L' Infiniscient

Par Sylvain
Notes de l’auteur : N'hésitez pas à jeter un coup d'œil à la carte:
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Quelques semaines plus tôt,

 

Lynne dormait d’un sommeil agité. De violentes images hantaient ses songes, et les sanglots sporadiques de sa voisine de cellule venaient se mêler à ses propres hurlements, mélangeant rêve et réalité dans un scénario effrayant. Depuis que ce porc d’Ornic s’était trouvé une nouvelle victime, elle avait cessé de sursauter à chaque bruit de pas dans le couloir en redoutant à chaque fois que l’homme corpulent ne vienne pour elle. Mais elle en retirait une satisfaction coupable, son bien-être passait forcément par le malheur d’une autre détenue et, bien qu’elle n’y puisse rien, elle se sentait responsable. Ce monstre avait réussi à briser en une nuit la petite rouquine. Depuis, elle s’était enfermée dans un mutisme infranchissable. Personne n’avait été capable de communiquer avec elle, ne serait-ce que pour apprendre son prénom. Même son amie affanite Greznel, si douce, si rassurante, n’était parvenue à aucun résultat. Elle était donc pour toutes les autres, juste « la nouvelle ». Un violent bruit métallique la fit sursauter, la réveillant sèchement. Ornic… Encore et toujours…

— Bouge-toi, t’es attendue, bougonna-t-il d’une voix somnolente.

— Déjà ? Mais ce n’est pas encore le matin si ?

L’absence totale d’ouverture vers l’extérieur était vraiment gênante. La seule lumière provenait des torches fixées aux murs du couloir, et il était impossible d’avoir des repères temporels.

— Dépêche j’te dis ! C’est le milieu de la nuit et cette vieille mulasse mal débourrée de Guéziane n’a rien trouvé de mieux que d’me tirer du lit à pas d’heure.

Je comprends mieux ta tête de baudroie, pas facile d’enchaîner petit viol nocturne sur tour de garde inopiné sans un petit somme réparateur entre deux, hein mon gros ?

— Où m’emmènes-tu ? demanda-t-elle en enfilant son éternelle tunique.

— J’en sais rien, et j’m en contrefous ! Alors magne-toi, que je puisse retourner me pieuter ! ordonna-t-il d’une humeur massacrante.

Lynne se pressa et suivit le maton dans la galerie. Elle jeta un coup d’œil dans la geôle voisine. La nouvelle était repliée sur elle-même dans un coin, à même le sol, les genoux serrés contre le corps. Sa tête dodelinait doucement et ses lèvres, bleuies par le froid, frémissaient. Son visage émacié était recouvert d’une fine couche de crasse, et ses cheveux châtains étaient tout entortillés. Une jolie fille, qui ressemblait maintenant à une épave, chahutée, ballotée par des flots en colère, et régurgitée durement sur le rivage, détruite. Ils empruntèrent des galeries humides qu’elle ne connaissait pas, pour finalement arriver à une grosse porte en bois vermoulue. Ils la franchirent et se retrouvèrent à l’extérieur. Lynne fut immédiatement saisie par la fraicheur nocturne et serra ses bras autour du corps pour conserver une fugace sensation de chaleur. Ils marchèrent un moment entre les grands arbres de la forêt. Elle trébucha plus d’une fois, et Ornic la releva à chaque fois sans ménagement, la trainant presque derrière lui en grommelant. Ils arrivèrent à proximité d’un vieux lavoir délabré, probablement abandonné depuis des décennies, où les attendaient deux sectateurs en soutane noire, la capuche remontée sur la tête.

— Tenez, la voilà, c’est la dernière, grogna Ornic en la poussant rudement devant lui. J’ai fait ce que Dame Guéziane attendait de moi.

— Et elle vous en est reconnaissante frère Ornic, susurra un fidèle d’une voix mielleuse.

— C’est ça, c’est ça, amusez vous bien avec elle ! rétorqua la brute en tournant les talons.

— Où m’emmenez-vous ? demanda Lynne peu rassurée.

— Silence maintenant, suis-nous sans faire d’histoire ! la tança l’homme.

Ils pénétrèrent dans une large clairière, où d’autres femmes se tenaient debout, en formant une ronde. Elle reconnut nombre de ses compagnes de cellules, dont Greznel, son amie affanite, qui lui lança un regard inquiet. Les deux fanatiques la placèrent sur le cercle, puis allèrent s’installer plus loin, parmi une dizaine d’autres encapuchonnés. Dame Guéziane, l’aînée, comme l’appelait les sectateurs, avait pris place au centre des détenues, à côté d’une table en pierre rugueuse qui ressemblait à un autel. De grands brasiers avaient été allumés en périphérie de la clairière, projetant des ombres inquiétantes sur une petite crypte de briques sombres.

— Mesdames, si vous êtes présentes ce soir en ce lieu sacré, c’est pour rendre hommage au Néant, et avoir l’immense honneur d’être marqué par l’Infiniscient, prophète de notre dogme, et rédempteur d’un monde souillé ! La tache sera rude pour confondre les faux dieux, et notre foi ne sera pas de trop pour aider notre guide dans sa mission ! Mais nul doute qu’au final, nos croyances seront récompensées, et les plus fidèles ne seront pas oubliés lorsque l’unité sera rétablie ! L’infiniscient, épaulé de ses indéfectibles inchangés, anéantira les amants, ces divinités fantoches qui vous poussent à la luxure et à la débauche!

L’aînée marqua une courte pose, reprenant sa respiration. Une goutte de transpiration glissa le long de sa joue graisseuse, se perdant dans sa fine moustache.

— Mais vous n’êtes que des victimes ! reprit-elle en indiquant du doigt les ventres arrondis des pauvres femmes. Et le fruit de cette dépravation se retournera contre eux et permettra à notre héraut de triompher !

Les sectateurs accueillirent le sermon en tapant du pied au sol en rythme. Plusieurs silhouettes émergèrent d’entres les arbres en se suivant, et chacune d’entre elles vint se placer derrière une femme enceinte. Elles avaient une démarche indéfinissable, saccadée, comme si des fils invisibles les guidaient. Elles arboraient également une robe noire, et un épais bandeau leur couvrait les yeux. Elles ne semblaient cependant pas avoir de difficulté à s’orienter. Elles tenaient chacune une petite cagoule à la main. Lynne risqua un œil sur la femme qui se tenait derrière elle. Une cicatrice en demi-lune surplombait le bandeau. Sa gorge s’assécha,  Elle aurait reconnu cette marque entre mille.

— Eness, chuchota-elle en déglutissant. Eness, c’est toi ?

Elle n’avait plus revu son amie depuis son terrible accouchement où son bébé lui avait été enlevé.

— Silence hérétique…

Elle avait répondu d’une voix qui lui glaça le sang. L’intonation n’avait plus rien de l’accent chantant de sa compagne. Le timbre était guttural, rocailleux, comme si on lui avait brûlé les cordes vocales au tisonnier.

— Les éveillées ! énonça l’aînée. Nos sœurs qui ont atteint un degré supérieur de spiritualité en faisant vœu de ne plus être agressées par les visions d’un monde sale et infecté. Elles ont décidé de fermer les yeux à jamais afin de ne plus être corrompues par cet univers de tentations !

Soudain, les aveugles s’agenouillèrent de concert, imitées par Dame Guéziane et l’assemblée de sectateurs. Un silence de mort s’installa. Lentement, un homme à la carrure imposante s’avança vers l’autel. Il portait sur ses épaules une longue cape de cérémonie et son visage, bien que non dissimulé, restait dans l’ombre de sa chevelure épaisse. Il dégageait une aura pesante, maléfique. Il balaya les malheureuses d’un regard inquisiteur, et Lynne sentit son cœur s’arrêter lorsqu’il plongea ses yeux dans les siens. Une panique viscérale et primaire la submergea, la moindre particule de son corps hurla, comme si son âme était déchiquetée. Elle revécut en un instant les pires moments de sa vie. L’agonie de son père, les coups sauvages de son mari, le décès douloureux de sa mère, les viols incessants d’Ornic, les frustrations, les manipulations de Dame Guéziane. Elle se sentait défaillir sous la violence de l’expérience. Il relâcha brusquement son emprise hypnotique et se positionna à côté de l’autel. Lynne reprit sa respiration comme si elle sortait d’une longue apnée. Doucement, l’aînée se releva en témoignant une déférence démesurée à l’homme, tout en gardant la tête baissée pour éviter son regard oppressant.

— Votre Infiniscience, murmura-t-elle, toute trace d’assurance ayant disparu de sa voix. Il est temps de passer à l’étape suivante de notre office.

Le prophète hocha doucement la tête. Deux sectateurs se levèrent et se dirigèrent vers la petite crypte. Le premier ouvrit la grille, qui grinça douloureusement, puis s’écarta vivement. Une forme floue, recouverte en totalité par une cape grise, apparut lentement. Elle rampait plus qu’elle ne marchait, Elle progressait d’une façon étrange, comme si ses articulations se pliaient dans le mauvais sens. Elle produisait un bruit dérangeant, comparable à un raclement de gorge. A ce moment là, les femmes, épouvantées, tentèrent de se sauver. Les éveillées les saisirent par le cou d’une poigne de fer et les forcèrent à rester en place. Derrière elle, Eness semblait en proie à une euphorie profonde. Elle frémissait et un son incompréhensible sortait de sa gorge malade. Lynne tendit l’oreille et crût reconnaître un mot : Inchangé.

La créature glissa jusqu’à la femme la plus proche, et s’y agrippa. Deux longues canines émergèrent de la cape, et se plantèrent dans le flanc de la victime. Celle-ci parût se pétrifier instantanément. Son visage se figea en un rictus d’atroce douleur, les yeux exorbités. L’Inchangé se dirigea ensuite vers la suivante. La pauvre poussa un hurlement à réveiller les morts et se débattit comme une diablesse.

— Pitié ! Non ! Pas moi noooon !

Son cri mourut dans sa gorge lorsque les dents effilées s’enfoncèrent dans la chair tendre de son abdomen. Elle ressemblait à présent à une statue, la bouche démesurément ouverte et les paupières crispées. Le monstre continua son œuvre funeste, imperturbable. Lorsqu’il arriva à elle, la prise d’Eness s’affirma autour de son cou, les ongles se frayèrent un chemin à travers sa peau en lui arrachant un cri de souffrance. Lynne fût d’abord submergée par l’odeur de viande en décomposition émanant de la créature. Une forte nausée l’assaillit aussitôt, et un goût de bile amer déferla dans sa bouche. Puis les crocs la transpercèrent dans une douleur fulgurante. Une sensation étrange s’empara d’elle, comme si un liquide brûlant pénétrait l’intégralité de son être pour corrompre son essence elle-même. Son corps ne lui répondait plus, ne lui appartenait plus... Elle n’avait plus aucune notion du temps, il lui semblait être là depuis des jours, des années… Elle entendait, sentait, voyait, mais avec l’impression d’être absente. Elle ressentait toujours la morsure du froid sur sa peau, et pourtant… Elle n’était plus là. Elle n’était qu’une spectatrice, sans aucun pouvoir, sans moyen d’influencer les évènements. C’est à ce moment-là que l’Infiniscient s’approcha d’elle et glissa sa main sous sa tunique pour la déposer sur son ventre. Sa peau commença doucement à la picoter, puis elle s’échauffa graduellement, pour se transformer en brûlure insoutenable. Elle voulut crier, hurler, mais aucun son ne put s’extraire de sa bouche, aucune expression de douleur ne transpira de ce corps inerte. Elle sentit cette petite vie fragile qui grandissait en elle s’agiter, s’affoler face à cette agression inconnue, cette chaleur extérieure qui venait la déranger dans son cocon douillet. Elle ressentit et partagea son inquiétude, sa peur. Elle pleura de rage, elle voulait protéger ce petit être qui n’avait pas encore les moyens de se défendre seul. Une douleur lancinante lui perforait les tripes, la vidant de son énergie. L’homme retira sa main, et la douleur s’estompa doucement. Un couinement paniqué s’éleva. Dame Guéziane s’approchait de l’autel en tenant un nourrisson entre les mains. Le petit exprimait une telle angoisse primitive à travers ses pleurs que Lynne en fût singulièrement bouleversée. L’aînée le déposa sur la table de pierre et recula. Le bébé d’Eness… qui lui a été arraché sans ménagement, sans humanité, comprit-elle.

Le pauvre petit gigotait sur la roche en grelottant. L’infiniscient s’avança vers lui tandis qu’ Eness lui recouvrait la tête de sa cagoule sans visiblement manifester le moindre émoi à la vue de son enfant. Sa dernière vision fût la grosse poigne se posant sur le bambin. Les cris stridents s’atténuèrent petit à petit, faisant place à un son plus grave, plus… caverneux, évoquant toujours la même terreur. Quelque chose se brisa en Lynne, son psyché endommagé se verrouilla, elle sombra dans ses pensées, se réfugia dans son esprit, comme elle avait appris à le faire quand la douleur était trop insupportable.

Finalement, au terme d’une attente interminable, elle se décrispa, ses membres commencèrent à obéir, et ses jambes se dérobèrent sous elle. Elle regarda le lieu où elle se trouvait sans comprendre. Elle était de retour dans sa cellule… Elle souleva sa tunique pour observer son flanc, mais aucune morsure n’apparaissait, aucune marque de dents pour témoigner de ce qu’elle avait vécu. Elle regarda son ventre, et fut prise de nausée en découvrant l’immense trace de main inscrite sur son estomac. La peau, à cet endroit, avait vieilli, arborant une couleur sombre. Elle était flasque et douloureuse. Elle avait été marquée comme du bétail, humiliée une fois de plus. La prochaine fois qu’elle croiserait le prophète, ce serait pour lui arracher son enfant, et ça, elle ne le voulait à aucun prix. Contrairement à ce qu’elle pensait jusqu’à présent, Ornic n’était pas la plus grande menace de ce lieu maudit. Il était temps d’écouter Greznel et de mettre les voiles loin d’ici.

 

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Edouard PArle
Posté le 13/01/2022
Coucou !
Waaa c'est glauque à souhait ! Je ne suis pas un public particulièrement sensible mais ça clairement fait réagir, c'était sinistre. Tu n'as pas peur d'aller dans le détail. Je pense que tu pourrais mettre un petit avertissement de chapitre pour prévenir que c'est pas facile à lire.
J'aime beaucoup le soin que tu apportes au développement des religions dans ton univers, c'est pas souvent super élaboré en fantasy alors qu'ici on a une vraie richesse entre l'église officielle et cette secte sinistre.
Le personnage de l'infiscient est particulièrement glauque et mystérieux. Monstre ? Vampire ? A-t-il une histoire particulière ? Un lien avec d'autres personnages. Hâte d'en apprendre plus.
Lynne a intérêt à réussir à s'évader, j'ai pas envie qu'elle meure^^
Un plaisir à lire,
A bientôt !
Sylvain
Posté le 16/01/2022
Content que ça te plaise!
C'est vrai que l'histoire autour de Lynne n'est pas des plus joyeuses.
Tu verras que tous mes personnages sont liés d'une façon ou d'une autre et ont une histoire.
Si tu aimes le développement de la religion en fantasy, tu devrais aimer la suite^^
Sebours
Posté le 02/12/2021
C'est quoi cette bête? Un vampire? On bascule sur une histoire de vampires! La scène est glauque et mystérieuse à souhait. Pour ma part, j'insisterai encore plus sur les contrastes de lumières. Je m'imagine un cercle éclairé aux flambeaux. Les flammes qui danses et les jeux d'ombres.

Par contre, j'ai relevé quelques points qui demandent des éclaircissements.

Comment Lynne peut voir dans la cellule voisine? La porte devrait être fermée. (Le principe d'une prison.) Si la porte est ouverte, pourquoi? Il faut expliquer. Si Lynne peut voir car les portes sont plus des grilles de fer, il faut le décrire. Dans mon esprit, j'étais parti sur des portes fermées en bois.

La fille d'à coté, ce n'est pas "la nouvelle"? Si oui, tu la décris avec les cheveux châtains alors que plus haut, tu la présentes rouquine.

Pourquoi avoir emmener les prisonnières une par une? Si le garde veut se recoucher vite, il les amènera toutes d'un coup...à part si c'est pour le rituel, mais alors il faut l'expliquer à une moment donné.

"son psyché endommagé" attention, psyché est un nom féminin.

"La prochaine fois qu’elle croiserait le prophète, ce serait pour lui arracher son enfant, et ça, elle ne le voulait à aucun prix." Cette phrase demanderait à être réécrite pour plus de clarté. On pourrait croire que c'est Lynne qui veut arracher son enfant alors que tu parles de l'infiniscient.
Sylvain
Posté le 02/12/2021
Merci pour tous ces conseils et ces petites choses à côté desquelles je suis passé. Je vais garder tout ça précieusement pour la relecture. Je n'avais même pas fait attention au fait que ma rouquine ait d'abord eu les cheveux châtains^^
Pour les cellules, je repréciserai, mais les portes sont des grilles. Les détenues n'ont aucune intimité.
En ce qui concerne le vampire... Ce n'en est pas un, même si ça y ressemble. C'est en lien avec le reste de l'histoire. Tout se recoupera plus tard.
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