IL LUI DIRA

Notes de l’auteur : Texte hommage à un chanteur qui a tout mon respect. Ami lecteur, sauras-tu reconnaitre les chansons évoquées dans cette histoire. Je crois que je viens d'inventer le premier texte blind-test. Un genre de blind-texte quoi.

Il est six heures au clocher de l’église. Nous sommes à Paris, sur le Boulevard Montparnasse, les gens se massent en petites grappes autour du monument. Daniel B. déambule, morose. De tous les artistes, celui qu'on célèbre aujourd'hui fut sans hésiter son king absolu. Des membres du service d’ordre s’affairent pour dégager le corridor que les officiels emprunteront bientôt. Pas besoin d’être extralucide pour savoir qu’au premier rang, la veuve du chanteur sera entourée du maire d’arrondissement et du Ministre de la Culture. Moitié curieuse, moitié émue, la foule découvre la statue à son effigie. Il s’agit d’une sculpture en résine imitant le bronze à faible coût. C’est assez réussi, ce beau visage anguleux. C’est en quelque sorte une séance de rattrapage à laquelle on assiste. Comme il est mort pendant la crise, l’enterrement a été ajourné. Une enfant fait tomber sa poupée Barbie adorée ou se met à hurler pour entendre sa voix couvrir la clameur. Ce n’est pas grave, Daniel B. pousse le volume de son walkman au maximum. Ça y est la musique jaillit et l’hallucination prend vie :

“Le chanteur descend la rue de la Gaîté, l’eau ruisselle sur ses épaules basses d’homme las. Sa démarche est oblique, ses pas mal assurés, il chancèle. On dirait qu’il est ivre ou sous le coup d’une émotion démesurée, trop grande pour une silhouette aussi frêle que la sienne, pourtant, il reste droit et fraye son chemin au cœur des intempéries. Tandis qu’il décide de traverser le boulevard, un camion gigantesque freine. Il ne réagit pas. Mais les autres piétons, ceux qui lui avaient emboité le pas, accélèrent pour laisser passer le trente-six tonnes splendide dont le chauffeur polonais, d’après la plaque d’immatriculation, a les yeux exorbités. Il est fou de rage d’avoir dû stopper net son engin. L'air est un peu acide. Le chanteur poursuit son chemin comme s'il savait où il faut aller“

Daniel B. plisse les yeux pour accroitre sa capacité de concentration. Ça ne marche plus. Le chanteur a disparu, évaporé dans le ciel, comme les décisions, comme le temps, comme l’amour mais certainement pas comme les poèmes d'Antonin Artaud.

Et comme la voie est dégagée, une femme se permet à son tour de changer de trottoir. Il reconnaît son dos, c’est celui de la femme aux cheveux blancs et noirs, celle qui marche vite et bien. Celle qui était devant lui quand il est sorti du métro. Daniel B. se passionne soudain pour elle. La quitter des yeux est impensable, elle est la suspension qu’il attendait. Il se désintéresse de son héros, de ce crooner qu’il a pourtant révéré telle une divinité de soleil. Elle lui sourit. Il faudrait qu’il lui parle. Et s’il lui racontait quelque chose, n’importe quoi. Qu’elle est belle à crever. Qu’il a une envie suprême de l’accrocher à sa ceinture près de sa braguette. Ou qu’elle est le sosie craché de quelqu’un qu'il a vu en rêve. 

Il fait semblant de réciter un poème dans sa tête. Car il n’a aucune mémoire, il oublie tout. Même ainsi concentré, il a l’air cocasse se dit-elle. Et digne de confiance. Elle se confie donc spontanément ; “vous savez moi je l’ai bien connu votre chanteur, la nuit venue j’allais avec lui sa cacher à l’angle de la rue là-bas et on attendait qu’elle sorte de la mairie.“ Partir lui semble ridicule. Conscient du charme vif de l’instant, Daniel B. s’élance et puis recule. Elle continue de parler puisqu’il se claquemure dans un silence immobile, elle se dit qu'il est un incendie qui prend le temps de vivre. « Il aimait dire que tant que dure la nuit, l’histoire n’est pas terminée. On attendait quelques fois sous la pluie ; il disait en tirant sur ses cigarettes ondulées par des doigts tellement nerveux, que tant qu’il était là dans la rue à attendre, elle était encore sa femme, il faudrair bien qu’elle arrive, car sans quoi, sa vie serait bonne à désintégrer.»

C'est un étrange mélange. De toute évidence, elle connaît le chanteur ou elle est la fille de la chanson. Elle porte un badge d’une autre époque, où la photo d'une star, à demi effacée, est presque entièrement recouverte de rouille. Il prendrait bien sa main. Il voudrait s’adresser à elle. L'appeler madame lui paraît surfait, dans quelques heures son souvenir se sera estompé comme les nuances, comme les évidences, comme les aurores boréales mais certainement pas comme les chansons d'amour.

Il lui dira les mots bleus, les mots qu'on dit avec les yeux. 

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Grde Marguerite
Posté le 20/10/2020
Je reviens ici pour lire ou relire, quelques mois après une première lecture. Je ne suis pas sûre... Le nom du chanteur mystère commencerait-il par C ???
Edgar Fabar
Posté le 01/11/2020
Hé hé bravo, nous avons une gagnante !
Et sinon, Marguerite ma Grde, cela fait plaisir d'avoir de tes nouvelles. Je croyais que depuis la réouverture des cimetières que l'on vous avez perdu... heureusement ils referment à l'instant, nous devrions donc vous retrouver par ici plus souvent
Grde Marguerite
Posté le 01/11/2020
Mais mon cher, je vous ai déjà expliqué que les cimetières militaires sont en général toujours ouverts... Ce qui va limiter les déplacements, c'est plutôt le reste.
J'ai eu beaucoup de boulot depuis la fin juillet je ne peux pas tout faire !!!), mais ça se relâche. Et puis j'ai pas mal d'absurdités à coucher sur le papier des jours-ci, enfin à taper dans Word... et en cas de climat anxiogène, rien de mieux que la lecture et l'écriture...
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