Il y a pire que l'Apocalypse !

Notes de l’auteur : Cette charmante histoire se déroule dans la charmante ville de Kenetbarbie dans le petit pays de la baguette.

I

 

James Watson coulait des jours infernaux, au sens propre du terme, ne jouons pas avec les mots.

Du matin au soir, c’était le train-train habituel du « laver – manger – travailler – se coucher ». Un train-train d’autant plus pesant que James mangeait des corn-flakes à chaque petit-déjeuner, dormait aussi mal chaque nuit et avait un métier foncièrement éreintant, puisqu’il était  professeur de français en collège.

Un travail fatiguant : Ciel ! mais pourquoi, me direz-vous ? Vous plaisantez ? Les programmes étaient répétitifs, les élèves hétérogènes, les classes chahuteuses… Les professeurs vivent dans le même monde que vous, mais voient vos enfants sous un autre angle. Vous, parents, pouvez punir vos enfants en leur supprimant leurs écrans adorés. Les professeurs ne peuvent que tapoter un mot dans un carnet de liaison, sorte de passeport recueillant minutieusement chacun des crimes perpétrés par vos si chers bambins. Et pensez-vous que votre fils de cinquième, enfin calme après avoir « ragé » devant un écran durant quatre heures, l’est tout autant dans une école sèche, dépourvue de radiateurs l’hiver, mais fumant ses 50° l’été, sans oublier…

Mais bref, le temps du « J’aime ma profession, j'ai le feu sacré et j'exerce par conviction... » était révolu, et plutôt deux fois qu’une. Et monsieur Watson savait bien cela.

Mais il allait bientôt être libéré, ce qu’il ne savait pas encore...

James Watson était un barbu qui portait le cheveu brun et broussailleux, impossible à faire tenir en place, un petit nez et quelques poils sous le menton, sans oublier des yeux de chouette bleu nuit, magnifiques la nuit, mais trop manifestes le jour. Avec ses deux mètres de haut, ses sourcils retroussés, il n’avait pas grand-chose pour plaire, hormis son grand cœur. Il venait d’avoir la trentaine, et héritait d'une légère dépression en guise d'offrande, et se sentait bien seul, dans son appartement de trente mètres carrés.

Enfin, en un mot, James, était fatigué.

Notre histoire commence, non pas avec lui, mais avec l’un de ses élèves, un vendredi de février où il faisait 25°C en cours. Monsieur Watson venait de demander à l’élève en question du nom de Jules, de distribuer des photocopies pour le cours de français sur les classes grammaticales, qui, bien sûr, était déjà connu par les élèves du premier rang mais ne serait jamais appris par ceux qui crayonnaient au fond de la classe.

L’élève répondit alors :

« Monsieur, tu s…

- Habituez-vous à dire « monsieur », tout court, sans le « tu ».

- Monsieur tout court, c’est que... il y a un truc que j’adore dans ce monde ! (Watson soupira, suivi de près par quelques autres élèves.) Le ca-pi-ta-lisme ! Parce que chacun est payé en fonction de ce qu’il apporte à son patron. Et c’est là que j’entre en jeu ! Car en faisant cette distribution, j’aide chacun des élèves dans leur travail et je fais gagner un temps inestimable à toute la classe ! Mais qu’est-ce que j’y gagne ? »

James soupira… Il était 9h21 – H moins 75 – et la journée commençait très mal.

Cela se confirma jusqu’à dix heures, heure à laquelle Watson confisqua un dessin d’élève (un militaire qui fumait en regardant son portable), tandis qu’un autre de ces dessins volait sous forme de boulette de part et d'autre de la classe. James ne put s'empêcher de commenter sobrement le premier chef-d'oeuvre :

« Mais qu’est-ce que ça serait, vos dessins, si vous étiez nés à la Préhistoire et que vous ne connaîtriez pas Internet ou même l’électricité et les immeubles…

- Rien, on se suiciderait ! explosa un élève au fond de la classe.

- C’est impossible. Vous ne pourriez pas vous suicider pour quelque chose que vous ne connaîtriez pas. Jusqu’à l’invention des réseaux sociaux, poursuivit Watson, qui aurait fait un excellent psychologue, personne ne se réveillait en pleine nuit, étreint par une terrible angoisse existentielle, en hurlant : « Vite ! Il me faut imaginer un truc pour faire le buzz sur Youtube… »… 

10h29 – H moins 3 minutes –, la classe de troisième B travaillait avec monsieur Watson sur la Seconde Guerre mondiale en littérature. L’heure était longue pour tous, quand, à 10h31 et zéro seconde – H 0 –, toutes les lumières disjonctèrent. Watson regarda placidement par la fenêtre en attendant que les lumières se rallument dans la salle, mais il comprit bien vite qu'il s'agissait d'un problème généralisé. Toute la ville, peut-être toute la région, voire plus, comment savoir ? A ce moment précis, au moins toute la ville était dans le noir complet, ce jour à 10h31 précise…

 

II

 

Watson sortit de la salle pour chercher de l’aide, mais le collège s'était soudain mué en une zone de guerre. Les derniers téléphones chargés étaient de moins en moins nombreux, et les élèves ayant des batteries de secours se firent racketter, le principal courait dans tous les sens, tentant de calmer le jeu, sans résultat, et les professeurs se marchaient dessus en salle de professeurs pour obtenir « la bougie ultime » alors que le soleil suffisait largement à cette heure avancée de la journée à pourvoir aux nécessités visuelles. Le monde était devenu fou.

Le collège ferma ses portes vers onze heures, et Watson rentra chez lui. Il avait lui-même une batterie de secours, qui ne lui servit à rien puisque Internet avait renoncé à innonder la Terre de ses ondes favorables…

Watson put tout de même envoyer des messages à ses connaissances. Le peu qui répondit expliqua qu’ils étaient dans la même situation que le professeur, et n’auraient bientôt plus de batterie pour communiquer. Watson éteignit son Smartphone pour économiser sa batterie de secours, et prit sa journée pour lire Swift, appréciant la sérénité inattendue de cette fin de matinée.

Ce ne fut que le soir que le monde prit conscience de la gravité de la situation. En effet, tout restait coupé, et mêmes les lumières qui consommaient autre chose que l’électricité, qui étaient déjà fort rares, commençaient à vaciller. Le gaz naturel, l’électricité, rien ne marchait. Faire cuire un plat était impossible : le congelé, la viande crue… Tout allait être jeté, si l’électricité ne revenait pas rapidement…

James Watson goba des yaourts, il ne savait pas quoi faire d’autre. Ils étaient déjà presque immangeables puisque le frigo ne marchait plus depuis déjà presque dix heures ! Rien ne semblait mangeable, en fait… Et monsieur Watson se demandait comment il allait bien pouvoir faire pour se nourrir les jours suivants.

 

Pendant ce temps…

Hôtel de ville de Kenetbarbie.

 

« Mais quel est le problème, bon sang ? beugla le maire en gesticulant, avant de s’affaler sur son fauteuil avec de grands gestes des deux mains.

- Franchement, aucune idée, répondit son adjoint en soupirant. La police municipale a interrogé les deux pauvres personnes un minimum qualifiées, si l’on peut appeler ça ainsi, elles n’en ont aucune idée. De ce que je sais, c’est de même pour les villes voisines.

- Comment est-il possible qu’il n’y ait que des incompétents dans cette ville ? »

Le maire était toujours assis à son bureau. Il portait un grand et bel habit trois pièces réalisé sur-mesure, sûrement en Angleterre par Harrodeses. Il soufflait aussi fort qu’un bœuf tout en lâchant de puissants soupirs, proches du meuglement. Son adjoint semblait, à première vue, être son parfait opposé : un fort bel homme, blond, sous une chemise et un pantalon bleu, ainsi que des chaussures blanches, quelque peu abîmées par le temps. Il avait la mine d’un homme surpris, un soir d’hiver, par une pluie glaciale.

Soudain, un homme poilu, aux cernes de vingt centimètres de diamètre, fit irruption dans la salle. C’était le chef de la police municipale. Le maire lança :

« Vous ne savez pas lire ? C’est écrit toquer avant

- D’entrer, on sait. Mais c’est grave ! Euh… L’homme fit un léger (et ridicule) salut militaire, avant de reprendre : Donc… Le supermarché a été pris d’assaut par les habitants. Certains ont été piétinés, et deux gendarmes ont péri en essayant de ramener le calme. Une maison, à quelques pas d’ici, a été pillée. La p’tite propriétaire de soixante ans tout au plus a disparu.

- Monsieur Collier…

- C’est monsieur Müller, mais continuez, corrigea le policier, comme si cela était important à ce moment-là.

- Monsieur Müllère, vous n’avez plus qu’à envoyer une annonce à la télé locale, reprit le maire, qui inciterait à garder son calme. »

Il fallut plusieurs minutes pour rappeler au maire qu’il n’y avait plus de télévision locale, et plus de télévision tout court, d’ailleurs. En effet, ce dernier s’entêtait et hurlait même sur le fonctionnaire dépité : « Vous n’avez qu’à trouver une solution, puisque vous semblez très intelligent. »

Le policier sortit aussi mal en point et sans plus de « solution » qu’avant son irruption intempestive dans le bureau de monsieur le Maire.

 

III

 

Chez Watson.

 

Une semaine plus tard, Watson sortit de son lit sans s’étirer ou même se réveiller : il n’avait pas dormi de la nuit, étranglé par la faim.

Il prit son petit-déjeuner (des corn-flackes pas frais, sans le lait habituel puisque celui-ci commençait déjà à cailler) et tenta de nouveau de rallumer les lumières, sans succès. Sa dernière bougie venait de s’éteindre. Il lâcha un juron, bientôt suivi par une myriade d’autres.

Il finit par se décider à sortir, pour voir ce qu’il s’était passé entre la veille et le lendemain. Peut-être les autres habitants avaient-ils commencé à chercher des solutions ?

James Watson, anciennement professeur de français, revêtit l’un des derniers habits propres dont il disposait (la machine à laver étant out) : un tee-shirt hors saison tout blanc, un pantalon noir, et un pull rougeoyant avec des pompons sur l’avant.

Enfin, il enfila son manteau marron et ses chaussures, et sortit.

 

Il claque la porte d’entrée rouge de l'immeuble. Le verrou grince avant de daigner (enfin) se fermer. Watson prend le temps de glisser ses clés dans la petite poche intérieure de son manteau.

Enfin, il se retourne.

           

Jamais il n’avait vu cette rue... Des câbles électriques avaient été coupés et posés à même le sol, des poubelles vidées, et d’autres saccagées, dont le contenu jonchait le sol ; de la banque en face, il ne restait plus que des ruines ; un cadavre gisait non loin du jardin de Watson. Malgré le fait que les charognards avaient déjà dévoré tout ce qui leur était comestible, ou presque, Watson reconnut le corps : c’était la vieille McQuiin, l’acariâtre voisine. Quelle horreur !

Watson s’éloigna précipitamment, à la recherche de quelques lieux meilleurs. Il passa devant le supermarché de la ville, et il aperçut par les portes transparentes quatre corps dont deux portaient un uniforme de policier municipal. Les rayons avaient été dévalisés, et même ce qui n'était guère comestible sans l’utilisation d’un appareil tel qu’un four avait été englouti par l'emportement d'une population habitée par l'instinct de conservation.

James accéléra. Il passa devant l’hôtel de ville, qui devait être le seul endroit où l’on croisait encore des gens. Tous, sales et amaigris, avaient l'oeil hagard et les dents aiguisées.

On aurait dit la… fin du monde !

Le maire, de son côté, sortait dans le même temps entouré d’une demi-douzaine de policiers. Il passait devant une foule de gens, et entrait dans sa décapotable, pour en ressortir bien vite : plus d’essence. Il retourna donc dans sa « demeure ». Certains habitants voulurent le suivre, le supplier. Rien. Il ne leur accorda pas un regard. Certains l’entendirent alors lancer ces mots à son adjoint, que tous gardèrent en mémoire : « Le président va prendre un hélico pour l’Allemagne – sûrement le dernier avec encore assez d’essence. Ils nous abandonnent, alors qu’on les a élus ! Ils ne feront rien. »

Watson pensa : « Comme toi, car c’est ce que tu t’apprêtais à faire. ».

Il s’écroula sur l'asphalte ; James n’avait plus la force de tenir debout.

Le monde qui avait été bâti était fichu, sûrement pour toujours.

Et l’électricité ne reviendrait sûrement jamais…

James Watson avait toujours pensé que sa vie était un enfer, mais il n’avait jamais pensé qu’il vivrait un jour un enfer.

Il releva la tête et aperçut son élève capitaliste aux joues rebondies, Jules, qui fouillait une poubelle. Et c’est alors qu’il se souvint de l'une de ses nombreuses lectures de Jonathan Swift, la Modeste proposition. « La chair des enfants sera de saison toute l’année, mais plus abondante en mars… »

Mais comment James réussirait-il à cuire la chair de ses anciens élèves ?

 

 

 

 

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Alice_Lath
Posté le 18/06/2023
Eh bien, je dois dire que j'ai trouvé cette nouvelle très drôle, beaucoup d'ironie mordante, acidulée à souhait, avec de jolis clins d'oeil comme cette belle ville de Kenetbarbie (pendant un temps je me demandais si ça signifiait qu'on allait découvrir qu'en fait ils étaient tous des jouets)
Le coup des horaires, la chute avec l'élève capitaliste, comment tout dégénère très vite et très fort hahaha c'est si dramatique que ça en est vraiment drôle
Bref, une très agréable lecture, merci pour cette apocalypse qui donne, malgré elle, à sourire
LilouMimi
Posté le 20/04/2021
Humour noir et acidulé à souhait.
Maintenant la question est : est-ce l'auteur qui veut manger son prof, ou le prof qui veut annihiler sa classe ?
Un vrai cauchemar. Mais l'histoire du Petit Poucet est-elle plus gaie ?
Hugo Melmoth
Posté le 22/04/2021
Bonjour LilouMimi,

Merci beaucoup pour ton petit commentaire ! je ne pense pas que l'histoire du petit Poucet soit moins gaie, personnellement !
En tous cas, ici, c'est plutôt le professeur qui veut annihiler sa classe.

Merci encore pour ce commentaire sympathique !
H.M.
Le chat botté
Posté le 20/04/2021
Excellent ! L'hypotexte (Swift) est présent jusque dans le maniement parodique du thème topique de l'Apocalypse ou de la fin du monde. TU as un vrai talent pour les intrigues à chute. Tu envisages combien d'Idées noires" ?

Le Chat botté
Hugo Melmoth
Posté le 22/04/2021
Bonjour Chat botté,

Merci pour ton commentaire chaleureux ! Aujourd'hui, j'envisage quatre ou cinq "Idées noires", mais je ne sais si d'autres idées me viendront par la suite... Si finalement j'en écrit plus, peut-être réunirai-je le tout en un recueil ?
Nous verrons bien...

Merci encore pour ce commentaire !
H.M.
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