n’était pas un gros dormeur, contrairement à elle. Sarah n’avait pas vraiment faim, mais elle s’obligea à avaler un bout de pain et un jus d’orange. Elle cria "à ce soir" à Anthony qui sortait de la douche et se dépêcha. La pharmacie - qui devait être ouverte depuis neuf heures - se trouvant à quinze minutes à pieds de chez elle, elle avait tout juste le temps d’y passer et d’attraper le bus de dix heures et quart pour être à l’heure au centre. Quand elle arriva, il n’y avait heureusement qu’un seul autre client dans la boutique. La jeune femme fut déçue cependant de ne pas apercevoir Fabrice au guichet, mais l’instant d’après, elle se trouva ridicule d’avoir eu cet espoir. Tout en ouvrant la boîte dont elle voulait avaler deux comprimés de suite, elle sortit de la pharmacie sans faire attention et faillit heurter une personne qui y entrait.
-    Oh, pardon !
-    Bonjour Sarah, la salua Fabrice avec un grand sourire.
-    Oh, bonjour, exclama-t-elle, sans chercher à comprendre pourquoi elle était contente de le revoir.
-    Comment vas-tu ? la questionna-t-il. Il était curieux de savoir si elle était venue prendre le traitement prescrit par son médecin, mais il n’osa pas le lui demander.
-    Ça va, merci... Et toi ?
-    Comme un lundi matin, plaisanta-t-il.
Pendant un court instant, ils ne surent pas quoi ajouter. Puis Sarah réagit.
-    Il faut que je me dépêche, je vais rater mon bus.
-    Oh... Je peux te déposer si tu veux, proposa Fabrice en désignant sa voiture.
Sarah était tentée d’accepter, mais était-ce raisonnable ?
-    Tu vas être encore plus en retard, déclara-t-elle en jetant un coup d’œil à sa montre. Oh la la, elle n’avait que quatre minutes pour être à l’arrêt de bus.
-    Je cherche peut-être un moyen de me faire virer par la patronne.
Sarah le regarda un instant sans comprendre.
-    Allez, viens je t’emmène. C’est tranquille les lundis matins ; ils peuvent bien se passer de moi un petit quart d’heure.
Et il se dirigea vers sa voiture. Sarah, qui finalement n’avait pas envie de courir pour attraper le bus, le suivit.
Au moment où elle montait dans le véhicule, elle jeta un coup d’œil circulaire et son cœur manqua un battement quand elle aperçut Anthony dans sa voiture qui se dirigeait vers le centre ville. Fabrice s’installa, tourna la clé de contact, mais ne démarra pas. Elle se demanda un moment ce qu’il attendait.
- Tu travailles où ?, demanda-t-il avec un sourire.
- Oh, rue du stade, c’est en direction de Montévrain...
- Oui, je vois, ce n’est pas loin de chez ma mère, et il prit le chemin du parc des sports. Au bout d’un moment, il lui jeta un coup d’œil.
- Ça va ?
- Je crois avoir vu mon petit ami passer...
- Ah ? Il allait au travail ? demanda Fabrice curieux.
- Non, il ne travaille pas ce matin, expliqua-t-elle.
Il aurait pu déposer Sarah à son travail, mais Fabrice garda cette pensée pour lui. Il préféra céder à sa curiosité et lui demander ce qu’elle était venue chercher de si bon matin à la pharmacie. Sarah qui savait que le pharmacien essaierait encore de lui faire voir le bien fondé des anxiolytiques, préféra taire une partie de la réalité :
- Au début de l’automne, j’ai toujours des soucis de mal de gorge ; j’ai pris de la Lysopaïne.
- Il faut surtout te couvrir la gorge, il commence à faire frais.
Il allait poursuivre quand la sonnerie bizarre du portable de Sarah le coupa. Quand celle-ci décrocha, son interlocutrice à l’autre bout du fil hurla "Joyeux anniversaire" si fort qu’il fut mis dans la confidence. Après la discussion avec cette personne qui devait lui être très proche, il lui souhaita à son tour un bon anniversaire. Il ne la connaissait pas depuis très longtemps, mais il se rendait bien compte que la jeune femme n’était pas en grande forme. Il ne voulait pas se mêler de ce qui ne le regardait pas, mais il demanda tout de même si elle avait revu son médecin, ce à quoi elle concéda que non. Et comme l’état général qu’elle lui décrivait de ses derniers jours lui semblait un peu préoccupant, il lui proposa de passer à la pharmacie pour mesurer sa tension artérielle.
- Je finis à dix-neuf heures trente, la pharmacie sera déjà fermée, opposa-t-elle.
- On ferme à dix-neuf trente, je t’attendrai.
Comme elle le scrutait avec un air incrédule, il précisa :
- Je suis pharmacien, la santé de mes clients est importante pour moi.
Ils étaient arrivés devant le centre de loisirs et Sarah remarqua devant l’entrée Mickaël qui l’avait aperçue et qui l’attendait. Elle accepta donc la proposition de Fabrice et en le remerciant de l’avoir déposée, se hâta de rejoindre son collègue.
 Quand ils pénétrèrent dans la salle commune, les animateurs qui savaient que c’était sa fête souhaitèrent à Sarah un heureux anniversaire, imités par ceux qui le découvraient. La jeune Lætitia lui offrit gentiment une rose qu’elle avait cueillie pour elle dans son jardin avant de partir pour le travail. À la cantine, elle eût droit à une bougie sur son dessert, touchante attention des dames de service qui l’appréciaient beaucoup, accompagnée du chant des enfants demi-pensionnaires. Sarah aurait dû être très heureuse ce matin, mais ce n’était pas vraiment le cas. Pendant sa pause à treize heures trente, Sarah pris rendez-vous en ligne avec son médecin traitant pour le jeudi après-midi. Il lui restait cinq minutes avant qu’elle ne reprenne quand elle reçut un appel de sa mère.
- Allô ma chérie ? Joyeux anniversaire.
- Merci, maman.
- Comment vas-tu, mon amour ?
- Ça va maman, et toi ?
- Bien, répondit celle-ci d’une voix un peu trop enjouée. Tu organises quelque chose ? Je poserai quelques jours...
- Non, non. J’ai déjà fait une fête pour mes vingt-cinq ans, l’année dernière.
- Et alors ? Quand tu étais petite, on faisait une fête  tous les ans pour ton anniversaire. Comme ça, je pourrais venir te voir. On ne s’est pas vues depuis les grandes vacances...
- On n’est pas obligées d’attendre les fêtes pour ça maman !
- Oui, tu as raison ma chérie, soupira Odile, navrée.
Sarah savait que sa mère a compris que quelque chose la chagrinait : Odile devinait toujours quand sa fille avait des soucis. Elle savait aussi que Sarah avait tendance à prendre sur elle. Tout comme sa mère, la jeune femme était douce et réservée. Il lui fallait l’épaule de quelqu’un de solide mais tendre pour qu’elle puisse se laisser aller. Mais Odile avait déjà laissé entendre qu’elle doutait que cette personne puisse être Anthony ; ce garçon – disait-elle - était trop dur et elle avait du mal à lui faire confiance pour ce qui concernait le bien-être de sa fille. Quant à Talia, sa mère l’aimait beaucoup et savait que Sarah pouvait compter sur son amie à tout moment. Mais le tempérament très emporté de la jeune femme ne rassurait pas Odile qui n’était pas sûre que ce fusse toujours ce qu’il fallait dans certaines situations de crise. Encore une fois, la mère regretta son éloignement, répétant qu’elle aurait aimé être près de Sarah, habiter plus près, être là quand ça n’allait pas. Au pire, elle aurait aimé venir plus souvent, mais elle n’était pas toujours sûre d’être la bienvenue. Sa fille lui manquait et elle s’inquiétait pour elle. Mais quand elle essaya d’en savoir plus, Sarah lui promit la rappeler, car il était l’heure qu’elle reprenne le travail.
La fin de la journée prit tout le temps qu’il lui fallait mais finit par se montrer ; Sarah n’aspirait qu’à rentrer chez elle et se reposer. Mais elle devait encore passer par la pharmacie comme elle l’avait promis à Fabrice. Une fois les portes du centre fermées, elle rejoignit l’arrêt de bus et prit celui qui la ramenait tous les soirs près de chez elle. Un arrêt avant le sien, elle descendit et se dirigea vers la pharmacie dont le rideau était à moitié baissé pour lui signifier qu’elle était attendue. Elle sonna et le pharmacien vint ouvrir. Puis il ferma complètement la boutique et la conduisit directement dans le bureau afin qu’elle se repose quelques minutes avant de mesurer sa tension artérielle. Elle s’installa sur le sofa et regarda le jeune homme mettre de l’ordre sur le bureau. Elle trouvait un peu incongru de se trouver là, dans une arrière-boutique, le soir, seule avec un homme. Mais pourtant, elle ne ressentait ni malaise, ni crainte ; elle se savait en sécurité. Comme pour confirmer ses pensées, Fabrice se retourna vers elle et lui sourit. Elle lui rendit son sourire avant de remarquer qu’il lui tendait un petit paquet.
- Bon anniversaire.
Sarah fut abasourdie par l’attention : qu’il ait songé à lui offrir un cadeau alors qu’ils se connaissaient depuis peu, était assez surprenant. Comme elle ne faisait pas mine de prendre le colis, il se rapprocha davantage d’elle.
- C’est pour toi.
- Je suis… c’est gentil. Il ne fallait pas… bredouilla-t-elle en acceptant le cadeau.
Le jeune homme s’assit à côté d’elle et attendit qu’elle ouvre le paquet. Celui-ci contenait un foulard en soie dont le bleu turquoise s’éclaircissait des bords vers le centre.
- C’est pour que tu protèges ta gorge, en attendant la saison des grosses écharpes en laine.
- C’est vraiment gentil, murmura Sarah, tout en se demandant ce que Anthony allait lui offrir.
Et puis, comme les chiffres de sa tension n’étaient pas très bons, avant de quitter la pharmacie Sarah promis à Fabrice de réfléchir à la question des médicaments.

***

           
En arrivant ce matin au travail, Sarah était contrariée. Elle alla directement s’enfermer dans le bureau, sans prendre le temps d’aller – comme elle le faisait tous les matins - papoter devant la machine à café, avec ceux qui comme elle, arrivaient avec un peu d’avance au centre. Anthony lui avait annoncé la veille au soir que pendant ses congés, il allait partir pendant six jours à Berlin avec des collègues de travail, des amis qu’il ne lui avait jamais présenté et même dont il ne lui avait même jamais parlé. Il avait, disait-il, besoin de se changer un peu les idées, de faire un break. Elle était d’autant plus déçue que pour la semaine où elle serait en congés, elle s’était proposé d’organiser une ou deux sorties, afin de s’échapper un peu de leur quotidien trop routinier. Mais il avait décliné toutes ses idées de sorties, prétextant qu’il serait trop fatigué après le travail. Elle aurait pu aller rendre visite à sa mère en Moselle, mais elle répugnait à le laisser tout seul à devoir s’occuper seul de lui-même après une journée de travail. Sans en espérer autant de sa part, elle aurait simplement apprécié qu’il reste avec elle. Elle n’aimait pas être seule, et ce depuis son enfance. Elle n’avait pas particulièrement apprécié son expérience en résidence universitaire, où elle s’était sentie affreusement seule, décalée par rapport à tous ces autres jeunes, libérés du regard parental et qui s’adonnaient alors à toutes sortes d’expériences nouvelles, mais pas toujours saines aux yeux de Sarah. Toutes les occasions avaient été bonnes pour les éviter. À dix-huit ans, elle quittait sa mère pour la première fois de sa vie et pour ne rien arranger, elle avait choisi une faculté en région parisienne, à des centaines de kilomètres de celle-ci. Peut-être, était-ce pour cette raison qu’elle s’était si vite installée avec Anthony, dès son diplôme obtenu. Sans doute avait-elle essayé de reconstruire un cocon familial, garantie d’une certaine sécurité affective. Mais pour Anthony, ce besoin d’être deux n’était peut-être pas si fort. Elle en était à se demander si son compagnon n’avait pas sciemment posé ses jours de congés une autre semaine que la sienne, histoire de prendre un peu le large. Peut-être que sa morosité de ces derniers jours, pesait au jeune homme. Pourtant, elle évitait d’en faire trop, elle gardait pour elle ses tourments, même si elle savait que les évacuer auraient été une meilleure thérapie. À chaque coup de blues, elle tâchait de l’épargner en prenant sur elle et ne s’en remettait qu’à Talia pour la réconforter, même si cette dernière ne pouvait pas la prendre dans ses bras et lui faire un câlin chaque fois qu’elle se sentait mal. Le fait est qu’elle avait besoin d’attention particulière en ce moment, et juste avoir une présence le soir la maison l’aurait rasséréner.
Depuis plus d’un quart d’heure, Sarah était dans le bureau, à ressasser sa frustration, essayant difficilement d’accomplir ses obligations de la matinée. Les premiers enfants avaient commencé à arriver, mais il n’y en aurait pas beaucoup au cours de ces deux semaines, de nombreux parents ayant pris quelques jours de congés pour passer du temps en famille. Les animateurs étaient donc en nombre très suffisant pour l’encadrement. On frappa discrètement à la porte et Ophélie entra. C’était bien la seule de l’équipe qui se donnait la peine de signaler son entrée dans un lieu et Sarah trouvait cette attitude particulièrement respectueuse. La jeune directrice trouva que sa collègue avait mauvaise mine et elle oublia un instant ses propres soucis. Ophélie était une personne très renfermée. Sarah la trouvait triste. À plusieurs occasions déjà, elle avait essayé de se rapprocher de celle-ci, mais la jeune animatrice n’avait pas paru désireuse d’encourager sa démarche. Elle semblait ne faire confiance à personne dans l’équipe. Pour autant, Sarah ne lui en voulait pas ; personne, se disait-elle, ne connaissait l’histoire de la jeune femme et nul n’imaginait quelles blessures elle avait peut-être dû endurer pour adopter aujourd’hui cette attitude avec ses collègues. Le reste de l’équipe, par contre, n’appréciait guère Ophélie, la méprisant presque, car tous prenaient pour de l’arrogance, cette distance qu’elle mettait entre elle et les autres. Et malgré sa douceur avec les enfants – qui la tenaient pour une des meilleures animatrices du centre – aucun ne lui concédait quelques bons côtés. Même ceux que Sarah estimait raisonnables, suivaient le mouvement, de peur d’être seuls face aux autres. Quand Sylvie Chaperon, la directrice chargée de la jeunesse à la mairie avait commencé une campagne d’intimidation contre leur collègue, lançant en réunion d’équipe des piques désobligeantes et des critiques infondées sur les compétences d’Ophélie, personne n’avait semblé trouver cela inapproprié, comme si son inaptitude était avérée et qu’elle le méritait. Sarah avait essayé de faire admettre aux autres leur manque d’objectivité, mais personne n’avait daigné l’écouter. Et parce que tous l’appréciaient, ils étaient restés courtois avec elle, alors qu’ils lui en voulaient de ne pas prendre partie elle aussi. Sarah regrettait amèrement qu’un membre de l’équipe soit ainsi mis à l’écart du groupe, mais elle ne savait pas trop comment gérer la situation. La seule chose en son pouvoir était de montrer à Ophélie du respect. La jeune femme s’assit face à Sarah et lui sourit.
- Bonjour. Tu vas bien ? 
- Ça va, et toi ? répondit Sarah.
Ophélie haussa les épaules et eut un petit sourire.
- Comme d’hab !
Sarah sentait que la jeune femme avait besoin de parler, mais elle ne savait comment l’encourager.
- Tu as posé tes congés pour quand ? hasarda-t-elle.
- J’avais demandé la deuxième semaine des vacances de la Toussaint, mais Sylvie l’a rejetée, elle m’a donné la première semaine...
- Mais, je suis en vacances cette semaine-là moi aussi, s’indigna Sarah, on va être absentes en même temps, ce n’est pas logique.
- Je sais... Elle m’a dit que Victor assurera la direction pendant notre absence.
- Je vois...
Victor était le dernier arrivé, et personne dans l’équipe ne pouvait se défaire de l’idée qu’il avait été placé là pour surveiller le reste du groupe. En effet, il était arrivé un matin, deux mois plus tôt, avec Sylvie Chaperon qui l’avait présenté comme le nouveau membre de l’équipe, sans qu’Ophélie et Sarah n’aient eu connaissance d’un quelconque recrutement. Habituellement, les deux directrices faisaient passer un entretien aux nouveaux candidats, puis soumettaient leur avis à l’équipe municipale, qui prenait la décision d’engager ou non le postulant. Dans le cas présent, la décision était venue de la responsable Jeunesse, sans qu’il eut été notifié que l’équipe d’animation était en sous-effectif. Malgré ses réserves, Sarah garda pour elle l’idée que Mickaël ou encore Laetitia étaient plus indiqués que Victor pour assurer l’intérim : ils étaient là depuis longtemps et connaissaient parfaitement le fonctionnement du centre et les enfants. Elle savait qu’Ophélie partageait son opinion, mais elles n’en parlèrent pas : depuis un certain moment, deux mois précisément, donner son avis était devenu chose risquée sur la structure.
- Tu voulais qu’on voie quelque chose ensemble avant les ateliers ? poursuivit Sarah.
- Oui, si tu veux bien, on va préparer le programme pour notre semaine d’absence.
- OK.
Et les deux jeunes directrices, dont le respect mutuel s’affirmait, se mirent rapidement au travail.

***

Trois jours depuis le départ d’Anthony, et Sarah se rendait compte que l’absence de celui-ci ne lui pesait finalement pas autant qu’elle l’avait craint au départ. Au contraire, elle avait comme une préoccupation en moins, et malgré l’ambiance très tendue qu’elle avait retrouvée au centre de loisirs à son retour de vacances, son stress n’en était pas augmenté. C’était pourtant la première fois depuis le début de leur vie commune qu’ils passaient plus de deux jours loin l’un de l’autre et Sarah qui auparavant, après un simple week-end de séparation, attendait avec impatience leurs retrouvailles, en était presque à se dire qu’elle n’aurait pas été contre quelques jours de plus sans lui. Pendant la première semaine, comme de bien entendu, Anthony n’avait fait aucun effort pour passer du temps avec elle. Mais elle ne lui en tenait pas rigueur. Peut-être, se disait-elle, avait-elle appris à se passer de lui. Elle se proposa donc de profiter pleinement de ses trois derniers jours de célibataire. Mais pour cela, il fallait qu’elle réussisse à faire abstraction de ses autres préoccupations. Concernant son problème médical, elle avait déjà réussi à enfermer le sujet dans le tout petit tiroir ‟à voir plus tard” du fond de sa conscience. Mais pour ce qui relevait du travail, le détachement était plus difficile ; il fallait qu’elle puisse évacuer sa tension en fin de journée. D’ordinaire, c’était toujours auprès de Talia qu’elle s’épanchait le soir, mais celle-ci ne devait revenir de son voyage au Maroc que dans cinq jours et Sarah lui avait fait promettre d’essayer de passer des vacances agréables avec Émeric et pour cela il fallait qu’elles ne s’appellent pas pour un oui ou pour un non. Elle souhaitait ainsi que le couple se donne une chance de se redécouvrir et essaie de reconstruire une véritable histoire. Mais de ce fait, elle n’avait personne à qui parler de ses tracas professionnels. Elle se refusait à appeler sa mère, car elle savait que celle-ci en serait beaucoup affectée. Odile était très sensible à ce qui pouvait blesser sa fille et pouvait s’en rendre malade. Sans doute était-ce parce que Sarah était sa fille unique. Et la jeune femme qui elle-même se faisait beaucoup de soucis pour sa mère, essayait par tous les moyens de la ménager. Devait-elle alors regretter l’absence d’Anthony ? Certainement que non, ce n’est de toutes les façons pas à lui qu’elle arrivait à raconter ses contrariétés au travail. Non, il fallait qu’elle se prenne en main et qu’elle réussisse à se faire du bien toute seule. Après sa journée de travail, quelque put être l’atmosphère, elle allait s’obliger à sortir en ville et là elle aviserait.
C’est dans cet état d’esprit qu’elle arriva au travail. La journée promettait d’être calme, car tout le centre était de sortie ce jeudi – pour une visite à la Cité des Sciences au Nord de Paris, et ne restaient sur place pour recevoir les appels éventuels que les deux directrices, Ophélie et elle-même. Comme tous les parents avaient signé l’autorisation de sortie, il n’y avait aucun enfant au centre ce jour-là et elles s’étaient organisées pour prendre un peu d’avance dans l’administratif. Elles étaient donc dans le bureau, essayant de se concentrer sur les tâches les moins attrayantes dans l’animation : mise à jour des adresses de parents dans la base de données, pourcentages de fréquentations du centre pendant les différentes périodes, règlement des commandes de matériel… Sarah aurait préféré être de sortie avec les enfants, c’était toujours des moments très sympathiques et elle savait que pour Ophélie également, passer du temps avec les enfants étaient une véritable cure de bonheur. Mais la directrice Jeunesse leur avait imposé à toutes les deux de rester au bureau. Personne n’étant là, il n’y avait pas de service de cantine prévu ce jour, mais les dames de service leur avaient fourni un pique-nique comme aux enfants et aux autres animateurs. Vers midi et demi, elles s’installèrent dans la salle de réunion pour prendre leur pause déjeuner. Peut-être était-ce parce qu’elles n’étaient que toutes les deux, mais Sarah nota chez Ophélie moins de réticence à bavarder. Elle en profita pour en savoir un peu plus sur sa collègue.
- Tu habites à Lagny depuis longtemps ? la questionna-t-elle.
- En fait, j’habite à Torcy, chez ma sœur. Elle est hôtesse de l’air, donc souvent j’ai la maison pour moi toute seule.
- C’est cool ça ! Tu peux faire des fêtes tout le temps.
- Ouais, je pourrais, sourit Ophélie, mais je n’aurais personne à inviter. Donc ma sœur n’a aucun souci à se faire.
- Et tes copains de fac ?
- J’ai arrêté mes études en deuxième année de psycho. Je n’ai pas d’amis.
Sarah qui s’était levée pour se faire couler un café, s’arrêta et se tourna vers sa collègue.
- Il y a bien une copine d’enfance avec qui tu t’entends bien ?
- Ma sœur et moi, on a passé notre enfance en Bretagne. Ma sœur est venue ici pour le travail, et moi je suis venue habiter chez elle à la mort de nos parents.
Comme Sarah ne bougeait pas, abasourdie, Ophélie sourit comme pour lui signifier de ne pas s’en faire pour elle, puis elle continua.
- J’avais quinze ans quand ils sont morts dans un accident de voiture. Ma tante ne désirait pas particulièrement m’accueillir donc j’ai dû quitter mon école en cours d’année pour rejoindre ma sœur. Et depuis que je suis là, je n’ai pas eu de nouvelles de mes cousins.
Sarah s’était assise toute chamboulée, la capsule d’Expresso toujours à la main. Sentant qu’elle risquait de plomber l’ambiance, Ophélie changea de sujet, et ce fut au tour de Sarah de parler d’elle.
Quand elles eurent fini de manger, elles retournèrent dans le bureau, où elles continuèrent à bavarder tout en effectuant leur travail.

Vers dix-sept heures trente, les premiers parents commencèrent à arriver, en avance d’une bonne demi-heure, avec l’idée que peut-être cette fois-ci, on leur aurait menti sur les horaires de retour et que leurs chers petits seraient déjà là à les attendre en trépignant. Comme toujours avec les sorties en autocar en région parisienne, le bus arriva avec plus d’un quart d’heure de retard, et Ophélie et Sarah avaient dû, en l’attendant, rassurer les parents qui s’imaginaient déjà le pire. Quand presque tous les petits trésors furent enfin rendus à leurs familles, Mickaël fit un très rapide compte-rendu de la sortie à Sarah – tout s’était passé comme sur des roulettes - pendant qu’Ophélie s’occupait des deux petits qui toujours restaient jusqu’à la minute ultime de fermeture du centre. Il ne restait plus que Sarah et Ophélie, tous les autres ayant filé, trop fatigués pour attendre la fermeture ; Sarah se risqua à proposer à sa partenaire une petite virée par le centre commercial du Val d’Europe et contre toute attente, celle-ci accepta. Elles prirent le bus pour rejoindre Serris et décidèrent de se faire un repas de tartes salées à la Brioche Dorée. Malgré sa discrétion naturelle toujours présente, Ophélie, assez détendue, semblait apprécier le moment qu’elles partageaient. Elles se racontèrent leurs années d’étude et les rencontres qu’elles avaient faites à cette époque. Si Sarah déplorait n’avoir gardé que très peu de relations, excepté Talia et Anthony, Ophélie sans entrer dans les détails, déclara que dans son cas à elle, cette absence de fréquentations était un choix. Sarah n’essaya pas d’en savoir plus, car elle sentit que le sujet était délicat. Sa collègue lui avoua, sans lui expliquer pourquoi, avoir un peu peur des gens. Et précisément à ce moment, comme pour confirmer ce qu’elle disait, elle sembla se tasser sur elle-même, en apercevant quelqu’un derrière son interlocutrice qui se dirigeait vers elles. Sarah se retourna et constata qu’un homme se tenait près d’elle et lui souriait. Son cœur fit un petit salto dans sa poitrine quand elle reconnut Fabrice. Elle lui sourit en retour, heureuse de le revoir.
- Bonjour Sarah, fit le jeune homme.
- Bonjour !
Elle crut entendre Ophélie soupirer d’aise en constatant qu’ils se connaissaient. Comme Fabrice regardait à présent en direction de sa compagne, elle la lui présenta.
- Je te présente Ophélie, on travaille ensemble. 
Elle n’avait pas voulu dire collègue, car elle trouvait que le terme mettait de la distance, mais elles n’étaient pas encore amies, et peut-être ne le deviendraient-elles jamais. Comme elle ne le présentait pas à son tour, Fabrice se chargea lui-même de cette formalité.
- Bonjour, je suis Fabrice, un ami de Sarah, fit-il en se tournant vers Ophélie.
- Salut, répondit celle-ci.
- Je suis content de te voir, continua Fabrice à l’intention de Sarah. Comment vas-tu ?
Celle-ci était encore en train de savourer le fait qu’il se soit présenté comme un de ses amis. Elle se disait qu’avoir un ami de plus c’était plutôt cool et elle se demanda si elle aurait été aussi triste qu’Ophélie si elle n’avait pas eu Talia dans sa vie. Elle se rendit compte que les deux autres la regardaient, attendant qu’elle réponde.
- Je vais bien, merci. Et toi ?
- Oh moi ça va aussi. J’essaie encore de m’adapter à ma nouvelle région. Tu vois, je connais désormais le Val d’Europe aussi bien que n’importe quel habitant de Marne-la-Vallée. Mais j’avoue que j’aimerais avoir des activités plus stimulantes, quelque chose pour un type de mon âge. Et puis, sortir tout seul, franchement, ce n’est pas marrant.
- Tu ne t’es pas fait d’amis ? questionna Sarah.
- Pour l’instant je n’en ai toujours qu’une, répondit Fabrice en lui adressant un grand sourire. Mais je ne la vois pas beaucoup, il faut dire.
Sarah lui sourit en retour.
- Il faudrait qu’on organise un truc pour te divertir alors.
- Et tu pourrais me présenter tes amis, comme ça mon réseau s’agrandirait.
En disant cela, il s’était tourné vers Ophélie et la détaillait à présent d’un regard appréciateur. Elle était très jolie, estima-t-il. Il n’avait pas de critère bien définie en matière de femme, il saisissait des opportunités quand elles se présentaient. Et là, il devait bien avouer que la petite brune méritait qu’on s’intéresse à elle. Les deux jeunes femmes se rendirent compte du soudain intérêt de Fabrice pour Ophélie et cette dernière rougit violemment tout en baissant le regard. Sa réaction brutale surprit davantage Fabrice que Sarah, qui avait déjà constaté que sa collègue n’aimait pas que l’intérêt se porte sur elle. Elle essaya donc de ramener l’attention du jeune homme vers elle, pour permettre à sa compagne de se soustraire au regard interrogateur du Fabrice.
- Si tu veux, samedi je suis libre, on pourrait aller à Disney ? Je demanderai à ma copine Talia si elle veut venir…
- Euh… oui, c’est une bonne idée. Ophélie, tu viendrais aussi ? tenta-t-il.
La jeune femme secoua la tête, avant de répondre.
- Non, je ne peux pas samedi. Mais merci.
Fabrice haussa les épaules et se tourna vers Sarah. Ophélie se détendit totalement lorsqu’elle remarqua que le regard de Fabrice ne s’attardait plus sur elle, mais surtout qu’il avait une certaine tendresse quand il était posé sur Sarah. 
- On se voit plus tard pour l’organisation ? proposa le jeune homme en souriant à son amie.
- Oui, je passerai à la pharmacie demain après le travail.
- D’accord ! Bon, je vais vous laisser entre filles. Bonne soirée.
Il se tourna brièvement vers Ophélie qui murmura un « au revoir », puis il fit un clin d’œil à Sarah et s’éloigna.
 
Après son départ, Sarah considéra Ophélie un moment ; l’attitude de la jeune femme vis à vis de Fabrice était pour le moins surprenante. Ophélie se redressa sur sa chaise et regarda Sarah en face.
- Tu te poses des questions, c’est ça ? Je suis mal à l’aise quand un garçon s’approche de moi
Et avant que Sarah ne puisse demander pourquoi, Ophélie poursuivit :
- J’ai été vi... agressée quand j’étais à la fac. 
Sarah se demanda pourquoi elle avait choisit de lui raconter à elle cet épisode traumatisant de sa vie. Comme pour lui répondre, Ophélie reprit.
- Je ne sais pas pourquoi je t’en parle aujourd’hui, mais il y a chez toi quelque chose qui me rassure. Je sais qu’on peut te faire confiance et tu sais écouter. Tu sais, je vais beaucoup mieux : je parle aux gens, j’ai même réussi à trouver un travail, et je travaille avec des hommes. Je n’aime juste pas qu’on s’intéresse à moi particulièrement.
Sarah comprenait à présent certaines attitudes de la jeune femme, le fait par exemple qu’elle quitte une pièce quand elle s’y retrouvait seule avec un garçon de l’équipe. Et dire que le reste de l’équipe la prenait pour une arrogante. Elle avait peur tout simplement. Sarah se dit que malgré ce qu’elle prétendait, Ophélie n’allait pas bien. Et d’un coup, elle se sentit impuissante. Que pouvait-elle faire pour aider la jeune femme ? Car malgré le temps passé, il était évident que cette dernière souffrait toujours à cause de son agression. Ophélie avait beau avoir mis au point des stratégies de défense pour essayer de se protéger, celles-ci ne faisaient que la couper du monde ; et parce qu’elle avait peur des autres, ces derniers la prenait pour ce qu’elle n’était pas. Ce n’était pas une vie, se dit Sarah. Et surtout, combien de temps allait-elle continuait à vivre ainsi, sans amis, sans amoureux ? 
- Tu sais, je n’ai pas vécu la même chose que toi, mais je te comprends. J’ai vécu en résidence universitaire et ce n’était pas facile tous les jours.
Et en le racontant à sa camarade, Sarah compris comment elle-même fonctionnait, et pourquoi elle s’était mise en ménage avec Anthony, si tôt après leur rencontre.

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