IV - Communes blessures

Par Jamreo
Notes de l’auteur :  

III . IV 

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 « Never considered it futile to carry the weight of your pain

A gift conceived by angels, dark blessings offered in vain »

Les Friction - Torture 

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1415 - l’Établissement

C'était comme être un fantôme. Rien de plus qu'un fantôme.

Il y avait le froid intransigeant des pierres, ces murs durs et épais ; les couloirs aux myriades de fenêtres, aussi étroites que des aiguilles, longues comme des coupures tailladées dans la chair. Il y avait aussi l'extérieur, le vent froid, les rires brefs et éphémères. Il y avait cette joie qu'on tuait, qu'ils assassinaient méthodiquement ; les heures d'étude, les regards compatissants et entachés d'impuissance, les corrections, les châtiments corporels qui s'inscrivaient si profondément en lui qu'il en faisait des cauchemars suants et marécageux.

Car il y avait la nuit. L'obscurité et l'humidité qui envahissait pièces et couloirs. Il y avait le goût, l'odeur de la viande et du sang.

Et puis, elle. Ambrosia, qui le comprenait. La solitude qu'ils construisaient patiemment autour d'eux pour se protéger.

L'Établissement était ainsi. C'était un endroit où on les avait enfermés tous les deux avec une rudesse et une violence qu'il avait toujours su reconnaître.

Mais Leo trouvait un peu d'apaisement dans la gentillesse d'Augustus à leur égard. Augustus essayait de leur donner quelques heures de tranquillité, de réflexion, loin des choses abjectes dont ils avaient l'habitude. Il leur parlait de Dieu et avait toujours un pendentif en bois autour du cou et des habits serrés, dignes, avec des manches qui cachaient ses mains jusqu'aux premières phalanges et ne laissaient voir que ses doigts, comme des lames de couteau aiguisées.

Augustus était la seule personne qui inspire un peu confiance au petit garçon, et au reste des enfants. Il se rendait parfois aux sous-sol, dans cette salle où les cadavres étaient accrochés à des chaînes pendant du haut plafond qu'on ne distinguait pas, et que les enfants devaient apprendre à dépecer sous le regard aiguisé de Viviane et d'un homme qui jouait avec un fouet dans sa main gauche et ne parlait jamais. C'était dans cette salle obscure qu'ils passaient le plus clair de leur temps. Recevoir la visite d'Augustus était comme se tirer d'un cauchemar brutal. Mais il ne restait jamais longtemps, appelé ailleurs.

Ce soir-là, Leo et Ambrosia étaient regroupés avec les autres pensionnaires dans la plus vaste salle du bâtiment principal. Des trous béaient au plafond, le sol était parcouru du pierres brisées ou fendues par un gel des années ou décennies passées. L'endroit avait pu appartenir à un corps de château, dont cette bâtisse représentait aujourd'hui les seuls restes convenables. Autour, au sommet de cette colline entourée par les pins, s'étendaient les ruines de ce qu'avaient dû être les bâtiments annexes, l'écurie par exemple, le puits au bas de la colline, la tour réservée peut-être à un médecin personnel de la famille noble installée ici... Augustus avait raconté des tas de choses sur le passé du lieu. Abandonné par sa famille tombée en déchéance, en proie au temps et aux ruines, il avait été récupéré par Viviane et Ronan pour accueillir les enfants.

Il y avait dans cette salle une magnifique tête de sanglier empaillé, aux yeux larges et vitreux qui se fixait sur vous dès que vous entriez. Les défenses du sanglier déchu, de chaque côté de ses naseaux impressionnants, brillaient dans le noir. Le trophée cruel avait été fixé dans le mur du fond – sans doute la table du repas avait-elle autrefois été installée en-dessous, pour que les convives importants profitent du regard de l'animal mort. Le gibier tué à la chasse et ramené à une vie aussi ignoble, fourré de paille, était connu pour porter bonheur. Encore une chose que Leo avait apprise par Augustus.

À présent deux tables jumelles étaient disposées au centre de la salle, bardées de tabourets mal assortis. C'était là que les enfants, après un passage aux anciennes cuisines qui se trouvaient au sous-sol et dont le four avait été ramené à la vie pour les besoins de l’Établissement, amenaient la nourriture.

— Passe-moi ça, dit la fille à la gauche de Leo.

Leo attrapa le plat et le fit glisser jusqu'à elle, l'observant discrètement alors qu'elle jaugeait son contenu de viande. Elle avait de longs cheveux qui tiraient vers le roux, secs et cassants, et les portait comme des rideaux de chaque côté de son visage pour cacher ses yeux. Cette fille s'appelait Giada. Ou plutôt, Augustus l'avait appelée ainsi à son arrivée. Ses yeux avaient une couleur dorée étrange. Elle était un peu plus âgée que Leo et intimidait la plupart des enfants.

Giada fit un drôle de grognement et attrapa un long ruban de viande avec les mains, le laissant suspendu un moment devant son visage et suivant son mouvement du regard. Leo ne put s'empêcher de l'imiter, hypnotisé lui aussi par le lambeau de chair. Puis la fille donna un coup de dent précis et la viande disparut entre ses lèvres.

Leo frémit, les yeux plissés. Il n'arrivait pas à s'habituer au fait de manger cela... le goût n'était pas désagréable, c'était même le contraire, mais l'idée de manger la chair de ses semblables le répugnait.

Ce n'était pas un secret : Ronan apportait régulièrement à l’Établissement des réserves de cadavres humains collectés dans la campagne environnante. Certains étaient trouvés morts, d'autres étaient certainement tués, bébés ou très jeunes pour la plupart, volés, abandonnés et incapables de se défendre. Les récoltes n'étaient pas les mêmes selon les jours. Parfois les enfants se remplissaient l'estomac à satiété, à d'autres moments la disette s'installait.

Leo aimait, autant qu'il détestait espionner Ronan depuis une fenêtre bien particulière du couloir, qui lui donnait une vue dégagée sur le parc descendant. Il s'y postait le soir dès que possible et il lui arrivait de surprendre avec un bondissement du cœur l'ombre de Ronan passer entre les cimes crénelées des pins, revenant de la campagne avec une charrette pleine. Leo était effrayé en songeant à l'ampleur du réseau qui devait s'être tissé dans ce bout de monde perdu, au-delà des arbres et à travers les vallées et les bois. Qui s'occupait de tuer ? Qui acheminait la marchandise ? Qui se chargeait des transactions ? Il les imaginait raides et vêtus de noir, un très long couteau à leur ceinture, à côté d'une bourse emplie d'argent.

C'était un trafic secret et horrible. Les autres enfants ne semblaient pas se poser de questions quant à la provenance de ces morts. Ils s'en fichaient ou bien avaient tué les interrogations aussi vite qu'elles n'étaient apparues. Il fallait se préserver soi-même si on ne voulait pas couler.

Mais Leo n'y arrivait pas. Il avait souvent posé des questions à Augustus.

— Vois-tu... à Murano, il y a trop de personnes dans un trop petit espace. Beaucoup de gens sont morts de maladie mais on ne peut pas les jeter à l'eau, par peur de contaminer cette eau. Tout le monde tomberait malade si elle était contaminée. On ne peut pas non plus brûler les morts, par peur des incendies, parce que la plupart des maison sont en bois. Alors, il faut les faire disparaître. Vous êtes leur seule chance.

— Mais... dans ce cas, on va tomber malades aussi.

Augustus avait souri, très pâle.

— Non, mon garçon. Faites confiance à Viviane pour cela.

Il fallait toujours faire confiance à Viviane. Ronan n'avait de cesse de le répéter, et Augustus le reprenait en écho derrière lui. Pourtant Leo n'avait jamais réussi à lui faire confiance.

La journée, personne ou presque ne la voyait. Elle passait des heures et des heures enfermée dans la tour, la solitaire tour à l'orée des premiers pins. Des enfants plus menteurs ou fanfarons que les autres racontaient qu'il s'en échappait des bruits inhumains et terrifiants. Ils disaient que Viviane était une sorcière.

Malgré lui effrayé par les racontars, Leo avait fait des cauchemars atroces où il la voyait, surplombant tout l'univers et posant sur lui des yeux gonflés et rouges. Elle lui parlait mais il ne comprenait jamais le sens de ses paroles.

Le repas touchait à sa fin. Leo se sentait barbouillé. Il n'avait presque rien mangé : son estomac ne supportait plus rien. Il lança un regard à Ambrosia, en face, qui somnolait sur son tabouret. Elle non plus n'avait presque pas mangé.

Des cris s'élevèrent à la table voisine. Deux filles s'étaient levées et l'une hurlait en brandissant un dernier morceau de viande entre ses mains dégoulinantes. Une vague de rire lui répondit, qui s'étouffa lorsque les deux gamines se précipitèrent l'une contre l'autre. Leo se leva à demi de son tabouret pour suivre ce qu'il se passait, imité par tous les autres.

Aux heures du repas, Ronan et deux hommes restaient devant la porte menant au couloir. Ronan s'asseyait. Les deux autres restaient debout et leur crâne nu ressemblait à un œuf blanc, tout lisse. Ils n'avaient pas de sourcils non plus et leurs yeux en paraissaient beaucoup plus grands. Dès les premiers cris, Ronan s'était redressé de son siège et ses acolytes chauves s'étaient avancés d'un pas. L'un d'eux arracha un fouet de sa ceinture mais Ronan l'arrêta en lui disant quelques mots. L'homme se recula. Il croisa le regard de Leo, qui le fixait, et agita les lanières de son fouet avec un sourire tordu qui fit se détourner l'enfant.

Ronan mit rapidement fin à la dispute et le garçon en ressentit un immense soulagement. Il avait déjà vu ces hommes se servir de leur fouet, impassibles comme des statues, comme si leur plaisir de faire souffrir était bien au-delà des manifestations de joie.

Bien que le pire ait été évité, l'incident occupa les conversations sur le chemin du dortoir.

— Avancez, avancez, entonnait Ronan d'une voix lasse, derrière eux dans le couloir.

Leo avait mal à l'estomac et il suivait le mouvement dans un état d'hébétude, à peine conscient des petits doigts froids d'Ambrosia qui cherchaient sa main. Ronan les mena dehors. Ils commencèrent la descente entre les arbres pointus qui bordaient l’Établissement, empruntant les marches abîmées par les années, un chemin de vieux pavés qui passaient entre les annexes effondrés et une aile du château qui semblait avoir volé en éclats, éparpillée sur la colline. Le dortoir se trouvait en bas, à côté du repère d'Augustus. Il leur fallait traverser tout ceci en spectateurs forcés. Quelques torches bordaient le chemin et les guidaient, les empêchant de tomber lorsque la descente se faisait trop escarpée.

Un murmure fasciné passa tout à coup parmi les enfants qui s'arrêtèrent. Leo reconnut ce murmure, car ses camarades le réservaient à une occasion bien précise. Un frisson d'angoisse descendit son dos et il pivota inexorablement vers l'endroit où les autres avaient déjà tous planté les yeux. Ronan ne les rappela même pas à l'ordre.

Là-bas près du mur d'enceinte, cascadant sur les ruines d'une ancienne tour, ruisselant silencieusement sur les pierres fendues, flottait une lumière blanche, douce et légère, lisse et soyeuse. Elle n'émanait visiblement de rien, simplement là, surnageant dans la nuit. Elle les observait paisiblement. Aux exclamations de plus en plus fortes, elle parut trembler et se rétracter. Certains enfants poussèrent des cris de frustration ou de détresse et tendirent les doigts mais rien n'y fit. La lueur avait perdu sa chaleur et Leo la vit glisser le long des pierres, redescendre vers la terre. Il n'en resta bientôt plus rien.

La marche reprit lentement. Ronan ne dit mot ; il les mena jusqu'au dortoir et ne leur souhaita pas bonne nuit, ce qui n'était pas dans ses habitudes. Il se contenta de retourner sur le seuil en claquant la porte. Ils l'entendirent replacer une planche de bois solide en travers du panneau pour le bloquer. Deux forcenés se précipitèrent vers la fenpetre. La fille grimpa maladroitement sur les épaules de son comparse et resta silencieuse, passant ses bras au travers des carreaux brisés.

— Ça y est, il est parti ! chuchota-t-elle au bout d'un moment. Fais-moi descendre, ajouta-t-elle en tapotant l'épaule de son compagnon.

Celui-ci se déroba et la laissa tomber. Elle poussa une plainte de douleur, étouffée par le vacarme des murmures. Les enfants s'étaient rassemblés et passaient d'oreille en oreille pour confier leurs théories les plus folles.

— C'était quoi, vous croyez ?

— C'est des fantômes. C'est sûr que c'est eux.

— Des fantômes ?

— N'importe quoi !

Leo et Ambrosia ne se joignirent pas à eux. Ils s'enroulèrent dans leur couverture et s'assirent dans la paille qui leur servait de matelas. Il n'y avait pas d'éclairage mais la lumière des étoiles était suffisante pour discerner les ombres, les silhouettes qu'elle rehaussait d'argent.

Leo ferma les yeux en écoutant ses camarades parler. Il connaissait par cœur leurs discussions fébriles. La lumière blanche était un mystère qui passionnait tout un chacun à l’Établissement. Elle n'apparaissait pas toutes les nuits mais cela ne faisait que nourrir, encourager la fascination gluante qui leur collait au corps et à l'esprit. Certains la considéraient comme une bénédiction, d'autres voyaient en elle un mauvais présage et la redoutaient.

Leo ne l'avait confié à personne, pas même à sa sœur jumelle mais il pensait qu'elle était là pour lui. La nuit, lorsque tout était endormi et qu'elle venait errer près des dortoirs, il croyait entendre murmurer une voix à son oreille. Il se réveillait en sueur, tiré d'un cauchemar glacial avec l'ombre d'une femme et celle d'un homme encapuchonné, si semblables à Viviane et à Ladro. Dans ce cauchemar qui revenait toujours inchangé, il était attiré vers eux, vers leur chant. La litanie de la mère et du fils se changeait ensuite en une seule voix. Pas féminine, pas masculine non plus. Quand elle se faisait trop pressante et lourde, il ouvrait les yeux et décelait les rayons de la lumière fantomatique qui entraient par la fenêtre aux carreaux brisés. Le garçon ne bougeait pas et n'osait presque pas respirer. Il attendait jusqu'à ce qu'elle faiblisse puis disparaisse.

Cette nuit-là cependant, la lumière ne revint pas.

0 ~ * ~ 0

— Arrête... arrête.

Ambrosia repoussa Leo qui s'était penché vers elle dans l'espoir de lui chuchoter quelque chose à l'oreille. Elle était assise sur le bord du puits et observait, une main au-dessus des yeux, le soleil qui se couchait. Une odeur fraîche remontait par bouffées du puits, dont le fond luisait de reflets en miroir sur la surface de l'eau, semblable à un gros œil enfoncé dans son orbite. C'était si bas... Leo fut un instant fasciné, penché par dessus la pierre moussue et s'écarta avec un frisson.

— Ambrosia... geignit-il encore en se plantant devant elle.

Courroucée, elle sauta sur ses pieds et jeta un regard prudent vers le raidillon qui menait à l’Établissement. Le puits se trouvait au pied de la colline. Un mur faisait le tour de cette dernière et leur interdisait de s'échapper. À tout moment Augustus ou Ronan pouvaient descendre et les surprendre dans leurs messes basses ; le petit garçon comprenait vaguement pourquoi sa sœur ne voulait pas le laisser parler, ce qui lui aurait pourtant allégé le cœur, mais n'était pas certain de pouvoir lui pardonner d'adopter une attitude si froide avec lui.

La veille au soir, alors qu'il déambulait seul dans les hautes herbes, Leo avait une nouvelle fois surpris Ladro qui le suivait dans le domaine de l’Établissement. Puis Viviane était arrivée et avait rappelé son fils... Leo les avait suivis à son tour lorsqu'ils étaient repartis vers l'Etablissement, pour découvrir qu'ils détenaient Ambrosia dans une petite pièce du sous-sol. Ladro avait attrapé Leo par la gorge et l'avait tiré dans le noir...

Cela faisait à peine une journée que ces choses lui étaient arrivées mais, étrangement, il n'arrivait pas à se souvenir de ce qu'il s'était passé. Pas avec précision. Il lui restait des images et des sons mais ce n'était pas assez. Dans ses pensées, tout était coloré d'une lourdeur insupportable – Leo avait l'impression de ne plus rien contrôler. Lorsqu'il voulait se concentrer le malaise revenait pour la dixième, la centième fois, et l'empêchait de se souvenir.

Il observa Ambrosia qui saisissait la chaîne et tirait pour remonter le seau du puits, arrachant un bruit strident à la poulie rouillée. Ce qui le rongeait, c'était qu'il ne savait pas depuis combien de temps elle était soumise à ces choses. Il n'avait jamais rien su. Il plissa les yeux sous les cris pénétrants du métal et frotta ses avant-bras dans un réflexe. Des lambeaux de douleur se déchirèrent dans ses muscles et il retint un cri. Le garçon dégagea son bras gauche du tissu qu'il remonta jusqu'au coude pour dévoiler ses fraîches blessures, légères, comme si un animal l'avait mordu...

Leo fronça les sourcils. Était-ce vraiment un animal ? Plus il y pensait, plus un goût de sang et de cendres se réveillait dans sa bouche... il leva la tête, affolé. Le bruit de la poulie s'était évanoui. Ambrosia, les mains passées autour du seau empli à ras-bord, le regardait avec une expression terrifiée. Il voulut dire quelque chose mais le visage de sa sœur se détendit et elle lui fit signe de ne pas parler. Renversant le seau d'eau glacée à ses pieds, elle se précipita sur lui et le serra de toutes ses forces contre elle. Cela ne dura qu'un instant.

— Moi aussi, murmura-t-elle à son oreille avant de se détourner.

— Pourquoi ? dit-il d'une voix pressante.

Elle se contenta de secouer la tête.

— Depuis combien de temps ? Pourquoi ?

— Il faut que je ramène l'eau sinon Viviane va me punir, l'ignora-t-elle. Aide-moi.

Il se mordit la langue pour ne plus rien ajouter et l'aida à puiser une nouvelle fournée d'eau. 

 

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