IRM

Par Liné

boum-tchack

On m’a dit : tu verras, ça fait du bruit. Beaucoup de bruit. On ne m’a pas menti.

boum-tchack

Pour une fois qu’on peut faire confiance aux autres.

Je ne me sens pas bien. Je suis là, allongée, immobile, la tête encastrée dans un… dans un truc en plastique. Interdit de bouger, sinon tout est faussé, les images, floutées. Et les images, on les veut bien nettes. Claires, précises, avec des lignes parfaitement ordonnées. Si je le pouvais, si je me l’autorisais, je partirais en courant. J’arracherais le cathéter qu’on m’a enfoncé dans le bras, je me dégagerais de la machine, et je partirais en courant. Rien ne m’en empêche. La porte n’est même pas verrouillée. Et d’ailleurs, personne ne le voit mais mes pieds remuent. Mes jambes ont la bougeotte, mes muscles sont sur le qui-vive. Mon corps tout entier est prêt à décoller.

Mais je me retiens. Il faut que les images soient nettes.

boum-tchack

Le masque autour de mon visage n’est pas un masque, mais un casque de rugby, celui de l’entraînement – tant pis si le radiologue n’est pas content. Après tout, même grillage, même intention : enfermer la tête. On s’y tromperait.

boum-tchack

Est-ce que le médecin s’en rendra compte ? Que j’ai des idées bizarres ? Parfois, j’ai l’impression que les autres lisent dans mon crâne, dans mon corps, et y repèrent tout ce qui chez moi est étrange. Une pensée à côté, une association d’idées décalées et paf, un voyant lumineux apparaît, ils savent. Et jugent. Nulle part, je ne suis à l’abri nulle part.

boum-tchack

Au rugby, c’est différent. Déjà, parce que les femmes qui jouent au rugby ont toutes une charpente, une voix, une manière de bouger bien à elles. À part, la nana construite comme une maison, les épaules en angle droit, le visage lisse, pas maquillé, et la gueule aussi grande ouverte qu’une porte d’entrée. À part, la fée en apparence fragile, le dossard flottant sur ses os maigrelets, sa poitrine jamais née, ses muscles bizarrement bandés, et qui pourtant terrasse les adversaires comme un couteau étale du beurre. À part, moi, ni grande ni petite, ni forte ni faible, parfois silencieuse et parfois pas – un entre-deux de tout, qui ne sait même pas si elle est heureuse ou malheureuse – un peu des deux : pour trancher, il faudrait simplement que je me penche sur la question.

boum-tchack

Pas le temps.

À peine celui, deux heures par semaine, de m’entourer de femmes aux différences si rassurantes.

boum-tchack-boum-tchack

Peut-être que je me suis cogné la tête en jouant au rugby. Peut-être que j’en fais trop. Que je me crois plus forte que je ne le suis. Un crâne, pourtant, c’est fait en os, et les os, c’est costaud. Non ?

boum-tchack-boum-tchack-biiiiiiiiiiiiip

Voilà autre chose, maintenant. Heureusement qu’on m’a prévenue, pour le bruit. Si personne ne s’excite en dehors de la machine, c’est que tout est normal. J’imagine.

biiiiiiiiiiiiip

Ne pas trop y penser. Ne pas s’inquiéter. Je m’inquiète toujours pour rien. Tiens, je n’ai qu’à rester bien immobile dans mon casque de rugby, et me concentrer sur cette bande blanche, là, au-dessus de moi.

biiiiiiiiiiiiip

On dirait une ligne d’atterrissage. Pour un avion. D’atterrissage, ou de décollage ? Il y a une différence ? J’aimerais y être, dans cet avion qui glisse le long de la bande blanche, qui s’envole vers le gris en faisant un boucan de tous les diables. Si ça se trouve, il m’emmène au Portugal. À Porto, d’abord, au bord de l’eau, au bord des vieilles maisons et des dorures décaties. À Lisbonne, entre les deux collines coulant d’alcools. Il y avait tellement de couleurs, dans ce voyage. Tellement de verres qui scintillaient jusqu’au creux des yeux humides, qui rosissaient les joues et jetaient les pieds nus sur le pavé des rues. Ça dansait, partout ça dansait, les silhouettes flottaient entre les lumières, les jambes s’entremêlaient d’ivresse et les bras en tombaient de s’accrocher à cette foule vivante.

En tout cas, ça se serait passé comme ça.

biiiiiiiiiiiiip

Si j’avais pu aller à Porto, à Lisbonne, ça se serait exactement passé comme ça. Comme je me le suis imaginé, bourrée, machant ma frustration avec une bouteille de mauvais vin.

boum-tchack-boum-tchack

C’est bien Laurent, ça. Refuser que je parte en vacances seule avec des amies. Que je parte sans lui, quoi. Je ne comprends pas. Il dit qu’un couple, c’est fait pour tout partager. Mais s’il ne veut pas m’écouter, s’il n’accepte pas mes lubies, mes associations d’idées, c’est qu’on ne partage déjà pas grand-chose. Une semaine sans lui, quand même. Ça serait chouette.

boum-tchack-boum-tchack

Une semaine sans avoir à cuisiner pour deux, ranger pour deux, laver pour deux. Sans dispute ni remarque rabaissante, sans « il est prêt quand, le dîner ? », « tu peux me rappeler mes codes bancaires ? » et autres « tu pourrais perdre un peu de gras, quand même ». Une semaine sans sexe, sans ses érections intempestives, ses tapotis contre mes fesses, mes cuisses, sans son souffle dans mon cou, sans muscle crispé ni mâchoire serrée. Une semaine sans douleur partout, douleur au dos, douleur entre les jambes, douleur de la vulve gonflée et fatiguée de tous ses frottis. Alors que je n’aspire qu’à une chose, dormir, dormir et faire taire pour quelques heures ce tambourinement lourd qui lacère mes tempes.

Une semaine sans subir pour deux. Sans penser à rien, ou si peu de choses – dans quelle rue se balader, où aller boire un verre. Seule ou avec ne serait-ce qu’une amie, une seule, une presque double de moi aux soucis similaires.

Une semaine sans aucune migraine ?

boum-tchack-boum-tchack-boum-tchack

Un concert – boum-tchack – un concert de musique expérimentale. Une de ces soirées que Laurent aime tellement – boum-tchack – dans un énième sous-sol miteux, que je pourrais aimer aussi s’il ne puait pas tant l’urine – boum-tchack. Plein de gens, une foule d’hommes, des épaules larges aux nuques couvertes de sueur – boum-tchack – les cheveux, toujours courts, humides de la fête, humides de bière, des dos, beaucoup de dos, se cognant les uns contre les autres – boum-tchack. Un concert de musique expérimentale. Que je pourrais aimer si je n’avais pas tant mal au crâne, encore mal au crâne – boum-tchack – si les hommes n’y bousculaient rien ni personne – boum-tchack –, si leur sueur et leur bière et leur urine ne faisaient pas sur moi une enveloppe gluante impossible à déchirer.

boumtchackboumtchackboumtchackboumtchackboumtchack

Mal au crâne biiiiiip que ce concert-là s’arrête, que tous les concerts s’arrêtent boumtchackboumtchack ou, s’ils ne s’arrêtent pas car ils ne s’arrêteront jamais, qu’ils m’engloutissent pour de bon. Que les bruits s’intensifient, que les lumières m’irradient, que la machine s’abatte sur moi, m’écrase. Que le cathéter s’enfonce dans mon bras, plonge dans chacune de mes veines et y déverse toute la radioactivité du monde. Que le casque se serre, se serre encore, jusqu’à faire craquer mes os, pulvériser mon squelette et assassiner mon mal de crâne.

boum-tchack

Ne plus rien ressentir.

Ou bien, dans un dernier sursaut, n’écouter que les battements de mon cœur, tout tuer sauf moi. Et partir à Lisbonne.

Boum. Boum.

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