II . IX
1432 - Murano
Danila Deontan s'était réveillée de mauvaise humeur dans sa grande demeure de Murano, après une nuit de sommeil trouble et très léger. Elle avait, disait-on dans son dos, une façon étrange de se déplacer depuis la veille. Elle semblait éprouver une gêne physique et mystérieuse et son masque, d'ordinaire gracieux et impassible, laissait voir les traces d'une douleur informulée. Elle avait même refusé de se confier à son père, qui l'avait pourtant sommée plusieurs fois de lui dire la vérité.
Danila n'avait aucun désir d'expliquer à son père qu'elle avait été fouettée sous le regard attentif du seigneur Quae et de quelques uns de ses confrères. Non, elle n'avait vraiment pas l'envie de lui exposer tous les détails.
Ce matin-là, elle se montra plus désagréable qu'à l'accoutumée envers sa servante qui dut retenir ses pleurs. Elle remarqua bien la détresse de la jeune fille lorsque celle-ci prit congé après lui avoir apporté son petit déjeuner, mais n'en ressentit qu'une plus grande froideur encore. La gamine n'avait même pas attendu de savoir si Danila réclamait son aide pour enlever sa robe de chambre et se vêtir. Certes, elle avait vaillamment refusé la veille d'être touchée et de se changer devant quiconque, mais tout de même, elle se sentait profondément énervée par les libertés que la domestique avait prises. Il était de son devoir d'attendre. Danila mangea distraitement, songeant qu'une énième proposition de la part de la servante l'aurait énervée tout autant. Alors que fallait-il faire ? Comment fallait-il se comporter ? Elle ne savait plus.
Elle était sur le point de se lever lorsque des pas claudicants retentirent dans le couloir, suivis de murmures empressés. La porte de sa chambre s'ouvrit à la volée et son aveugle de père, le vénérable Sisteo Deontan se tint dans l'encadrement. Son visage cireux et ses yeux voilés étaient illuminés par le soleil matinal qui imprégnait les rideaux tirés, et la vision était assez effrayante. La servante qui le soutenait interrompit ses supplications lorsqu'elle vit l'expression massacrante sur le visage de Danila.
— Père... commença cette dernière.
— Tais-toi.
Il fit l'esquisse d'un geste pour repousser la servante qui maintenait son bras mais sembla se raviser soudain. Depuis que l'âge l'avait privé de sa vue, il ne pouvait plus se déplacer sans aide. Il se laissa donc guider patiemment, les lèvres pincées, l'air rêche et sévère comme à son habitude. Mais ses joues creusées et ses paupières papillonnantes lui faisaient la mine particulièrement sinistre. Lorsqu'il s'assit sur le bord du lit, une main tendue vers l'endroit où la jambe de sa fille reposait, un frisson de dégoût involontaire parcourut Danila et elle replia son mollet en grognant sous les protestations de son dos encore à vif. Heureusement, Quae avait consenti avant de la laisser partir à la faire conduire jusqu'aux guérisseurs du palais des Dix, et ils avaient un peu soulagé les maux de sa chair lacérée.
Les doigts de Sisteo se refermèrent sur la couverture et la serrèrent, comme s'il craignait de tomber.
— Danila, commença-t-il dans un murmure.
— Laissez-nous, aboya celle-ci à l'adresse de la servante.
— Restez dans le couloir ! Vous reviendrez quand je vous appellerai, ajouta Sisteo avant qu'elle ne ferme la porte, emportant avec elle ses soupirs de détresse face à tant d'instructions contradictoires.
— Père, continua Danila, inutile de m'embêter avec cette histoire. Je vous assure que tout va bien.
Elle se tut et il sembla réfléchir à ses paroles. Le regard absent et laiteux du vieil homme la mettait extrêmement mal à l'aise mais, alors qu'une flèche de douleur se plantait dans son dos, elle se dit qu'elle le préférait aveugle. Il ne la verrait jamais à vif, dénudée, détruite comme elle avait pu l'être dernièrement. Le souvenir de ce qu'il s'était passé dans ce petit endroit confiné la poursuivrait jusqu'à la fin de ses jours, et le poids de sa punition ne quitterait jamais plus ses épaules. Ses épaules, d'aucuns parmi ses bourreaux les avaient crues suffisamment frêles pour définitivement ployer sous la douleur et la honte, mais elle n'était pas la petite créature fragile qu'ils imaginaient. Elle dissimulerait cette histoire sous son fard de tous les jours car c'était un domaine dans lequel elle excellait.
Il n'y avait qu'une exception. Elle n'avait jamais été douée pour cacher sa haine des Galladun. Elle se demandait si ce secret-là se montrerait plus fort lui aussi et referait surface. Car son dos, malgré sa bonne volonté, garderait les traces du fouet.
— Danila, je ne suis pas venu pour te parler de cette affaire. Je regrette néanmoins que tu ne veuilles rien me dire. Tu t'imagines certainement qu'un vieil homme aveugle et à moitié sourd ne se rend pas compte de la détresse dans laquelle se trouve sa fille. Mais c'est faux, il y a bien des signes qui ne trompent pas.
— Je vous remercie, cracha-t-elle. Je suis grande et je m'en sortirai par mes propres moyens.
Quelle hypocrisie. Sisteo Deontan n'avait jamais été vraiment préoccupé par le sort de sa fille. Était-ce la vieillesse ou bien la cécité qui amollissait son cœur de cette manière ? Le résultat n'était pas plaisant, contrairement à ce qu'elle aurait pensé. Peut-être avait-elle un cœur trop dur elle-même. Ou peut-être son père n'était-il pas si doué pour la comédie, tout simplement.
— Laisse cela de côté, je te répète, finit-il par dire.
— Alors n'y faites plus allusion.
— Je suis venu te voir parce qu'une nouvelle est arrivée ce matin. Le seigneur Quae occupe l'atelier de Vito Galladun et il semblerait que celui-ci...
— Quae es entré dans l'atelier ? s'exclama-t-elle en se redressant dans un réflexe.
Son dos en flammes la fit grimacer et elle dut tamponner le coin de ses yeux pour en absorber les larmes. Mais au diable la douleur, qui n'était pas l'information la plus importante de la matinée. Quae était dans l'atelier de Galladun. Et que pouvait-il bien y faire ?
— Il semblerait que Galladun soit mort, termina Sisteo sur une note de contentement.
— Galladun ? Mort ?
C'était trop pour une seule matinée. Non seulement Quae avait pénétré le seul endroit où Danila ne pouvait supporter de le savoir : l'atelier. Il était d'une importance capitale qu'elle le trouve. Mais Galladun, mort ? Le bruit de son arrestation avait bien sûr couru partout à Murano mais elle ne savait que ressentir face à cette nouvelle. Une joie intense, ou bien de la colère qu'on ne l'ait pas avertie plus tôt. C'était elle qui avait porté les accusations, elle estimait avoir le droit d'être tenue au courant et ne voyait dans ces cachotteries que du dédain envers Murano. Ou bien de la crainte envers le caractère versatile de Venise ? Même s'il lui en coûtait de l'admettre, Galladun s'était fait une petite réputation à l'extérieur de l'île. Très petite. Sa mort devait peser sur la conscience du Conseil.
— Je dois sortir, affirma-t-elle avec force. Laissez-moi, je vais m'habiller.
0 ~ * ~ 0
Sous la surveillance du seigneur Quae, les fouilles de l'atelier de Galladun suivaient leur cours. L'exécution s'était déroulée sans anicroche. Quae n'avait pas été présent ; il avait simplement accompagné le geôlier et assisté à la dernière sortie de cellule de l'homme. La première fois qu'il le voyait. Pour le temps de l'exécution, troublé par quelques remords dont il ne savait pas quoi faire, il avait préféré patienter dans son bureau en compagnie du seigneur Sori et tous deux avaient ensuite reçu le compte-rendu du serviteur dépêché sur place.
Trahison, violation du code des souffleurs. C'était un crime irréparable. Galladun avait fait sortir l'un d'eux de Murano sans permission. S'il l'avait même demandée, cette permission, il ne l'aurait pas reçue : aucun souffleur ne s'échappait jamais de Murano. Ces artisans étaient bien trop précieux.
Tout de même... Quae se demandait à présent s'ils avaient bien fait.
Il ne savait même pas ce qu'il comptait trouver ici et cela le mettait dans une position de faiblesse qu'il n'aimait pas et dont il n'avait pas l'habitude. Galladun aurait été plus que capable de cacher d'autres choses au Conseil. Des trafics ? Des affaires sordides ? Mais à présent, son espoir d'en dénicher une preuve à l'atelier lui paraissait stupide. Galladun était intelligent et n'aurait pas dissimulé de preuves trop compromettantes dans l'antre des souffleurs.
Non, la seule chose ici qui avait immédiatement frappé le seigneur Quae mais qui, semblait-il, n'avait pas sauté aux yeux de ses renforts dont il voyait les silhouettes en habits noirs se déplacer telles des ombres, et les mains gantées fouiller la moindre remise et remuer chaque coin - cette chose qui l'avait frappé, c'était la chaleur du feu et l'odeur des cendres.
Pourquoi les fours crépitaient-ils toujours ? Et pourquoi dégageaient-ils de telles senteurs ? C'était absurde. Il ne s'y connaissait pas bien en art du verre et avait toujours laissé ces choses aux mains des autres, mais son esprit avait tôt fait de calculer que le crépitement des braises au petit matin avait quelque chose d'inhabituel. Les souffleurs travaillaient-ils donc de nuit ? Et si c'était bien le cas, quel genre de produit utilisaient-ils ? Cette odeur...
Quae se détourna pour prendre une inspiration, le front en sueur. Les lames de couleur que peignaient les meurtrières sur le sol de l'ancien atelier de Galladun l'entouraient de toutes parts et semblaient se resserrer, pareilles à des épées dégainées dans la noirceur.
Au fond de lui-même, il devait bien l'avouer. S'il avait investi le lieu, c'était pour anéantir les derniers restes de la puissance de Galladun. L'ancien directeur se faisait massacrer, annihiler dans sa propre maison et ne pouvait en retourner la faute que contre lui-même. Bien sûr, il avait mieux valu cacher sa disgrâce aux bonnes gens de Venise pour des soucis de réputation, mais les populations de Murano ne posaient pas ce problème. Inutile de chercher à préserver l'estime de leur jugement : on voulait les détruire, les frapper, leur montrer bien en face le pouvoir de la Sérénissime et les laisser dépourvus de tout espoir. Il fallait rendre la vie exécrable aux fauteurs de troubles.
Une escorte de gardes vénitiens avait vidé de force l'atelier, utilisant jusqu'aux armes pour repousser les souffleurs en activité et sceller les portes. Quelle folie... Quae se dirigeait maintenant vers lesdites portes à grands pas, une main tendue.
— Monseigneur ? entendit-il faiblement derrière-lui.
— Venez, je vous prie, ordonna-t-il simplement. Nous ne trouverons rien ici, c'était stupide.
Il termina sur une quinte de toux et sortit. Les gardes étaient restés à l'extérieur afin de bloquer l'accès aux souffleurs obstinés ; les soldats les plus vicieux étaient allées jusqu'à fracasser, piétiner, briser le matériel précieux des artisans ainsi que quelques unes de leurs œuvres devant leurs yeux. Un jeune garde, le plus avide, riait à gorge déployée de son air de renard hautain devant les mines déconfites de deux souffleurs. Quae le rappela immédiatement à l'ordre. Le jeune homme eut un hoquet et ses yeux jetèrent des lances de colère à ses congénères.
Quae inspira l'air frais et nettoyé du matin. Il regrettait d'avoir dû lui-même effectuer le déplacement jusqu'à Murano. Plus exactement, il regrettait de ne pas faire suffisamment confiance à un autre membre du Conseil des Dix pour pouvoir lui confier cette mission.
Il y en avait un, un seul en qui il avait eu presque toute confiance. Sanfari. Mais selon les derniers dires de Galladun, ce dernier avait pris une part non négligeable au complot odieux qui s'était noué entre Murano et Milan. Sanfari avait déçu tous les espoirs de Quae. Il n'avait pas su, pas voulu arrêter l'engrenage. Pire, il avait aidé. Il fallait à tout prix le retrouver et le présenter au Grand Conseil, le juger pour enfin le condamner. Il méritait la mort pour toutes ces choses qu'il s'était cru autorisé à fomenter dans le dos de son seigneur, de son doge et, plus grave encore, de sa cité.
— Monseigneur...
Quae leva la tête, s'attendant presque à voir la silhouette de Sanfari dans la lumière irréelle du jour. Mais il découvrit Danila Deontan qui se tenait devant lui et lui souriait d'un air incertain. Son visage crispé et son maintien trahissaient sa douleur. Pour une fois, l'art de la tromperie qui caractérisait la lignée des Deontan était d'une faiblesse pitoyable.
Dix coups de fouet en comité réduit, voilà ce que Venise avait finalement jugé bon d'administrer à Danila, celle qui avait graissé la patte des veilleurs de Venise pour faire sortir ses espions de Murano. Elle s'était certainement crue épargnée. Quae lui reconnaissait un certain courage de se déplacer ainsi, faisant fi de la souffrance encore vive et de la honte, bravant les regards en biais que beaucoup lui jetaient lorsqu'elle faisait seulement mine de tourner le dos.
— Que me voulez-vous, Deontan, demanda-t-il d'un ton froid.
Il fallait lui faire comprendre. Il fallait lui inculquer le respect de la Sérénissime et la soumission à ses hommes d'autorités.
— Je... commença-t-elle en esquissant une brève révérence, le front plissé.
Elle se redressa immédiatement, comme piquée par une lame, et se mordit la lèvre. Toute trace de suffisance ou d'effronterie avait déserté sa personne. Elle n'était plus qu'un objet cassé, broyé. Quae ne doutait pourtant pas qu'elle saurait renaître de ses cendres. En voulant la soumettre par la force, Venise avait peut-être engendré sans le savoir une ennemie potentiellement plus résistante, plus vigilante et dangereuse.
— Je voulais m'assurer de la véracité des rumeurs, articula-t-elle, les mains jointes.
— Quelles rumeurs ? insista Quae en détournant les yeux.
Il fixait l'horizon. Il savait pertinemment que ce geste mettait ses interlocuteurs mal à l'aise.
— Les rumeurs concernant Vito Galladun. Il est mort, vraiment ?
Il ne répondit pas tout de suite et préféra épousseter un pan de son habit imbibé de fumée. L'odeur l'englobait encore et semblait vouloir le poursuivre.
— C'est exact, dit-il. Il a été exécuté, mais inutile de s'y attarder trop longtemps.
Il lui lança un regard lourd de sens. Le soulagement qui se fit jour sur le visage de Danila était immense. Elle poussa un soupir et se permit un sourire. Pas factice, celui-ci : de pure joie.
— Merci, souffla-t-elle.
— Ce n'est pas pour vous que nous l'avons fait, coupa Quae. À présent veuillez m'excuser mais je suis très occupé. Je dois regagner Venise.
Il se retournait justement pour rassembler sa garde autour de lui et reprendre sa route, lorsque la main de Danila effleura son bras. Il pivota immédiatement sur ses talons et fixa ses yeux sur elle, imperturbable. Il s'avança d'un pas et constata qu'elle ne daigna pas reculer.
— Monseigneur... commença-t-elle timidement. Pourquoi avez-vous jugé utile de vous rendre à son atelier ?
— Pourquoi tenez-vous à le savoir ?
À ces mots elle eut un sursaut de surprise, comme si elle s'était attendue à ce qu'il se plie à ses exigences sans rechigner. Peut-être considérait-elle que le Conseil lui devait des excuses, ou une considération particulière. Elle l'avait aidé à démasquer ce fabuleux complot, elle avait souffert ses colères. Jusqu'au bout semblait-il, et quoiqu'il arrive, les relations qu'entretenait la famille Deontan avec les autorités de Venise pâtissaient de multiples contradictions. Peut-être les tenait-elle pour ingrats.
— J''espérais trouver quelques traces de ses nombreux méfaits, connus ou non à ce jour.
— Et... qu'avez-vous trouvé ?
Il la fixa un instant, intrigué par son audace et son intérêt. La présence du feu et son odeur dérangeante flottèrent un moment dans son esprit, puis il dit :
— Rien. Maintenant, veuillez m'excuser.
L'instant d'après, un des gardes la poussait violemment sur le côté pour laisser libre cours à la procession de soldats qui se mettait en route derrière leur seigneur. Néanmoins, Quae avait eu le temps d'apercevoir l'expression neutre et insondable qui s'était assemblée en un éclair sur le visage de la jeune femme, se jouant des derniers vestiges de l'hésitation et de la douleur.
Que mijote-t-elle, encore ? songeait-il toujours en regagnant sa gondole.
0 ~ * ~ 0
Luca s'était réveillé d'un sommeil lourd comme le plomb, sans rêves, impassible. Il lui avait fallu un moment avant de se souvenir. Le malaise laissait encore son contact dans sa chair, non pas brûlant comme celui du fer en fusion mais réduit à une lointaine démangeaison. Que lui avait-il pris ? Il avait cherché de tous côtés et avait bien vite vu Anis, debout et lui tournant le dos.
— Anis ?
Pour la première fois, il l'avait appelée par son prénom, du moins le nom qu'elle lui avait donné. Elle lui avait souri, d'un étirement serein des lèvres, et cela l'avait désarçonné. Elle s'était approchée de lui et s'était accroupie.
— Vous vous sentez mieux ?
Je ne vous dégoûte plus ? aurait-il voulu dire. Cette phrase, seule, avait des accents ridicules. Mais elle ne se serait pas moquée de lui, il en était certain. Elle avait juste souri un peu plus largement et lui avait proposé de l'eau. Sa gorge était tellement douloureuse qu'il avait préféré hocher la tête sans rien dire. Elle lui avait tendu une gourde sortie du sac et, alors qu'il buvait à petite gorgées, il l'avait entendue murmurer : oubliez tout ce que j'ai pu dire.
Interloqué, il avait suspendu ses gestes pour longuement fouiller dans l'obscurité qui s'étalait sur son visage ridé, mais n'avait rien discerné de concluant. Certes, il s'était apparemment remis de sa crise mais il ne voyait pas ce qui la poussait à être si détendue. Lui-même était exténué, son corps entier le faisait souffrir comme pour se venger des mauvais traitements qu'il lui avait réservés. Il n'était pas certain que l'état de sa blessure se soit véritablement amélioré. Plus encore, une noirceur toute nouvelle, et froide, tapissait son esprit. Il avait l'impression de ne plus jamais pouvoir rire, ni même sourire. Son caractère ne s'y prêtait déjà pas beaucoup...
Mais, au moins, il avait cessé de trembler.
Elle lui avait annoncé qu'ils étaient à environ une journée de chevauchée de leur but. Luca s'était vaguement senti coupable d'avoir ralenti le voyage, mais alors il avait bêtement repensé au directeur et à tout ce que ce sombre personnage avait bien pu manigancer pour le livrer aux mains du mystérieux duc. Il ne devait pas oublier que ce périple était en fait l’œuvre d'un esprit traître et sournois. Luca, impuissant, suivait presque à la trace la volonté d'un homme resté en sécurité dans sa cage d'or, embourbé dans l'égoïsme et l'avarice jusqu'au cou, si lointain et pourtant maître de tous les instants de sa vie. Oui, il sentait bel et bien que sa vie appartenait encore au directeur qui se trouvait pourtant si loin. Il lui restait la satisfaction d'avoir un tant soit peu détourné les plans de ce diable : la mort d'Achille, la disparition de Leo, ceci n'avait certainement pas été prévu.
Une vision étrange de Leo, le menton barbouillé de sang et les yeux brillants de haine, était alors passée derrière ses paupières et il avait eu un sursaut essoufflé. Anis, de nouveau prudente, s'était redressée d'un bond.
— Ne traînons plus.
Ils étaient repartis sans attendre.
Ils passèrent une journée ainsi, sans plus échanger un mot. Ils traversèrent quelques villages semés sur leur route comme une poignée de cailloux éparpillée, et d'étranges blasons firent leur apparition aux porches des habitations, parfois mêmes accrochées à des arbres à la sortie ou à l'entrée des hameaux. Il s'agissait d'un serpent sur un fond presque blanc. Luca avait croisé un serpent une seule fois dans sa vie : l'animal rampait dans la poussière étouffante de Murano et était presque parvenu à le mordre.
Sous la lumière du soir qui se glissait habilement entre les arbres et colorait le chemin de petites gouttes bordeaux, le cheval arborait un poil aux reflets bleus et sa peau ondulait sur les houles de ses muscles en mouvement, produisant d'inquiétantes formes. Luca songea encore une fois au serpent qui se contorsionnait dans la terre. Il comprit alors pourquoi le curieux blason le fascinait à ce point : il l'avait déjà vu par le passé, dans la barque qui l'avait mené hors de Murano. Avait-il pu oublier ou mal voir ? Le blason qu'il avait distingué aux pieds de Leo, ce soir où celui-ci était venu le trouver chez lui, était bien le même qui se balançait à présent comme un étendard de fierté autour de lui, sur sa route.
— Anis, appela-t-il d'une voix blanche.
Elle ne l'entendit pas. Le cheval fendait le soir vers sa destination, creusait le vent qui se déplaçait en protestant, soufflait, s'enroulait dans le lointain. Le paysage avait changé, plat et dégagé. On apercevait aux abords de la plaine de petites collines grisâtres ou violettes et des toits d'habitations modestes. Le soleil se fondit bientôt dans l'horizon qui leur faisait face.
— Anis ! s'époumona-t-il dans l'espoir d'attirer son attention.
Mais elle ne lui répondit pas. Où l'emmenait-elle ?
La pensée lui vint, brutale, qu'il étaient entrés dans le territoire de Milan, le territoire des Visconti. Luca n'avait pas pu se figurer la frontière, personne ne les avait arrêtés. Anis devait savoir ce qu'elle faisait et comment éviter les ennuis.
Les visages qu'ils croisaient affichaient une mine passablement perplexe en les apercevant, comme s'ils cherchaient à se souvenir d'eux ou à les rattacher à quelque chose de connu. Mais Anis était vraisemblablement une figure anonyme dans ce pays. Elle n'appartenait à aucun ordre et il n'était désigné nulle-part sur sa tenue ou sa monture qu'elle œuvrait dans les zones d'ombre pour le gouvernement. Quant au jeune homme qu'elle trimbalait, il avait d'office un air d'étranger.
Depuis qu'il s'était senti si mal, après ce rêve, et paradoxalement depuis que les choses semblaient être rentrées dans l'ordre, il était d'une humeur massacrante. Les émotions le traversaient de toutes parts et le déchiraient, il avait envie de frapper, de mordre à pleines dents pour évacuer cette colère muette qui imprégnait chacun de ses muscles sans qu'il puisse l'exprimer. Il se sentait incapable de desserrer les mâchoires, pour une raison obscure. Puis, sans prévenir il ne ressentait plus de la colère mais une sourde tristesse. Venait ensuite l'angoisse. Il avait l'impression d'être livré en pâture au regard de ces inconnus. Et puis tout ce cirque de sentiments déchaînés se calmait tout à coup et le laissait simplement maussade.
Il continua à faire l'expérience de ce manège désolant et insupportable jusqu'à l'approche de Milan, alors que la nuit était déjà avancée.
Ils entamèrent la traversée de la plaine qui laissait voir, entre la terre et l'horizon, les pierres des remparts décorés d'une rangée de torches brûlantes, et la porte close. Des hommes y étaient rassemblés sous la lueur de flambeau, armes au poing. Même de si loin, Luca se demanda s'ils les laisseraient passer sans mal. Anis et lui n'avaient pas grand-chose pour se défendre – presque rien. Mais si Leo et Achille avaient dit vrai, le duc devait attendre la venue de sa nouvelle acquisition avec impatience.
Oui. Luca était une acquisition précieuse, c'était ainsi que le monde le voyait à présent.
Le cheval ralentit, la lumière des torches glissa soudain sur eux et les aveugla. Le souffle froid de la plaine se plaqua une dernière fois contre le dos de Luca, comme un murmure entêtant, puis la monture avança de deux pas mesurés et un garde les somma de s'arrêter en s'approchant.
— Qu'est-ce qui vous amène ici ? demanda-t-il.
Luca chancela depuis son perchoir, sa tête dodelina de fatigue et de lassitude. Le garde leva les yeux vers lui et un murmure se répandit parmi ses congénères restés en retrait. Anis se redressa.
— Je suis Anis, annonça-t-elle après un moment de silence. Le duc m'attend.
Le garde ne répondit rien. Ses mèches noires masquaient la moitié de ses petits yeux, où passait régulièrement la lueur du feu. Il grommela et glissa une main sur le flanc du cheval jusqu'au sac accroché à la selle. Anis ne bougea pas.
— Où sont tes compagnons de route ? aboya-t-il.
— Morts, déclara-t-elle simplement.
— Morts ? Qu'est-ce que tu nous as encore fait ?
Le bras d'Anis fila à une vitesse sidérante jusqu'à la main de l'homme qui s'était ostensiblement tendue vers le sac. Elle lui agrippa le poignet et le tordit violemment vers le bas. Il poussa un cri et faillit tomber à genoux.
— Ne joue pas avec moi. Le duc attend son cadeau, tu le sais.
Luca eut un certain malaise à ces mots. Il s'était rendu compte, sans rien en laisser voir, qu'un nuage de suspicion, d'anticipation et de colère émanait des gardes restés en retrait. Celui qui s'était approché se releva en tenant son poignet.
— Ouvrez grand les portes, ordonna-t-il d'une voix enrouée.
Ses congénères répétèrent les ordres en écho et la herse fut péniblement levée. Le cheval franchit bientôt l'ouverture qui s'était creusée dans le flanc de la muraille, pénétrant la cour de la cité ducale plongée dans la nuit.
0 ~ * ~ 0
Murano
La nuit était tombée depuis un certain temps lorsque Danila s'autorisa à sortir de sa cachette. Elle remonta rapidement la venelle dans laquelle ils avaient tous pris refuge, jeta un regard à gauche, puis à droite, et fit signe aux autres de s'avancer.
— Vite, murmura-t-elle, un mouchoir pressé contre sa bouche.
Il lui arrivait de mordre le tissu à pleines dents pour ne pas hurler. Son dos semblait s'être réveillé alors que tout autour d'elle s'était endormi. Les adolescents et jeunes gens balafrés qui sortirent de la ruelle à leur tour lui lancèrent un regard intimidé. Ils devaient avoir remarqué l'état dans lequel elle se trouvait, sans en saisir les détails. Et elle était bien décidée à ne rien leur dire.
Danila leur emboîta le pas, prudente, et dépassa la forme nébuleuse et blanchâtre de l'église, imposante contre l'obscurité telle une arme pointée vers l'immensité du ciel. Un à un, les jeunes hommes et femmes se faufilèrent entre les portes de l'ancien atelier de Galladun. Danila prit une dernière inspiration et les suivit, entrant de plein pied dans la chaleur morbide. Elle constata que l'intrusion dans l'atelier et son atmosphère chargée n'était plus suivie de ce haut-le-corps significatif dont elle avait souvent fait l'expérience. A croire que la besogne ne lui répugnait plus tant que cela.
Les fours luisaient comme autant d'yeux oranges étincelants. Il subsistait encore quelques traces du passage de Quae et de ses hommes : du bois brisé gisait au sol, accompagné de bris de verre. Mais tout n'avait pas été détruit.
Les jeunes gens s'étaient armés d'une longue perche, se servant dans la réserve des souffleurs qui investissaient le lieu durant la journée. Crétins de souffleurs, pensa Danila. Ils ne se sont jamais demandé pourquoi les fours restaient allumés toute la nuit ? Ou bien ils ont cru que quelqu'un les entretenait spécialement pour eux, peut-être... cette pensée la fit doucement sourire. Elle avait toujours su que l'esprit arrogant de Galladun déteignait de manière néfaste sur quiconque le côtoyait de trop près. Enfin, il ne risquait plus de côtoyer qui que ce soit à présent... à moins peut-être qu'il ne retrouve sa défunte sœur dans le royaume des morts. Danila rit alors franchement, surprise par le cours de ses pensées. Mais les visages crasseux des gens qui s'affairaient autour d'elle, passaient dans la lueur d'un four puis disparaissaient, lui fit perdre sa joie. Ils portaient sur eux les marques d'une enfance difficile et de traitements brutaux. Elle ne doutait pas que ces cicatrices présentes sur leur visage habitaient également le reste de leur corps. Il ne faisait pas bon vivre à l’Établissement, et même si ceux-ci avaient à présent terminé leur apprentissage, Danila s'imaginait souvent qu'ils n'en étaient jamais véritablement revenus. Du moins, ils n'étaient plus les mêmes personnes.
Non pas que cela lui inspire de la peine.
— Mettez-vous au travail, il en reste un de la nuit passée, dit-elle clairement à la masse des travailleurs.
Deux garçons vigoureux disparurent derrière les fours, passant par une petite porte cachée derrière une étagère où s’entassaient bocaux de couleur et toiles d'araignée. Ils en revinrent en grognant sous l'effort, dissimulés dans l'ombre, traînant avec eux une drôle d'odeur ; ils semblaient avoir de la difficulté à avancer, gênés par un poids. Ils avancèrent petit à petit dans la lumière des fours et amenèrent leur fardeau au centre de l'atelier. C'était le cadavre d'une femme.
Ils la laissèrent tomber à leurs pieds. Deux de leurs camarades sortirent de longues lames de sous leurs habits et se penchèrent vers le corps. Leurs armes et leurs dents luisaient d'un éclat malsain dans la pénombre surchargée.
— Occupez-vous en, ordonna Danila en plaquant le mouchoir sur ses lèvres. Découpez-la et faites-la bien cuire ensuite. Il n'est pas temps de traîner. Les fossoyeurs ne tarderont pas à nous en apporter d'autres.
À la vue de ce cadavre qu'on dépeçait de ses vêtements, le soulagement l'envahit. C'était une chance que Quae ait interrompu ses fouilles avant la découverte de ce corps.. une chance qu'il n'ait pas songé à fouiller derrière l'étagère pour y découvrir la porte, menant à cette minuscule pièce qui passait souvent inaperçue.
Je n'aime pas trop le fait qu'Anis ne réponde pas aux appels de Luca, cela ne laisse présager rien de bon à mon humble avis. Parce que, si je raccroche bien les wagons, notre souffleur vient tout juste d'arriver chez le duc, celui-là même qui a ordonné sa capture et qui cherche à éradiquer tous les buveurs de sang ? J'en viens à me demander à quel point Anis est au courant de ce plan et, si je devais en juger par son comportement dans ce chapitre, j'ai l'impression qu'elle sait ce qui risque d'arriver à Luca. Néanmoins, le doute persiste encore légèrement : après tout, elle croit peut-être vraiment que le duc est intéressé par les talents des souffleurs de verre.
Difficile aussi du coup de savoir si elle pourrait être dans une sorte de compétition avec Siva. Mais, après tout, c'est à lui que le duc avait confié la capture de Luca et de ses compagnons de route. Hm... en y réfléchissant, j'ai un peu l'impression qu'Anis pourrait avoir débarqué sans prévenir au milieu de cette histoire, comme un imprévu en quelque sorte. J'ai du mal à imaginer le duc envoyer deux personnes différentes à la recherche d'un même groupe de voyageurs et de les lui ramener pour des motifs différents !
Houlà... je crois que je suis en train de m'embrouiller un peu non ? ^^''
Et les secrets persistent encore et toujours sur Murano on dirait. Chacun agit pour ses propres intérêts, certains se voilent la face tandis que d'autres sont laissés dans l'ignorance. Malgré ses blessures et la honte qu'elle peut éprouver, Danila ne perd pas le nord en tout cas. La seconde et morbide fonction de l'atelier est encore bien gardée pour le moment..
Je suis impatiente de savoir ce que tu nous réserves pour la suite !
Ha que de suppositions intéressantes : je pense laisser le doute sur un certain nombre de choses xD en tout cas tu as bien raccroché tous les wagons, le duc cherche à tuer Luca et la population des buveurs de sang. Et Luca vient précisément d'arriver chez lui. Quant à Anis, alors tu la trouves ambiguë et un peu suspecte ? Elle croit peut-être à la version officielle, ou peut-être pas tant que ça, c'est sûr les deux sont possibles.
Une compétition avec Siva par rapport à la capture ? Ah tiens, je n'avais pas vu ça comme ça ; en fait le duc lui a bien confié leur mise à mort mais pas spécialement leur capture. Effectivement, que deux groupes distincts soient dépêchés au même endroit pour les mêmes raisons c'est un peu étrange :P mais Siva n'a pas été envoyé à leur recherche, c'est la suite du travail qui lui revient. Anis a bien reçu ses ordres du duc, donc désolée si ça t'a un peu embrouillée !
Ah, les secrets persistent. Pourtant j'ai essayé d'introduire le sujet - l'AUTRE sujet disons, des choses restées un peu "en-dessous" pendant longtemps (en me relisant parfois, ça devient net, je trouve que l'histoire est globalement super lente à se mettre en place ^^') et qu'il faut faire sortir maintenant. Ca sera mieux développé après, je conçois tout à fait que ça reste mystérieuse pour le moment.
Merci beaucoup d'être arrivée juque-là Slyth et d'avoir continué à suivre cette histoire <3 sans lecteurs et sans avis ça aurait été difficile de continuer, donc merci !