Je ne sais pas

Les fesses vissées sur les bancs de l’amphithéâtre, je m’accroche désespérément à mon stylo pour ne pas perdre pied.

Écouter et noircir des feuilles et des feuilles pour m’éviter de penser. Pour m’occuper les mains et ne pas envoyer de messages à Simon.

Cinq jours sont passés et je résiste à cette envie qui me dévore.

Cinq jours durant lesquels, je regarde son prénom clignoter sur l’écran de mon téléphone et que mon cœur se fissure un peu plus à chaque vibration de l’appareil.

Cinq jours que je retiens mes larmes à coup de séances de fumette avec une Mag toujours solidaire.

Même si la douleur explose dans ma poitrine, je me sens plus légère d’un poids. Ce mensonge dans lequel je m’étais enroulée depuis des années, cette illusion qui m’empêchait de voir la réalité.

Il y a cinq jours, j’ai enterré la Flo de quinze ans et j’apprends à cohabiter avec celle de dix-huit.

Autour de moi, des froissements de cahiers rangés précipitamment dans des sacs, des éclats de rire pour accueillir une fin de semaine de cours tandis que je reste assise à regarder le bureau de l’intervenant. L’idée de rentrer m’épuise d’avance. Me rendre jusqu’à l’arrêt du tramway, supporter l’atmosphère bruyante du trajet, ignorer les appels plaintifs de mon téléphone, résister à mes doigts qui me démangent de répondre. Tout ça pour finir affalée sur un lit dans un brouillard de fumée et m’endormir le nez enfoui dans les cheveux de Mag.

Un dernier battement de porte qui engloutit la silhouette d’un étudiant, et me voilà seule. Mes pensées tournent en rond entre les murs circulaires de la pièce.

Dans la poche arrière de mon jean, deux vibrations m’indiquant l’arrivée d’un texto. S’il s’agit de Simon, je l’effacerai sans le consulter pour ne pas être tenté de le contacter.

Maman : Ça fait plusieurs jours que j’essaie de te joindre. Tu devais nous tenir au courant des résultats de tes partiels. Téléphone-moi quand tu as ce message.

Habituellement, à la lecture de ce genre de texto, une bouffée grisâtre emplirait mes poumons réveillant des pulsions vindicatives. Mais rien ne se passe. Juste un sentiment de lassitude d’un soldat fatigué par de trop nombreuses batailles. Mon corps réagit avant ma tête et mon doigt appuie déjà sur le bouton vert pour l’appeler. La voix haute perchée de ma mère me fait l’effet d’une injection d’adrénaline et je regrette instantanément mon geste.

— Je pensais que tu n’allais jamais nous rappeler, Flo. Je t’ai laissé, je ne sais combien de messages !

— Salut, maman.

— Alors ?

— Alors quoi ?

— Les résultats de tes partiels, voyons !

— Ah ouais… ben bien. Enfin pas trop mal, quoi. Onze de moyenne générale.

Un soufflement dans le combiné crée un grésillement désagréable et m’arrache une grimace.

— Il va falloir mettre les bouchées doubles pour le prochain trimestre, Flo. C’est limite cette note. Tu es capable de beaucoup mieux. Tu sais qu’avec ton père, on se sacrifie pour…

— … ouais, ouais, t’arrête pas de me le dire.

— Ne me parle pas sur ce ton. On ne te paie pas des études pour aller dormir à la fac. C’est important de t’assurer un avenir.

— Je te laisse, j’ai un truc à faire.

— Je te préviens, Flo, avec ton père on attend de toi que tu…

— … ouais ouais. Allez, à plus.

Je jette le téléphone au hasard d’une des poches de mon sac à dos avant de me rendre à l’arrêt du tramway. J’enfile une capuche invisible pour me couper des bruits extérieurs. Mon esprit flotte sur une mer visqueuse et sombre. Pas de fond, ni de ciel et d’horizon ne se détache.

Je me surprends à sursauter au claquement de la porte de mon studio. Cinq jours que j’ai des absences, que mon corps pilote par la force de l’habitude.

Première étape, rouler un joint.

Deuxième étape, envoyer un message à Mag pour qu’elle me rejoigne

Troisième étape, m’effondrer sur le lit en l’attendant.

La fraîcheur de sa main sur mon front m’indique sa présence. D’un mouvement de tête, je lui désigne où se trouve le cendrier et ce qu’il reste à fumer.

Comme chaque jour depuis une petite semaine, nous demeurons allongées à fixer le plafond. D’un murmure, Mag attire mon attention. Cela ne lui ressemble pas de mâchouiller les mots. Des secousses de paniques font trembler la prunelle de ses yeux. Elle se mord la lèvre, en attente d’une réponse de ma part.

— Désolée, Mag… j’ai pas entendu ce que tu disais.

Brusquement, elle se lève et va s’asseoir sur le coin du bureau. Ses doigts pianotent nerveusement sa surface.

— Je… y’a une fête ce soir… je me disais que… enfin ça pourrait te changer les idées.

— Je me sens pas trop… j’ai pas vraiment la tête à ça.

— Allez, Flo… ça va être cool, en plus ça se passe dans une baraque de dingue ! David m’a expliqué que…

Sa phrase s’arrête en plein vol, guillotinée par mon air horrifié. Toutes les couleurs du visage de Mag ont disparu, ne laissant que le noir du mascara sur ces cils et le rosé brillant de son gloss. Un fourmillement chatouille le bout de mes orteils, remonte le long de mes mollets, de mes cuisses. Tapisse toutes les parois de mon buste pour venir enflammer ma gorge et cracher toute ma colère. Les mots fusent à travers la pièce, je pourrais presque distinguer leur éclat métallique.

— David ? Le même David qui t’a jeté sans explication ? Celui qui a fait tourner une vidéo de toi ? Qui te trompait sans se cacher ? Le type que tu as promis de haïr jusqu’au dernier jour de ta vie ? Ce David-là ?

Le regard de Mag fuit vers la fenêtre. Je déteste qu’elle m’oblige à revêtir le costume du bourreau alors que je tente d’être une bonne amie. Elle me lance un sourire triste et hausse les épaules.

— Je savais que t’allais péter un plomb. C’est pour ça que j’osais pas te le dire…

— Y’a de quoi péter un plomb, non ?

— Écoute… David est venu à mon appart et…

— … quand ?

— Un soir de cette semaine. Il… il a changé, Flo. Je vois bien que tu me crois pas. Mais je le connais, David. Il m’a dit qu’il regrettait et que je lui manquais beaucoup.

— Bien sûr, et t’as mis combien de temps avant de lui ouvrir tes cuisses ?

— Flo ! Sérieux, tu ne peux pas me parler comme ça… Tu ne vas pas bien en ce moment, je comprends que tu vois tout en noir… mais accepte que pour d’autres personnes ça puisse finir différemment. Je sais qu’il a changé. Je le sens vraiment, juste là.

La main posée sur son cœur, elle répète une deuxième fois cette phrase. Elle se rapproche tout doucement de moi pour venir s’asseoir sur le lit.

— Avec ou sans toi, j’irai à cette soirée.

Imaginer mon amie, entourée de tous ces vautours… Le même mauvais pressentiment m’oppresse la poitrine que lorsque nous nous sommes rendus chez Simon. Mag ne m’a jamais lâché.

— Bon… je crois que tu ne me laisses pas le choix… On décolle à quelle heure ?

Elle pousse un cri avant de me prendre dans les bras et de me glisser un merci humide au creux de l’oreille.

Je cache mon agacement lorsqu’elle m’apprend que nous nous rendrons à la fête avec David. Je n’aime pas que l’on soit dépendante de lui pour le trajet. J’espère que le lieu ne se situe pas trop loin d’ici, ce dont je doute si nous sommes obligés d’y aller en voiture.

Je passe les deux heures suivantes à regarder Mag s’agiter dans tous les sens, à sortir tout un tas de vêtements en les associant entre eux. Une moue et ils atterrissent sur le sol. Une tête penchée sur le côté, la tenue reste dans la compétition et rejoint les autres en lice. J’étouffe difficilement des bâillements et me contente de cligner des yeux pour donner mon avis. Au bout d’un temps qui m’a paru interminable, elle se décide enfin sur une robe près du corps.

La brosse de son mascara tartine une nouvelle couche sur ses cils et Mag se retourne vers moi pour obtenir mon assentiment que je lui accorde de guerre lasse.

Nerveusement elle applique un peu de gloss avant de glisser le tube dans son sac à main. Elle me jette un coup d’œil et fronce les sourcils.

— Tu veux que je te prête des fringues ?

J’éclate de rire et secoue la tête.

— Tu inquiètes, je suis bien comme ça.

Je me place à ses côtés et regarde nos deux reflets dans le miroir.

— La belle et la clocharde. C’est parfait.

Mag me pousse gentiment et proteste pour la forme.

— Ne dis pas ça… t’es toujours jolie, Flo.

Bras dessus-dessous, nous filons au nez de chaussée où David nous attend déjà. Son sourire s’élargit à la vue de Mag.

— Magnifique…

Dans la voiture, le paysage défile et me paraît étrangement familier. Lorsque nous nous garons dans une vaste allée bordée d’arbres centenaires, je me rappelle.

— On n’a pas passé une soirée ici, y’a quelque temps ?

— Ouais… une putain de bonne fête… c’est pas cette fois où tu t’étais barré avec un mec, Flo ?

Je me raidis et Mag comprend immédiatement qu’il parle de Simon. Elle éclate d’un rire un peu hystérique et change de sujet.

— Cette baraque est dingue ! Allez, on va pas rester là, on y va.

David se pavane dans le jardin comme si tout ce qui nous entourait lui appartenait. À la vue de la piscine et des gens s’y baignant, elle s’arrête un instant.

— Fait pas un peu froid pour ça ?

David profite de ce moment pour se rapprocher d’elle avec sa mine barbouillée d’une confiance trop présente.

— Tu vois la vapeur ? Ça veut dire que la piscine est chaude.

D’une manœuvre habile, il parvient à se faufiler dans la foule avec elle, me laissant quelques pas derrière eux. Au détour d’un arbre, je finis par les perdre.

Je jette quelques coups d’œil à droit à gauche, sans reconnaître aucun visage. À l’intérieur de l’orangeraie, des corps trempés et emmitouflés dans de larges serviettes se réchauffent en enfilant des shoots de ce qui semble être de la vodka.

Je me sers un verre de limonade et m’installe dans un coin sans chercher à m’intégrer à l’un des nombreux groupes présents. J’ai retenu de la précédente soirée que ses gens sont totalement hermétiques à ceux et celles qui n’appartiennent pas à leur milieu. David ne gagne sa place que par sa fonction nourricière en cannabis et autres substances.

À défaut d’engager une conversation, j’observe ce qui se déroule autour de moi. Quelques garçons laissent glisser bravement leur drap de bain pour dévoiler des torses plus ou moins musclés. Des filles participent à des défis en cherchant le courage de les réaliser en vidant des bouteilles d’alcools.

Juste derrière moi, deux personnes échangent sur leur retour d’une année passée à l’étranger. Sans tourner la tête dans leur direction, je finis par être complètement absorbé par leur discussion, riant à leurs nombreuses péripéties et souriant à leurs anecdotes.

J’hésite même à les suivre pour continuer de les écouter lorsqu’ils s’éloignent vers le bar. La bouche ultra glossé d’une fille attire mon attention et me rappelle que ça fait un moment que je n’ai pas vu Mag. La sensation de mauvais pressentiment revient ma frapper avec violence.

Mes pas me dirigent vers la maison. Mes jambes tremblent en gravissant les quelques marches. Simon se trouvait ici il y a quelques semaines. La peur et l’espoir de le croiser me coupent le souffle et une goutte de sueur glacée glisse le long de ma colonne vertébrale.

Derrière la porte, la pièce est vide. Une pointe de déception et de soulagement s’entremêle dans mon ventre. À travers les battements sourds de mon cœur, je distingue quelques bruits étouffées provenant du fond du couloir. Je sais que je n’ai rien à faire ici, mais je ne peux m’empêcher d’avancer sur la pointe des pieds. Une silhouette aux contours familiers se cache dans un renfoncement, le regard tourné vers la cuisine. Le craquement du parquet sous mes pas attire son attention dans ma direction, faisant paniquer la personne qui se lève subitement en se cognant contre les murs.

Ma voix éclate plus fort que voulu en reconnaissant un des potes de David.

— Qu’est-ce que tu fous là, Axel ?

Ses bras se tiennent étrangement derrière son dos. Passé la surprise, il affiche un rictus qui me donne envie de vomir.

— Hey, Flo… ça va ?

— Qu’est-ce que tu fous là ?

— Je… je me reposais. Ça va mieux maintenant, tu m’accompagnes dehors ?

De la pointe de l’épaule, il me pousse pour m’encourager à le suivre. Mon instinct me chuchote de rester.

— Qu’est-ce que tu caches derrière ton dos ?

— T’as toujours eu trop d’imagination, Flo… je ne cache rien. Allez vient, on sort.

Le sentiment d’être prise pour une idiote, cumulée à ce que je ressens ces derniers jours forme un cocktail explosif. Je fonce sur Axel qui n’a pas le temps de réagir et laisse tomber un objet sur le sol dont je me saisis rapidement. Une caméra portative…

Un rire éclate dans la cuisine, reconnaissable entre mille. J’entre dans la pièce et découvre Mag avec sa robe à moitié défaite et David affairée sur elle. En me voyant, elle se redresse brutalement pour se cacher la poitrine avec ses mains.

— Flo ! je…

Je ne la laisse pas terminer sa phrase et brandis la caméra sous le nez de David.

— C’était ça le plan ? Depuis le début ? T’étais jaloux de ton copain, tu voulais aussi une vidéo ?

Mag recule d’un pas et reboutonne sa robe en tremblant. Son regard glisse de l’appareil à moi à David à plusieurs reprises.

— Je… je ne comprends pas… qu’est-ce qu’il se passe ?

David rejoint son pote qui attend près de la porte. D’une voix glaciale il répond à Mag avant de partir.

— T’es qu’une vache, Mag. Juste bonne à te faire baiser.

L’envie de le poursuivre et de le frapper avec toute la rage qui me dévore s’évapore quand je vois mon amie s’effondrer sur le sol de la cuisine.

— Je suis trop stupide, Flo…

— Ne dis pas ça.

— Mais si… je me suis déjà fait avoir une première fois et là, avec David…

Je la prends dans mes bras et lui caresse tendrement les cheveux.

— On a pas à se sentir coupable d’avoir besoin d’être aimé. C’est eux les salops. Pas nous.

Elle lève la tête, de larges traces noires fondent de ses yeux sur ses joues.

— Tu crois que Simon aussi c’était un enfoiré ?

— Je ne sais pas, Mag… je ne sais pas…

 

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_HP_
Posté le 23/04/2021
Hello !

David est horrible, ce genre d'acte est répugnant. Ca me désole qu'il existe encore des gens comme ça, et beaucoup trop 😠😢
Heureusement que Flo est arrivée à temps <3 Même si c'est dur sur le coup pour Mag, c'est mieux pour elle :/
Et je pense que c'est la même chose pour Flo ; enfermée dans ses souvenirs de Simon, elle a totalement chuté, et même si c'est dur, c'est probablement ce qu'il y a de mieux pour elle, qu'elle l'oublie et passe à autre chose ^^
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