Justin

Par Renarde

L’ensemble du village était rassemblé sur la place centrale. Les plus jeunes avaient tressés des couronnes de fleurs, déposées en cercle autour de la statue, tandis que les plus anciens s’affairaient autour du feu. L’ambiance – festive pour les uns, fervente pour les autres – avait toujours une teinte particulière en ce jour de l’année. Même si on célébrait un tournant historique, à savoir la reprise de Londres sur les dévoreurs, on commémorait néanmoins un massacre. La sculpture de Justin ne s’en cachait d’ailleurs pas : l’artiste l’avait représenté debout, les habits déchirés, un couteau levé en signe de victoire.

Les dévoreurs n’avaient plus rien d’humains. La transformation avait été progressive, mais radicale. Ondes, pesticides, radiations, personne ne connaissait l’origine du mal qui transformait peu à peu les adultes en monstres. Les croyants avaient tranché : ce n’était autre que la malédiction de Dieu pour avoir souillé le monde qu’il nous avait remis.

Les régulateurs investiguaient dans l’espoir de trouver un remède, les fidèles priaient. Pour l’instant, les deux camps avaient fait chou blanc.

Cosinus, le pupille le plus prometteur de Rose, se tenait face à la statue, les mains jointes. L’adoration du gamin face au sauveur de l’humanité ne faiblissait pas, année après année.

Hope s’approcha, attendit qu’il ait terminé, et lui ébouriffa les cheveux.

— Ce jour est important pour toi, n’est-ce pas ?

— Pas pour toi ?

Elle laissa échapper un rire. Il était d’une perspicacité désarmante. D’ailleurs, c’était en grande partie pour cela qu’elle l’appréciait. Cosinus remettait chaque affirmation, chaque dogme en question. Hope aurait volontiers aiguillé ses pensées, mais il l’aurait vite démasquée. Lorsqu’il l’interrogeait, elle se contentait de hausser les épaules et de le renvoyer vers Rose, même si elle jubilait intérieurement. À force d’être entourée de gens qui subissaient leur sort sans imaginer qu’il puisse en être autrement – à commencer par Ketchup – elle en venait parfois à vaciller. Cosinus lui rappelait la légitimité de ses doutes.

Et il allait partir.

— Tu vas me manquer, tu sais ? lâcha-t-elle.

— Pourquoi ?

— Tu n’as que ce mot à la bouche, décidément.

— C’est un mot important.

Le plus important, elle en était convaincue. Le seul à même d’éclairer l’obscurantisme qui régnait dans le pays. Quelques lettres qui déterminaient qui s’en allait étudier à la capitale et qui restait benoîtement au village pour servir de bras ou d’utérus. Tous les enfants l’avaient à la bouche, vers trois ans. Ils questionnaient la couleur du ciel, la nature des étoiles et l’utilité des chaussettes. Rien n’était ni trop grand ni trop petit pour leur curiosité. Et puis, un jour, la majorité cessait de dire « pourquoi ? » et acceptait les explications qu’on leur fournissait.

Cosinus approchait les sept ans, l’âge de raison, et il n’avait jamais cessé de garder les yeux grands ouverts.

— Quand je serai à Londres, poursuivit-il, je travaillerai dur pour sauver le village.

— Quelle présomption, le coupa une voix nasillarde, seul Dieu peut nous sauver.

Burmilla. Prêtresse autoproclamée, nourrice confirmée, qui brandissait sa foi et sa maternité comme deux étendards pouvant tout légitimer.

Cosinus ne se laissa pas démonter : 

— Alors pourquoi il le fait pas ?

Burmilla retroussa la lèvre supérieure.

— L’humanité n’est pas encore prête.

— Pourquoi ? Cela fait cent-huit ans aujourd’hui que l’Ultime Rébellion a eu lieu. Il attend quoi ?

Hope se retint de sourire. La foi était une affaire personnelle, même si beaucoup de fidèles poussaient à ce que la religion soit institutionnalisée. Cosinus n’enfreignait aucune loi en asticotant Burmilla malgré lui. Il agissait comme à son habitude : en posant des questions. L’absence de malice rendait l’échange d’autant plus savoureux.

— Ce n’est pas à nous d’en décider, rétorqua Burmilla. L’homme a massacré sa planète et ses semblables durant des siècles. La malédiction qu’Il nous a envoyée nous rappelle chaque jour qu’en chaque être humain sommeille un démon, un être abject capable de manger sa progéniture pour survivre.

— C’est pas logique. Si on ne peut pas devenir adulte, on ne peut pas montrer qu’on a compris la leçon.

— Ce sont les gens comme toi qui empêchent Atek de nous pardonner ! L’arrogance de…

— Burmilla, intervint Hope, laisse-le.

— J’ai mieux à faire, de toute manière, cracha-t-elle avant de tourner les talons et de s’éloigner d’un pas rageur.

Cosinus se gratta la tête.

— Pourquoi elle veut pas discuter ? J’ai dit quelque chose de mal ?

Hope s’agenouilla pour se mettre à sa hauteur.

— Ce ne sont pas tes questions qui la rendent folle, ce sont les réponses qu’elle est incapable de formuler. On essaie tous de trouver du sens dans cette folie. Elle prie, tu vas étudier dur et moi, je ramène à manger pour que vous puissiez faire l’un et l’autre.

— Le ragoût de lièvre, c’est plus utile que les prières, bougonna-t-il.

Hope éclata de rire. Dommage que cette peste de Burmilla ne l’ait pas entendu.

— Il y a quand-même une chose que je n’arrive pas à comprendre, reprit Cosinus, c’est ça.

Il s’avança vers le mât de métal qui soutenait la représentation d’Atek.

— Rose nous a expliqué que la sphère était la forme parfaite. Que le Tout-Puissant n’avait ni genre, ni âge. Même le noir n’est pas considéré comme une couleur, tu vois ?

Hope acquiesça. Elle connaissait la théorie.

— Ça s’explique, poursuivit le garçon, je comprends pourquoi Dieu a été figuré ainsi. C’est logique. Ce que je ne comprends pas, c’est qui l’a mis là ? Comment ? On dirait du verre, mais on ne sait plus comment le fabriquer, non ? Et il y en a partout ! Dans chaque village, dans les champs, le long des routes. Qui a posé tous ces poteaux surmontés d’un globe ?

— Burmilla te dirait que c’est justement la preuve de son existence. Que seul Atek est capable d’un tel miracle.

— Il doit y avoir une explication. Ça servait peut-être à quelque chose, avant.

Le son des flûtes et des tambours retentit, marquant le début des festivités. Hope attrapa Cosinus par le bras.

— Allez, c’est l’heure de s’amuser, pas de se creuser la cervelle.

Le garçon fit la moue, mais la suivit sans se faire prier.

Un cercle s’était formé autour de Shire et de Ketchup, qui avait été désignés pour exécuter la danse de la liberté. Shire, nerveux, adressa un petit signe de la main à Two. Nul doute que le garçon avait accepté de jouer le rôle de Justin uniquement pour l’impressionner. Ketchup, dont les traits avaient été accentués avec des cendres, prenait un malin plaisir à effrayer les plus petits qui s’enfuyaient en riant.

Rose s’avança. Elle attendit que le silence se fasse, puis entonna d’une voix claire :

— Aujourd’hui, nous célébrons le jour de l’Ultime Rébellion. Le jour où l’Ancien Monde bascula.

Elle adressa un signe de tête à Shire et Ketchup, qui entamèrent une ronde. Les flûtes égrenèrent quelques notes, tandis que les tambours battaient à un rythme lent.

— En apparence, tout allait bien. En apparence, rien ne se passait. En apparence, ce jour était pareil à tout autre. En apparence seulement.

Les percussions accélérèrent et les coups de mailloches se firent plus forts, plus soutenus. Shire poursuivait sa ronde, tandis que les mouvements de Ketchup se firent plus erratiques.

— En réalité, la transformation avait commencé.

Shire tournait toujours, concentré sur ses pas. Ketchup, lui, titubait. Ses membres, pris de spasmes, se tendaient dans une pantomime tourmentée. Le rythme accéléra encore, quelques jappements s’échappèrent du cercle. Les mains commencèrent à frapper, les pieds à marteler le sol.

— Ce jour-là, les pères disparurent. Pour toujours. Les mères disparurent. Pour toujours.

Shire dansait de plus en plus vite. Il calquait ses pas sur les coups frappés avec force sur les peaux tendues. Le grondement s’intensifiait, les trilles de flûtes se déversaient sur le cercle, qui battaient la mesure avec vigueur, tapant des mains à s’en faire mal.

Ketchup se saisit d’un masque posé au sol. Il se recouvrit de cette enveloppe noire, doté d’un appendice allongé en guise de bouche et d’un œil monstrueux qui lui mangeait la moitié du visage, puis il poussa un hurlement.

— Les dévoreurs étaient nés.

Ketchup, désormais monstre, se rua sur Shire qui l’évita d’un bond souple. Ils se cherchaient, se battaient dans une chorégraphie envoûtante où la proie prenait peu à peu de l’assurance. Le dévoreur fonçait sans réfléchir. Shire menait peu à peu la danse, dirigeant son adversaire là où il le souhaitait.

— Ce jour-là, l’impensable fut commis.

Les tambours battaient à tout rompre. Les flûtes s’étaient désormais tues pour rejoindre la clameur, frappant et criant avec le cercle. Shire sortit un couteau de sa poche et le dirigea vers la créature.

— Les enfants tuèrent leurs parents.

Shire fondit sur le dévoreur et planta son arme jusqu’à la garde dans le torse du monstre, qui s’écroula dans une clameur assourdissante.

— Et le monde fut sauvé.

Shire leva son couteau dans un geste solennel et triomphal, en double parfait de la représentation de Justin. Le cercle hurla de plus belle, applaudissant et s’égosillant pour célébrer la victoire du garçon. De la sauge fut jetée dans le feu, enveloppant la foule d’une fumée blanche et camphrée.

Shire fut porté en héros vers les tables dressées, qui débordaient de fruits, de pain et de gibier.

Hope était restée vers la scène. Ketchup n’avait pas bougé et se tenait toujours au sol, une main accrochée au couteau. Orion et Céphée, inquiets, lui tournaient autour.

— Kasseup ? T’es mort pour de vrai ?

— Bouh ! cria-t-il en se relevant d’un coup.

Les petits hurlèrent, Ketchup éclata de rire et Hope secoua la tête.

Il ne changerait jamais.

Ketchup enleva son masque, se débarbouilla grossièrement et adressa son plus beau sourire à Hope.

— Alors, j’étais comment ?

— Parfait, comme d’habitude.

Les commissures du jeune homme s’élargirent encore plus. Il s’approcha de Hope, qui recula d’un pas.

— Tu es plein de cendres.

— Ah ? Dommage !

Il s’avança, l’attrapa par la taille et frotta son visage contre son cou.

— Hey, je t’interdis, s’indigna-t-elle.

— Fichu pour fichu, autant s’embrasser, non ?

Elle soupira et déposa ses lèvres sur un coin de joue vierge de suie.

— Tu seras de corvée lessive après un coup pareil.

Il l’embrassa tendrement en retour.

— Je compte bien m’occuper de tout ce que j’ai sali. Tout, insista-t-il avec un clin d’œil.

Hope s’empourpra, puis tâcha de reprendre contenance.

— Allons manger, on réglera ça plus tard.

Ketchup acquiesça, non sans lui avoir ajouté une traînée noire sur le front du bout de l’index. Hope leva les yeux au ciel et se dirigea vers le buffet, la main de Ketchup solidement arrimée à la sienne.

C’était sa dernière danse de la liberté, sa dernière fête. Autant en profiter.

Les tables avaient été dressées avec soin. Hope repéra les pots de miel qui trônaient aux côtés des miches de pain dorées à souhait. Le jour de l’Ultime Rébellion n’était pas un jour de privation, mais de célébration. Même les années de mauvaises récoltes, il y avait toujours une douceur pour rappeler que la vie primait sur la maladie. Tout le paradoxe de leur mort programmée pour ne pas condamner ceux qui avaient survécu.

Hope s’assit en face de Rose, qui avait déjà entamé la soupe aux pois.

— Des nouvelles de ma requête ? s’enquit-elle en remplissant son bol à son tour.

Rose reposa sa cuillère et fit la moue.

— Je pensais t’en parler demain. Aujourd’hui est un jour de fête.

— J’en déduis que la réponse est non, soupira Hope.

— Les abris sont rares, et même si les régulateurs veillent à ce qu’ils soient entretenus, cela reste une solution d’urgence. Ils doivent être utilisés en dernier recours, si tu te retrouves piégée à l’extérieur, et non comme une étape.

Hope joua distraitement avec un morceau de carotte qui surnageait.

— Cela permettrait de découvrir d’autres zones, d’étendre notre périmètre de chasse.

— Dans quel but ? Des ressources situées trop loin pour être exploitées ne nous serons d’aucune utilité. Sans compter qu’à ma connaissance, personne n’a jamais dormi dans ces cabanes de fortune. Et si elles n’étaient pas assez solides pour empêcher une attaque de dévoreurs ?

Hope se doutait qu’elle ne serait pas autorisée à passer une nuit dehors. La confirmation n’en restait pas moins douloureuse à avaler. Dormir à l’extérieur une seule fois lui aurait donné de la marge. Elle serait revenue victorieuse, et on l’aurait laissée tenter l’expérience une nouvelle fois. En s’enfuyant lors d’une de ces escapades prolongées, elle aurait gagné vingt-quatre heures supplémentaires avant qu’on ne la recherche. Elle allait s’en tenir au plan initial : partir dès l’aube, le lendemain d’un passage de régulateurs. Plus tard ils étaient avertis, plus grandes étaient ses chances de succès. Elle n’aurait droit qu’à un seul essai.

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Hortense
Posté le 29/07/2021
Très bon chapitre, vif et rythmé, j'aime beaucoup ce petit Cosinus et ses "pourquoi" qui relèvent toutes les contradictions de leur monde. Certains trouvent des explications qui les rassurent, d'autres cherchent à comprendre. Deux conceptions qui pourraient devenir antagonistes, l'avenir le dira.
Belle célébration, inspiré des rites tribaux (ça c'est moi qui imagine) et qui nous donne quelques explications sur le "comment" et le "pourquoi".
Hope apparait de plus en plus comme l'"après"... en tous cas, je l'espère.


Comme d'hab, quelques remarques, mais aujourd'hui je suis sobre !
- nourrice confirmée, qui brandissait sa foi : il me semble que le "qui" alourdi la phrase.
- égrenaient quelques notes : égrenèrent ?

A très bientôt
Renarde
Posté le 06/08/2021
Coucou Hortense,

Merci pour ton commentaire qui me fait chaud au cœur ! Pour la danse, c'est effectivement très inspiré des rituels chamaniques auxquels j'ai pu participer.

Et je suis reconnaissante pour tes remarques, qui sont toujours très pertinentes <3
ludivinecrtx
Posté le 07/05/2021
Alors ma théorie, elle veut partir et voir ce qu'il se passe vraiment dehors, la nuit. Peut être rien, surement qu'on leurs ment. Peut être que les dévoreurs n'existent plus depuis longtemps ?
Plein de théorie. J'aimerais qu'elle ne parte pas seul, mais avec Ketchup. Il me fait penser à Vikthor XD je sais pas pourquoi mais je me le suis représenté ainsi ^^.
Renarde
Posté le 07/05/2021
Coucou Ludivinecrtx,

Tu me fais super plaisir avec tes déductions, tu comprendras bien vite pourquoi ^_^
J'aime beaucoup Ludivinecrtx en mode détective, c'est parfait !

Ah, effectivement, il y a quelques points communs entre Ketchup et Vikthor XD

Mais bon, s'il n'y avait pas de points communs entre nos histoires, on s'ennuierait, non ?
ludivinecrtx
Posté le 07/05/2021
Non j'ai hâte de découvrir tout ça alors.

Ahah c'est vrai ! Vive les points communs
sifriane
Posté le 02/05/2021
Salut Renarde,
Ton résumé m'a plut et je ne suis pas déçue, c'est tout à fait le genre d'histoire qui me plaît. Je trouve les dystopies rares sur le site.
J'ai quasiment tout lu d'une traite et je n'ai pas commenté avant parce que je n'avais rien d'intéressant à dire, peut-être les critiques constructifs viendront plus tard. Mais là ton récit est maîtrisé, on n'en apprend tout le temps et il n'y a pas trop d'infos pour qu'on s'y perde.
Hope est attachante, ici on comprend bien qu'elle va s'enfuir pour rester en vie. C'est basique en soi mais puissant malgré tout (j'espère que je me fais comprendre).
Hâte de lire la suite ;)
Renarde
Posté le 07/05/2021
Salut Sifriane,

Bienvenue dans mon récit !

Merci infiniment pour ton commentaire, cela me rassure à fond <3

Et pas d'inquiétude, tu es hyper claire, et c'est exactement ce que j'avais envie que l'on ressente en lisant donc je suis ravie.

Merci beaucoup pour ton passage et pour ton message !
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