La Campagne

Bien que né dans un petit village sorti tout droit d’une carte postale, avec son château d'eau sur la colline, ses vaches noir et blanc et ses meules de foin sagement alignées le long d'une route en gravier, le Collectionneur déteste viscéralement la Campagne et tout ce qui va avec.

Pourtant, il finit toujours par y retourner, même brièvement. C’est une question d’équilibre mental. Tôt ou tard, il éprouve le besoin de se ressourcer en haine, de refaire le plein de mauvaises sensations, de souvenirs amers et de rancœur profonde.

Loin de la Ville et de son confortable anonymat qui ont tendance à le ramollir, à émousser sa détermination, il retrouve dans son patelin d'enfance ses pulsions primales. Ses démons ressurgissent alors et le dévorent cellule par cellule, tels un cancer revanchard après une rémission. Ses oreilles se mettent à bourdonner, des saloperies noires et brillantes se cognent dans son crâne, derrière ses yeux. Il étouffe. Puis, quand il est sur le point de craquer comme un adolescent hargneux qui tourne en rond chez ses grands-parents, il regagne la Ville sur les chapeaux de roues, le cœur gonflé de projets et de nouvelles résolutions.

Curieusement, il ne travaille jamais quand il est à la Campagne. C’est pourtant là qu’est née sa colère, là que s’est développée sa frustration, et c’est encore là qu’il ressent comme à ses débuts l’envie la plus pure de tuer. Mais depuis le jour lointain où il a décapité ses parents adoptifs à la hache puis abattu au fusil leurs ouvriers réfugiés dans la grange, il n’éprouve plus aucune satisfaction, ni personnelle, ni professionnelle, à massacrer des campagnards.

Un jour, une Sniper lui a confié qu’elle ressentait la même chose quand elle était de passage dans le petit bourg de sa jeunesse. La femme avait perdu le goût de flinguer des gens qu’elle avait peut-être côtoyés, et dont elle se sentait encore proche, même si elle n’était plus Béate depuis des lustres. La tireuse d'élite appelait ça la "théorie du poulailler" : un renard ne s’attaque jamais à un poulailler à proximité immédiate de son terrier. Formulé autrement : un Prédateur peut se sentir redevable d’un endroit précis. Ou dans le cas du Collectionneur, d’un type d’endroit : la Campagne.

Ce dernier s'est senti rassuré en apprenant qu’il n’était pas le seul avec ce genre d’état d’âme. Néanmoins, ce jour-là, il a aussi compris qu’il resterait lui-même un paysan pour la vie. Un péquenaud refoulé par les siens, et qui se venge sur les citadins.

Depuis le meurtre de ses parents et de leurs trois saisonniers, le Collectionneur n’a tué qu’un seul paysan. Dans une fermette près de l'autoroute, à moins d’une heure au sud de la Ville. Il s'en rappelle très bien : devenu chasseur cinq ou six ans plus tôt, il n'avait pas remis les pieds dans la cambrousse depuis tout ce temps. En apercevant le toit rouge qui dépassait du champ de maïs comme un îlot perdu dans un océan végétal, avec son éolienne rouillée en guise de mat, le Collectionneur avait ressenti un haut-le-cœur immédiat et, sans réfléchir, il avait emprunté la première sortie pour se rendre à cette caricature de ferme.

Les paysans qui vivaient là, un couple de vieillards édentés, l’accueillirent sans trembler. Ils n’ignoraient toutefois pas qui il était. Ce qu’il était.

Le premier coup qu’il porta, d’une violence inouïe, vida complètement le Collectionneur de sa rage, comme une décharge électrique qui se perd dans le sol. Le chasseur fut incapable de tuer la vieille femme qui le sommait calmement de lui faire subir le même sort qu’à son mari baignant dans une marre de sang. Submergé de sentiments contradictoire, il abandonna lâchement la veuve à sa solitude.

Depuis, le Collectionneur canalise beaucoup mieux sa haine et ne se risque plus à éliminer des paysans. Il préfère se satisfaire au compte-gouttes, en Ville, sur des gens qu’il ne déteste pas a priori, et qu’il apprend même à aimer au moment de leur donner le coup de grâce, quand il saisit dans leurs yeux une intense lueur de supplication. De compassion. Les gens de la Ville lui pardonnent quand ils reconnaissent en lui un misérable bouseux en mal de respect.

Les paysans, eux, ne supplient pas, ce sont des durs à mourir, et ils accueillent la fatalité avec une colère sourde teintée de défi. Ils sont blessés dans leur amour-propre d’être abattus comme des porcs ou des chiens, d’être des proies après avoir été, à leur pitoyable échelle, eux-mêmes des bourreaux.

*

Un peu plus tôt, en début d’après-midi, le Collectionneur a ressenti l’appel impérieux de la Campagne.

Une envie soudaine de retrouver, ne serait-ce que le temps d'un après-midi, le désespoir d’un champ de blé brûlé par le soleil, la misère d’un troupeau de vaches crottées traînant leurs mamelles douloureuses à la salle de traite, l’inconfort d’un sous-bois infesté de moustiques et empestant l’essence des tronçonneuses. La stupidité des animaux de ferme caquetant, couinant, beuglant ou gloussant, et la plus grande stupidité encore de leurs maîtres aux visages épais et aux cerveaux calleux. Toute son enfance, toute son adolescence.

Sa rencontre tendue avec le Marteleur a laissé au Collectionneur un arrière-goût amer qu’il ne peut s’expliquer, entre la nausée et la colère, une sorte de gueule de bois carabinée. Un retour aux sources s’impose pour laver cette souillure, pour purifier son esprit.

*

Au volant de son 4x4 noir métallisé, il s’est éloigné de la Ville de quelques centaines de kilomètres, sillonnant les routes secondaires un peu au hasard, traversant d'improbables patelins qui fleuraient bon la bouse séchée. Il s’est arrêté pour casser la croûte dans un resto près d’une station-service. Comme toujours, il a eu droit aux regards appuyés, aux questions indirectes qu’on pose aux étrangers, aux sous-entendus puis aux sarcasmes quand on a compris qu’il venait de la Ville. Il aurait pu tous les tuer, un par un, en épuisant son quota du mois et en entamant le prochain – chose possible pour un vieux chasseur comme lui, bien noté par sa hiérarchie.

Au lieu de perdre son sang froid, il s'est contenté de sourire à l'assemblée hostile. Les bouseux ont finalement compris ce qu'il était, car ils sont tous partis, blêmes mais toujours arrogants dans leur façon de traîner leurs bottes de ploucs et de le regarder en coin.

La journée tire maintenant à sa fin. Le Collectionneur n’a aucune envie de passer la nuit dans un motel avec vue sur un champ de petits pois. Ou, pire, à l'ombre d'une porcherie industrielle,  dans ses effluves insupportables.

Il a donc décidé de regagner la Ville, quoique sans grande conviction. Pour la première fois, il ne se sent pas remonté à bloc après son bain de souffrance. Bien au contraire ! Au lieu de ressentir cette envie de tuer qui le pousse habituellement à se ruer vers la mégalopole et ses millions d’habitants, il a l’impression d’être aussi vide qu’un de ces lapins qu’il vient de voir saigner goutte à goutte, suspendus la tête en bas dans la cour d’une ferme.

S’il retourne en Ville pied au plancher, ce soir, ce n’est pas tant pour éviter l’explosion et le massacre incontrôlé de Béats... que par peur de se dégonfler complètement. De redevenir le mouton qu'il fut jadis.

La cure ne marche plus.

*

Dans une dernière tentative pour sauver sa journée calamiteuse, le Collectionneur ne regagne pas directement l’autoroute qui passe à dix kilomètres de là, vers l’est grisonnant. Il emprunte un chemin à peine asphalté qui le conduit dans des vallées paisibles et lui fait traverser des villages aux rues désertes – c’est l’heure du souper et des informations à la télévision.

Plus il avance, moins il est sûr d’être dans la bonne direction. Les routes sinueuses finissent par le déboussoler complètement. Il n’a pas de cartes routières avec lui, ni de GPS : ça fait partie de ces commodités dont il est fier de se priver, en bon fils de paysan qui se targue de lire l’heure dans la mousse des arbres ou la bave des escargots. Heureusement, il y a toujours la lueur du soleil qui s’est planqué derrière la ligne noire des sapins, et qui indique vaguement l’ouest. L’autoroute devrait donc être par-là, en tournant à droite au prochain carrefour.

Mais il y a aussi ces collines familières qui se détachent soudainement sur l’horizon rouge droit devant lui, et qui lui indiquent une autre direction : celle de son passé.

À présent, il sait exactement où il se trouve.

Il ferait mieux de faire demi-tour sans perdre une minute.

C'est trop tard. L'appel est plus fort que lui.

Le Collectionneur tourne à gauche. Il roule lentement sur une route étroite pendant vingt minutes, puis il engage brusquement son 4x4 sur un chemin de terre qu’il ne croyait jamais revoir. Autour de lui s'est refermé un paysage fantasmagorique, tout en contrastes, avec ses flammèches orange à la cime des arbres et ses ténèbres insondables derrière la ligne pâle des troncs. Ça lui collerait presque la chair de poule. Au détour d’un petit bois déjà plongé dans l’obscurité, alors qu'il est parvenu au sommet d’une côte raide, il coupe le contact et reste de longues minutes à regarder la ferme qui se détache sur le ciel strié de bandes sanglantes et dorées.

Est-elle encore habitée ? Des mythes contradictoires circulent sur les demeures dont les occupants ont été victimes d’un chasseur. Les superstitieux eux-mêmes sont divisés : les plus pessimistes murmurent que ces lieux sont à jamais maudits, tandis que les autres affirment l'exact contraire, qu’ils seront épargnés par les Prédateurs pour des générations à venir ; les rationnels, quant à eux, considèrent que ni hantés, ni porte-bonheur, les biens des victimes n’appartiennent plus à personne et que par conséquent ils doivent être laissés à l’abandon. En règle générale, c’est ce qui arrive, surtout à la Campagne où une demeure est viscéralement liée à ses propriétaires : elle meurt en même temps qu’eux.

Le chasseur sort enfin de son véhicule. Il n’y a pas la moindre trace de vie dans le voisinage. Vu l’état du portillon et des planches pourries clouées en travers des fenêtres, la ferme n’est plus occupée depuis des années.

C’est donc la peur du chasseur qui l’a emporté, constate le Collectionneur. La peur de … lui ! Lui, le souffre-douleur, le trouillard, le dernier des derniers.

Il sourit devant l’ironie de la situation.

Il n’était qu’un Béat quand il a commis ses cinq meurtres initiatiques. Aucun Prédateur n’a mis les pieds ici, techniquement parlant. Mais ça, personne ne le saura jamais. Il y a forcément eu des rumeurs, comme toujours en pareille circonstance. Des personnes sagaces ont peut-être fait le lien entre les morts violentes et la disparition du fils unique des fermiers, mais elles se sont bien gardées d’ébruiter leurs conclusions. La version officielle ne doit pas être très compliquée : un Prédateur est venu ce jour-là, a tué tout le monde, puis il est reparti en emportant le corps du fils adoptif pour une raison inconnue.

On ne cherche pas de logique aux actes des Prédateurs. Ils poignardent, blessent, mutilent, violent, donnent des maladies mortelles parce qu’ils sont là pour ça, point final. Quant à savoir d’où ils viennent… Se poser ce genre de question risque d'appeler sur soi la Malédiction, et de provoquer la venue d’un chasseur. Ce mythe aussi est très pratique.

« Crac ! »

Le Collectionneur fait un bond d’un mètre.

Le bruit est venu de la grange, le bâtiment le plus proche de la route. Son cœur se met à cogner violemment dans sa poitrine.

La grange… Son refuge de prédilection quand il n’était encore qu’un môme et que ses cousins plus âgés le pourchassaient pour le jeter dans l’auge à cochons, ou pour lui faire manger leurs propres excréments en hurlant « Bouffe bâtard ! Bouffe bâtard ! Bouffe bâtard ! »

Ses parents adoptifs savaient, mais ne disaient rien. Bien au contraire. Un jour, alors qu’il s’était justement caché dans la grange, il avait surpris sa mère en train d’encourager ses neveux à le traquer. Sa propre mère ! Elle les remontait contre lui comme on excite des chiens sur un gibier. Une proie. Oui, il était alors une proie, mais ses chasseurs n’avaient rien de glorieux : il était la proie de Béats frustrés.

Des années après le meurtre de ses parents, le Collectionneur regrette encore son impulsivité. Il s’en veut.

Il s'en veut de ne pas avoir attendu la visite de ses oncles, tantes et cousins pour tuer tout le monde en même temps, puis faire une guirlande de leurs têtes autour de la maison et donner leurs corps à manger aux porcs. D'un autre côté, s’il avait trop réfléchi il ne serait jamais passé à l’acte, et tout aurait été différent pour lui. Peut-être qu’en cet instant précis il y aurait encore de la lumière aux fenêtres, et qu’il serait lui-même devenu fermier – non, ouvrier agricole, car ses cousins se seraient appropriés la ferme à la mort de ses parents adoptifs qui n’avaient certainement pas prévu de léguer leurs biens au petit bâtard. Il serait en train de cuver son vin dans la grange en pansant ses plaies et en ravalant ses humiliations quotidiennes.

« Crac ! » Encore ce bruit ! Le Collectionneur recule. Le 4x4 est à une dizaine de pas derrière lui, sa carcasse encore chaude se refroidit en cliquetant par à-coups dans le silence du soir. Les tic ! tic ! à peine audibles sont tout ce qui le rattache à la Ville et à son confort mécanique.

Il se met à rire, doucement, nerveusement. De quoi a-t-il peur ? Il est un Prédateur, merde ! Un chasseur, pas une Proie !

« Ohé ! Y a quelqu’un ? »

Pas de réponse.

La nuit tombe d’autant plus vite que des nuages s’amoncellent à l’ouest.

On ne distingue plus grand-chose autour de la grange, la lumière est maintenant entre chien et loup. Et le Collectionneur n’est plus si sûr d’être le loup. Il scrute la masse grisâtre. Il a l’impression qu’elle palpite dans les ténèbres comme un être maléfique. Les frissons qui le parcourent de la tête aux pieds ne sont pas le seul fait de la fraîcheur vespérale. Soudain, il entend un léger pas de course. Un chevreuil effrayé sans doute, il y en a plein dans la région. Ou des petits pas d’enfant.

Le Collectionneur se revoit trottiner vers la grange, le visage sale et sillonné de larmes, jetant des regards apeurés derrière lui. La meute de ses cousins et parfois cousines encerclait la ferme pour l’empêcher de fuir dans la forêt, et ils chantaient, les salauds, ils chantaient :

« Bouffe, bâtard ! Bouffe, bâtard ! »

Bouffe, bâtard, bouffe !

Est-ce lui qui vient de murmurer ? A-t-il entendu une voix ? Des voix ?

« Eh !! Y a quelqu’un ?? Je vous préviens ! Je suis un… » Il s’arrête net, atterré par ce qu'il allait dire. Mais qu’est ce qu’il fout ? Depuis quand un chasseur s’annonce-t-il ? Depuis quand un Prédateur a-t-il peur ? Vite, son couteau… il l’a laissé dans la voiture.

Il se retourne juste à temps pour voir une silhouette traverser d’un bond le chemin derrière le 4x4. Au même moment, un long grincement provient de la grange, comme si la grande porte pivotait lentement sur ses gonds.

Une brise se lève.

« Ahhhh !!! »

Le chasseur terrifié se précipite dans son véhicule en hurlant. Il démarre au quart de tour, passe la marche arrière puis il recule à toute allure sur le chemin de terre pas assez large pour exécuter un demi-tour.

La lumière rouge des feux arrière ne lui est pas d’un grand secours. Il aperçoit trop tard le fossé à sa droite. C’est pourtant lui qui l’a creusé, ce trou de merde, sous l’œil sévère de son père adoptif. Durant tout un automne. Sous une pluie glaciale.

Le 4x4 bascule dedans cul en arrière, et se retrouve campé debout comme une fusée prête à décoller. La tête du Collectionneur, qui n’a pas mis sa ceinture de sécurité, heurte sèchement le plafond du véhicule ; mais c'est à peine s'il ressent la douleur car son cœur s’arrête presque de battre au même instant : dans la lumière vive des phares il voit trottiner trois sangliers plus curieux qu’effrayés.

*

Après une heure passée à se débattre avec le treuil intégré, le Collectionneur parvient enfin à sortir le tout-terrain de son trou. Il est en sueur, couvert de boue, avec une bosse grosse comme un œuf au sommet de son crâne. Par-dessus tout, il est furieux de s’être laissé envahir par la panique comme un Béat. Et encore, les Béats ont plus de courage car ils prennent rarement la fuite.

Bien qu’il ait constaté de ses propres yeux que les ombres furtives n’étaient pas des fantômes mais des sangliers en vadrouille, il éprouve un soulagement indicible en regagnant définitivement l’abri du 4x4.

Enfin, il reprend la route, laissant derrière lui la grange qu'il n'a pas regardé une seule fois pendant le treuillage du véhicule. De toute manière, il n’aurait rien vu car il fait maintenant nuit d’encre. Pourtant il pouvait deviner le bâtiment au cœur des ténèbres, il le sentait comme une force invisible. Et invincible.

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