III.6 Retrouvailles

Par Flammy

 

~867 jours avant le cataclysme

 

~0~

 

Le Sanctuaire, même s’il est situé à l’extérieur de la cité, joue un rôle essentiel, d’un point de vue religieux. Il arrive parfois aux Protecteurs d’intervenir en ville pour calmer les tensions les plus musclées, ainsi que les actes d’hérésie, en général peu nombreux.

Notes de Max.

 

~0~

 

Éblouie, Lise ne détermina pas immédiatement où elle se trouvait. Elle cligna plusieurs fois les yeux, serrant fermement la main de Leihulm. Elle ne l’aurait lâchée pour rien au monde. Au bout de quelques instants, elle distingua des murs de bois, ainsi que des portes. Elle était assise sur un palier. Un palier qu’elle reconnaissait. Et ces odeurs mêlées de cuir, de poussière et de parchemins… Le fumet d’un ragoût montait même jusqu’à elle. Elle sentit sa gorge se serrer et un énorme poids quitter ses épaules.

 

Elle avait enfin le sentiment d’être rentrée chez elle.

 

Lise se tourna vers Leihulm pour lui adresser un large sourire. Il tentait de masquer une grimace de douleur. Malgré ses paroles rassurantes, il portait encore les stigmates de la chute. Il allait avoir besoin de soins magiques pour terminer de se remettre totalement et passer définitivement à autre chose. De nouveau inquiète, Lise ne voulut pas le laisser seul. Il ne lui restait plus qu’une solution.

 

— Maaaax, hurla-t-elle. Max ! À l’aide !

 

À ses côtés, Leihulm sursauta, surpris par ses cris. Il se crispa immédiatement, serrant les dents contre la douleur. Lise ne le remarqua même pas, concentrée sur les sons de l’immense bâtisse. Et si Maxhirst ne l’avait pas entendu ? Ou pire, s’il ne résidait actuellement pas là ? Il n’habitait que rarement dans cette demeure, il l’avait souvent fuie. Et si…

 

Des bruits de courses dans l’escalier.

 

Lise n’eut pas le temps d’appeler de nouveau. Une tignasse rousse émergea de l’escalier. Hors d’haleine, Rudy arriva. Inquiet au point de ne pas sourire, il s’arrêta devant eux sans oser les toucher. Il les observa un moment, scrutant le moindre détail. Une fois rassuré, il s’accroupit et leur adressa un large sourire soulagé.

 

— Vous en avez mis du temps, souffla-t-il.

 

Sans attendre plus, il passa délicatement ses bras autour d’eux et les serra doucement contre lui. Il frémit.

 

— La prochaine fois, évitez de mourir devant moi. D’accord ?

 

Lise se sentait étrangement émue. Elle déglutit pour tenter de déloger la boule qui lui obstruait la gorge. Elle aurait voulu répondre quelque chose mais les mots ne sortirent pas. Aurait-elle vraiment été capable de ne pas revenir en Kaea, d’abandonner Rudy et Maxhirst ? Sans rien dire, elle passa un bras autour de la taille de Rudy et nicha son visage contre son cou. Elle profita de son odeur et de sa chaleur, ignorant ce qui l’entourait. Au bout d’un moment, Rudy tenta de l’éloigner de Leihulm. Elle redressa la tête, surprise. Maxhirst lui adressa un sourire doux. Ses cernes paraissaient plus prononcés qu’à l’habitude, mais il semblait heureux. Sincèrement et profondément heureux.

 

— Il va me falloir l’ausculter. Si tu veux bien…

 

Lise lâcha la main de Leihulm, presque à contrecœur. Elle avait eu peur pour lui pendant de si longs mois… Elle avait du mal à croire que tout se finissait enfin, et bien en plus. Elle se laissa entraîner sans un mot par Rudy. Maxhirst s’agenouilla aux côtés de son ami et grimaça tandis que ses paumes luisantes de sorcellerie vérifiaient la moindre parcelle de son corps.

 

— Tu ne t’es pas loupé. Quelle idée aussi de sauter d’une falaise !

 

Maxhirst plaisantait, mais un léger tremblement dans sa voix trahit son véritable état, entre un soulagement intense et une tension nerveuse qui ne le quittait pas depuis longtemps. Ils se trouvaient tous dans la même situation.

 

— Bon. Rien d’irréparable, mais il va me falloir un peu de travail. Rudy, aide-moi à transporter Lei dans sa chambre.

 

Le rouquin hocha immédiatement la tête et s’exécuta. Leihulm tenta un instant de protester, il était assez grand pour tenir debout tout seul, mais il arrêta rapidement. Ses jambes tremblaient trop pour le soutenir. Lise répondit à la question muette de Maxhirst.

 

— Il est resté plusieurs lunes d’argent dans le coma. Cela ne fait pas longtemps qu’il s’est réveillé.

— Vu l’état de ses muscles, je m’en doutais. Pourtant, ici, il ne s'est passé qu'une lune d'argent. Quelque chose cloche vraiment dans ces voyages…

 

Lise hésita, avant de se lancer.

 

— Le… Il n’y a plus aucune trace de la venue de Riesz. C’est comme si…

 

Elle ne termina pas. Elle était soulagée que tous ces gens ne soient pas vraiment morts. Ou qu’ils ne le soient plus. Mais repenser à ces deux jours-là… Maxhirst posa une main sur son épaule pour la réconforter.

 

— Ne t’inquiète pas pour cela. Avec un sortilège de cette envergure, il se peut que certaines parties soient mal écrites. Le plus important, c’est que vous ayez pu revenir sans ennuis.

— Oui…

 

Mal à l’aise, Lise se frotta le bras. Elle n’osa pas avouer qu’elle ne serait probablement pas là si Leihulm n’avait pas survécu.

 

— Ce jour-là, j’étais incapable de sentir si tu avais utilisé ou non la bague, mais une fois que Rudy était descendu dans le ravin et qu’il ne vous a pas trouvé, il était sûr que c’était ça. Il était persuadé que vous n’étiez pas morts et que vous reviendriez. Je suis heureux qu’il ne se soit pas trompé, même si j’avoue que je commençais personnellement à…

 

Maxhirst réalisa ce qu’il allait dire et s’arrêta net. Il se secoua et s’avança vers la chambre de Leihulm après un dernier sourire. Lise resta seule avec sa valise et son malaise. Comment avait-il pu être si sûr que… Quel idiot.

 

~0~

 

Un étourdissement prit Maxhirst par surprise. Il se retrouva assis sur le lit, sans trop réaliser comment. Dans un coin de son esprit embrouillé, il s’insulta. Il ne s’agissait que de soins et de vérifications basiques, des sortilèges qu’il maîtrisait à la perfection depuis des lunes d’or. Il perdait décidément beaucoup trop vite le contrôle quand des personnes chères étaient concernées. Il devait réapprendre à faire attention avant de commettre une erreur aux conséquences plus graves.

 

Une pression sur son poignet le ramena à la réalité.

 

— Tout va bien ? s’enquit Leihulm. Ça peut attendre s’il faut, je ne suis plus en danger depuis un moment.

 

La chambre impeccablement rangée arrêta de tournoyer devant ses yeux. Il ne servait à rien de se précipiter si c’était pour ne pas réussir à construire les sortilèges de base. Maxhirst remonta ses lunettes sur son nez et adressa un léger sourire à son ami pour le rassurer. Leihulm n’en avait pas conscience, mais il était vraiment passé à rien de la mort, ou d’effets irréversibles sur le cerveau. À se demander comment il avait pu survivre. Pas sans dommage en tout cas. Il suffisait d’un coup d’œil pour noter ses muscles fondus, ses traits blafards et amincis ainsi que ses cernes. C’était un miracle qu’il soit rentré en vie. Pour les séquelles, c’était à lui de s’en occuper.

 

Son sang se figea lorsqu’il vit Leihulm grimacer. Il tentait de se redresser dans son lit et de lever un bras. Maxhirst s’apprêtait à le maintenir de force allongé quand il sentit une main se poser sur le sommet de son crâne et lui tapoter les cheveux.

 

— Tout va bien Max. Tu as toujours été trop émotif, mais tu n’as aucune raison de t’inquiéter là. Je te le promets.

 

En portant la main à ses yeux, Maxhirst remarqua seulement à quel point ses yeux étaient humides et à quel point les larmes menaçaient de déborder. Il délogea maladroitement ses lunettes de son nez et cacha son visage dans ses paumes.

 

Il craqua nerveusement.

 

Il avait essayé pendant des lunes de bronze de se montrer rassurant pour Rudy, tout en étouffant ses propres incertitudes et craintes. Pourtant, il aurait été celui qui aurait eu le plus besoin de soutien. Rudy ne doutait jamais, il avait confiance en son maître et en Lise. Et lui… Il avait passé ses journées, terrorisé à l’idée de perdre définitivement Leihulm et Lise, à culpabiliser de n’avoir su construire correctement le sortilège pour sauver Hirst et ensuite pouvoir les aider. Il ne se serait jamais pardonné ces morts et l’idée de vivre avec ce poids le rendait encore malade, malgré le soulagement.

 

Il sentit les bras de Leihulm l’entourer et l’attirer contre lui pour le serrer. Maxhirst sanglotait sans pouvoir se contrôler.

 

— J-Je… Je ne veux plus jamais perdre quelqu’un.

— Je sais. J’essaierai de faire plus d’efforts la prochaine fois.

 

Au milieu des larmes, Maxhirst rit. Oui, il était vraiment trop émotif. Mais heureusement, cela n’avait jamais fait fuir Leihulm, qui avait même appris à le gérer. Maxhirst n'osait pas imaginer ce qu’il deviendrait sans lui. Il ferma les yeux et tenta de se calmer pour profiter de l’étreinte. Doucement, Leihulm lui caressa les cheveux.

 

~0~

 

Seule dans la cuisine, Lise mit de l’eau à chauffer.

 

Maxhirst s’occupait toujours de Leihulm avec l’aide de Rudy. Il avait essayé d’en savoir plus sur les soins reçus par son ami, mais il était resté perplexe devant les explications de Lise. Il avait alors décidé de se débrouiller autrement. Il ne paraissait pas plus inquiet que cela, preuve que Leihulm n’était plus en danger. Il avait juste besoin de temps et de quelques sortilèges pour se remettre entièrement.

 

Laissée à elle-même, Lise ne s’était pas sentie isolée ou abandonnée. Au contraire. Elle était rentrée chez elle. Elle avait péniblement traîné sa valise jusque dans sa chambre et avait commencé tranquillement à ranger ses affaires. Pour la première fois, elle avait pu anticiper son retour sur Kaea. Son frère se serait moqué d’elle, mais mine de rien, même sans avoir beaucoup de poitrine, ses soutiens-gorge lui manquaient. Elle avait hésité pendant quelques secondes, devant l’étui et la bourse de Cole. Elle les avait juste cachés, pour y réfléchir plus tard.

 

Tout ce qui comptait pour le moment, c’était de récupérer ses marques, sa sérénité.

 

Tandis qu’elle sortait plusieurs tasses d’une armoire, elle entendit quelqu’un descendre les escaliers puis entrer dans la cuisine. Aucun mot. Rien que le silence. Lise n’avait pas besoin de se retourner pour savoir de qui il s’agissait.

 

Rudy.

 

Quand il l’avait retrouvée, il n’avait pas hésité avant de la serrer dans ses bras, trop heureux de l’avoir de nouveau à ses côtés. Mais à présent, il se souvenait probablement qu’elle lui reprochait son amnésie et qu’elle ne lui avait pas pardonné. Lise fixait la bouilloire qui chauffait doucement. Elle esquissa un léger sourire. Sans laisser le temps à Rudy de prendre une initiative, elle se dirigea vers lui et l'enlaça.

 

Oui, elle lui en voulait toujours. Malgré les mois, cette blessure restait. Mais elle commençait lentement à cicatriser. Et surtout, elle avait admis que, même malgré cela, elle avait besoin de lui. Étonné par sa réaction, Rudy mit un instant avant de répondre à son étreinte, au point de lui faire un peu mal. Elle ne se plaignit pas. Elle profita.

 

Quelques minutes plus tard, d’autres bruits de pas les dérangèrent. Maxhirst. Un peu gêné de les surprendre dans une telle situation, il remonta ses lunettes sur son nez.

 

— Je… Je venais voir comment tu allais. Tout à l’heure je n’ai pas eu le temps de vérifier si…

 

Lise secoua la tête et lui adressa un sourire pour le rassurer.

 

— C’était Lei qui… qui avait tout pris en me protégeant. Je n’ai eu qu’une jambe cassée, mais elle est guérie.

— Tu es sûre ? Je peux…

— C’est bon ! coupa Lise.

 

Elle sentit la Colère poindre, d'être traitée comme une enfant, mais elle le refoula. Maxhirst ne méritait pas de se faire crier dessus, bien au contraire. La bouilloire siffla et Lise se dirigea vers elle, autant pour s’en occuper que pour se maîtriser.

 

— Je faisais du thé. Tu en veux ?

 

Maxhirst écarquilla les yeux, pris de court. Il sembla immédiatement gêné. Depuis que Lise avait épuisé ses stocks, il n’avait jamais pris la peine de les reconstituer. Lise le devinait en séance d’autoflagellation pour cela et elle ne le laissa pas continuer. Elle attrapa un sac plastique qui traînait sur la table et renversa le contenu. Pleins de petits paquets. Maxhirst et Rudy froncèrent des sourcils. Lise en saisit un et l’ouvrit, avant de leur tendre. Ils la fixèrent, perplexes.

 

— Allez-y sentez !

 

Maxhirst s’exécuta sans poser de question. Il redressa immédiatement la tête, les yeux écarquillés.

 

— Mais… C’est…

— Je m’étais dit que je te devais bien ça ! Je ne savais pas trop ce que tu préférais alors j’ai pris pas mal de thés différents. On verra bien !

 

Lise sourit largement, heureuse que sa surprise ait fonctionné. Maxhirst paraissait ému. Il tenta de prononcer quelques mots, mais finalement, il se donna contenance en retirant ses lunettes pour les essuyer avec soin. Et aussi pour baisser ses yeux un peu trop brillants.

 

Il s’agissait de la plus belle des réponses pour Lise.

 

~0~

 

Le lendemain matin de son retour, Lise se sentait sereine. Plus qu’elle ne l’avait été depuis des mois, même shootée de médicaments par son psy. Elle avait pris le temps de terminer de ranger sa chambre, exposant un ensemble hétéroclite d’objets de Keae et de Lyon. Des vêtements, mais aussi quelques bibelots, quelques cadeaux offerts par sa tante Mérédith, Camille ou même son frère. Elle était très contente du résultat.

 

Et pourtant…

 

Garder tous ces souvenirs sous le nez lui laissait un goût amer. Sans eux, elle oubliait son passé, elle parvenait à refouler, à ne pas trop ressentir de tristesse. Là… Même le paquet de serviettes hygiéniques la rendait nostalgique et lui serrait la gorge. C’était ridicule. C’était plus facile avant, quand rien ne lui rappelait ce qu’elle avait abandonné derrière elle et qu’elle se lançait dans l’inconnu sans se poser de questions. Et si…

 

Quelqu’un frappa à sa porte.

 

Lise sursauta, prise de panique. Il ne fallait pas que… Elle rangea précipitamment les quelques affaires qui traînaient encore sur le lit et les fourra dans la bourse de Cole, qu’elle cacha parmi ses sous-vêtements. Elle hésita. Est-ce que…

 

— Lise ? Ya un problème ? Je peux rentrer ?

 

Rudy. Il paraissait inquiet. Depuis son retour, malgré la joie de la revoir, son regard se voilait si elle avait le malheur d’éternuer. Agaçant. Mais en même temps… Elle ne pouvait pas lui permettre de rentrer. Sinon, il risquerait de se douter de quelque chose et il deviendrait véritablement invivable. Sans même répondre, Lise se précipita vers la porte, l’ouvrit rapidement et la referma derrière elle. Rudy cligna des yeux, surprit par la vitesse à laquelle elle était sortie.

 

— Oui, qu’est-ce qu’il y a ?

— Euh je… je venais juste voir comment tu allais… Tu veux un petit déjeuner ?

 

Au début légèrement perturbé, Rudy retrouva ses habitudes et lui adressa un large sourire heureux. Lise hocha la tête sans un mot. Manger lui ferait du bien et l’aiderait à se remettre les idées en place. Elle descendit les escaliers à la suite de Rudy et pénétra dans la cuisine. Rudy farfouilla dans les placards jusqu’à dénicher un bocal de biscuits probablement acheté spécialement pour elle. Elle était la seule de la maison à manger sucré. Elle grignota sans réellement y prendre garde, isolée dans ses pensées. Sans se vexer, Rudy sortit quelques ingrédients et commença à préparer du ragoût.

 

Lise rêvassa, perdue dans un brouillard bienheureux. Elle profitait des petits plaisirs simples de son retour sur Kaea.

 

Lise termina son petit déjeuner au moment où Maxhirst et Leihulm les rejoignirent. Leihulm peinait toujours à marcher, à cause de la fonte de ses muscles lors de son coma. La sorcellerie facilitait la remise en état, mais cela nécessiterait du temps et aussi beaucoup d’efforts. Maxhirst restait à ses côtés pour l’aider, mais il refusa tout soutien. La veille, il avait montré sa joie d’être de retour chez lui en vie. Là, il affichait de nouveau un visage grave, prêt à se lancer dans des considérations beaucoup moins agréables que le petit déjeuner.

 

— J’ai déjà commencé à en parler avec Max, mais il a pensé qu’il valait mieux que nous ayons cette conversation tous ensemble.

 

Lise fronça les sourcils, sans comprendre l’origine d’un tel sérieux de la part de Leihulm. Il n’avait même pas récupéré et…

 

— Les Fragments. Lise, il s’est passé précisément combien de temps sur Terre ?

 

Lise grimaça sans pouvoir s’en empêcher. Bien sûr. De quoi pouvait-il s’agir d’autre ? Elle ne les avait pas oubliés, bien au contraire. Mais avec de l'entraînement et beaucoup d’efforts, elle avait fini par mieux contrôler la Colère et voir ça comme une gêne récurrente, du même ordre qu’un mal de dos ou une cheville fragile qui se réveillait parfois. Elle avait soigneusement mis de côté le risque encouru par son âme, mais Leihulm ne la laisserait probablement ignorer plus ses problèmes. Ni Rudy ou Maxhirst d’ailleurs.

 

— Un peu plus de quatre mois. Euh, lunes d’argent.

 

Leihulm fronça les sourcils.

 

— Autant ? Je ne pensais pas que… Enfin, on ne peut pas changer ça. Espérons qu’il nous reste assez de temps pour tout de même…

 

Il s’interrompit et fixa Lise. Il n’avait pas eu conscience de parler à voix haute.

 

— Je suis sûre qu’on y arrivera. Est-ce que tu as ressenti quelque chose d’inquiétant ou de douloureux ?

— Au contraire, affirma Lise. Je parviens à mieux maîtriser qu’avant, mais c’est peut-être…

 

Lise écarquilla les yeux et se mordit la langue.

 

— Non, ça doit pas être ça, reprit-elle précipitamment.

 

Maxhirst remonta ses lunettes sur son nez. Il paraissait un peu trop intéressé.

 

— N’hésite pas à nous le dire, c'est...

— Truc de filles, le coupa Lise d’un ton sans appel.

 

Il n’insista pas. Elle n’avait jamais utilisé cette excuse pour les duper, bien au contraire. Il lui adressa un sourire doux et changea sans plus attendre de sujet.

 

— Pendant votre absence, j’ai commencé à faire des recherches sur les Fragments dans les différentes bibliothèques de la maison, mais ça n'a rien donné encore. J’ai aussi été revoir Ambroise pour la tenir au courant de… de tout ce que nous avons découvert. Elle a été particulièrement désolée pour toi Lise et insiste sur le fait que si elle peut faire quelque chose pour toi, il suffit de demander. Elle a exigé des recherches à ses érudits dans la bibliothèque d’Astée, elle nous enverra un message lorsqu’elle aura des nouvelles pour nous.

 

Lise fronça les sourcils. La bibliothèque d’Astée. Cela lui disait quelque chose. Mais quoi ? Hum. Il lui semblait qu’elle voulait y aller. Mais pourquoi déjà ? Ses pensées dérivaient tandis que Maxhirst et Leihulm parlaient des différents moyens de trouver une solution pour se débarrasser des Fragments, mais leur conversation tournait en rond. Ils manquaient d’informations et Ludificus représentait leur meilleure chance, mais la divinité avait disparu depuis sa dernière intervention dans son Sanctuaire. La discussion semblait sans fin lorsque Lise laissa échapper une exclamation. Entre surprise et tension, tous se tournèrent vers elle, ne sachant pas à quoi s’attendre.

 

— Vous m’aviez dit que Mérédith était venu ici et avait écrit un de ces livres d’Astée ! Je veux le lire.

 

Lise paraissait si catégorique qu’elle prit tout le monde de court. Elle restait éloignée des problèmes liés aux Fragments, alors que première concernée. Maxhirst lança un regard perplexe à Leihulm, qui secoua négativement la tête, inflexible.

 

— Hors de question. Même si tu ne peux pas nous aider pour les recherches sur les Fragments, les Connaws sont encore après toi. Tu ne sais même pas lire ! Et de toute façon, ces derniers temps, un peu trop de monde veut ta mort, tu…

 

Quelque chose s’écrasa contre la vitre de la cuisine. Surpris, Rudy se leva rapidement pour aller voir de quoi il s’agissait. Il ouvrit la fenêtre et, avant d’avoir pu se pencher à l’extérieur, une forme sombre s’engouffra à l’intérieur et s’effondra sur la table, juste devant Lise.

 

Une série de piaillement s’éleva.

 

Lise mit un moment avant de reconnaître l’oisillon du Fauconnier. Il avait beaucoup grandi et grossit depuis la dernière fois et il était recouvert de plumes. Capable de voler aussi, plus ou moins bien. Il sautilla devant elle, attendant visiblement quelque chose de sa part.

 

— Oh, il y a quelque chose d’accroché à sa patte. Mais qu’est-ce que…

 

Elle se débattit avec l’attache, avant de pouvoir récupérer un rouleau de parchemin. Elle le déroula mais, naturellement, elle ne réussit pas à les déchiffrer. Maxhirst tendit la main.

 

— Ce doit être un message de Méliantys, autant étudier ça tout de suite. Il a peut-être trouvé quelque chose sur les Fragments.

 

Sans même attendre de réponse, il se leva et quitta la pièce. Le silence flotta un instant, avant que Leihulm ne se redresse plus difficilement.

 

— Je vais faire quelques exercices de musculation. Et Lise, pas de bêtise ! Je ne pourrai rien faire pour toi cette fois-ci.

 

Lise se renfrogna, morose au rappel du fait que Leihulm avait dû sauter d’une falaise pour la sauver. Elle resta à jouer avec le faucon, ignorant superbement Rudy à ses côtés. Au bout de longues minutes sans un bruit dans la grande maison, Lise se mit debout d’un bond et se tourna vers Rudy.

 

— Bon, direction la bibliothèque d’Astée ? Je te préviens, j’y vais dans tous les cas, à toi de voir si tu m’accompagnes.

 

Rudy soupira mais sourit, heureux. Lise ne changerait jamais. Malgré le danger, cette constatation le rassurait.

 

~0~

 

Rudy essaya plusieurs fois de la distraire en lui montrant des recoins inconnus de Vianum, mais Lise resta concentrée sur son objectif, la bibliothèque d’Astée. Elle avait bien compris que l’idée de s'enfermer dans un endroit sombre à déchiffrer des pattes de mouche n’enchantait pas vraiment Rudy, mais il dut accepter qu’elle ne changerait pas d’avis et il arrêta d’emprunter de multiples détours. Plus vite il en aurait fini avec ça et plus vite ils pourraient rentrer en sécurité, avec un peu de chance sans que personne ne se rende compte de leur escapade. Lise reconnut rapidement les grandes allées propres et les belles bâtisses qui menaient vers le Temple de la Lumière, le cœur de la cité. Ils furent avalés par l’ombre jetée par la haute falaise, mais malgré cela, ils continuaient de voir parfaitement.

 

Vianum, la ville des contradictions.

 

Lorsqu’ils débouchèrent sur l'immense place devant le Temple, Lise marqua un moment d’arrêt, toujours impressionnée. Grâce aux multiples miroirs qui reflétaient la lumière, il paraissait briller de lui-même dans la pénombre. Cela émerveillait Lise et l’inquiétait, sans qu’elle ne sache pourquoi. Les gardes Ephëws qui patrouillaient, créatures austères mi-elfe mi-chat, ne devaient pas aider. Lise en avait croisé régulièrement dans Vianum, mais ils étaient trop… différents pour elle. Rudy attira son attention et lui montra une belle bâtisse, dans l’ombre du Temple. Elle fut un instant surprise de ne pas l’avoir remarquée plus tôt. Grande, presqu’autant que sa voisine, elle ressemblait à une cathédrale gothique, encerclée par plusieurs petites pagodes en bois peintes en rouge. Le résultat, étrange, captivait. Alors comment avait-elle pu ne pas les repérer avant ?

 

Quelque chose clochait.

 

Rudy passa devant et Lise le suivit difficilement. Elle devait se concentrer pour ne pas le perdre de vue, alors qu’il marchait juste quelques pas devant elle. Son attention était toujours irrésistiblement attirée par ce qui l’entourait, tout, même un oiseau ayant réussi à s’échapper, plutôt que de fixer la bibliothèque. Elle finit par s’arrêter, étrangement étourdie. Rudy la regarda, surpris. Visiblement, il n’y avait qu’elle qui… Qui quoi ? La… La bibliothèque ! Elle voulait lire le bouquin écrit par sa tante. Alors… Lise se secoua et se planta les ongles dans la paume. Cela lui remit les idées en place et elle attrapa le bras de Rudy, pour être sûre de ne pas dévier de son objectif.

 

— Tous les ouvrages sont gardés dans le plus grand bâtiment. Il y a les livres d’Astée, mais aussi tous ceux que les Ephëws ont pu réunir et conserver. C’est leur raison de vivre. Il paraît qu’ils en ont encore plus sur leur île ! Autour, il s’agit juste de leurs lieux de vie. D'après ce qu'on raconte, c’était ça ou ils campaient entre les rayons.

 

La voix de Rudy lui semblait lointaine et Lise ressentait des difficultés à se concentrer. Elle… Elle avait faim. Oui, c’était ça le problème. Si seulement Rudy lui lâchait le bras, elle pourrait…

 

Lise heurta violemment la porte.

 

Elle recula de quelques pas, sonnée. Elle s’était mordu la langue et le goût du sang envahit sa bouche. Furieuse, elle se tourna vers Rudy, prête à lui hurler dessus pour cette mauvaise farce. Elle resta sans voix. Devant elle, pas de portail fermé, juste l’entrée immense de la cathédrale, grande ouverte. Rudy avait même pénétré à l’intérieur et il la regardait sans comprendre. Lise leva la main et la tendit en avant. Un mur invisible l’empêchait de rentrer. Pourtant, Rudy ressortit sans difficulté. Qu’est-ce qu’il lui arrivait ? Autour d’eux, plusieurs Ephëws se rapprochèrent, curieux du phénomène. Ils fixèrent de leur pupille de chat Lise qui luttait contre du vide pour passer, avant de hocher la tête.

 

— Cela ne sert à rien de vous acharner, mademoiselle. Vous ne rentrerez pas. Il existe des défenses ancestrales. Seuls ceux qui ne sont pas cités dans les livres d’Astée peuvent pénétrer à l’intérieur. Une protection mise en place pour éviter d’éventuelles représailles par des individus peu flattés des descriptions consignées d’eux. Mais…

 

L’Ephëw leva sa main et caressa pensivement l’une de ses longues oreilles.

 

— Même pour une Humaine, vous me paraissez un peu jeune pour apparaître dans le dernier livre d’Astée. Vous êtes de quelle gent ?

— Euh… Humaine mais…

 

Elle recommençait à éprouver des difficultés à réfléchir, un bourdonnement obsédant l'empêchant d'entendre. L’Ephëw sembla le comprendre et il lui fit signe de s’éloigner de la bibliothèque d’Astée. Immédiatement, ses idées s’éclaircirent et elle put écouter Rudy discuter avec l’étrange elfe.

 

— Lise ne vient pas de ce monde-ci. Est-ce que ça pourrait expliquer ce qui se passe ?

 

L’Ephëw prit quelques secondes pour réfléchir.

 

— Je ne me rappelle pas de tentative réalisée par des Feelyss de pénétrer à l'intérieur. C’est peut-être à cause de cela. Dans tous les cas, il vaut mieux garder votre amie éloignée, les lieux peuvent avoir de drôles d’effets sur les individus qu’elle repousse.

 

Quelques instants plus tard, Lise retrouvait totalement ses esprits, assez loin de la cathédrale pour ne plus la voir. La Colère monta. Elle détestait se sentir impuissante. Elle avait juste tenté de se changer les idées et voilà le résultat ! Une bibliothèque l’envoyait paître ! Inquiet, Rudy essayait de la détourner de son énervement en lui proposant d’autres activités. Mais elle voulait en apprendre plus sur le passé de sa tante, Leihulm et Maxhirst ! Pas goûter une spécialité à la noix. Lise tendit un doigt vengeur vers Rudy.

 

— Tu peux rentrer toi ! Tu vas lire le livre et tu me raconteras ensuite ce qu’il y a dedans !

 

Rudy sursauta. Il n’appréciait pas beaucoup l’idée de s’enfermer pour bouquiner. Il n’était pas Maxhirst, mais cela semblait tenir à cœur à Lise. Et si cela pouvait lui remonter le moral… Il soupira et certaines de ses mèches de cheveux se soulevèrent.

 

— D’accord. Mais je te raccompagne. Maître Leihulm me tuerait de te laisser seule dans les rues.

 

Lise croisa les bras, mécontente, mais elle ne protesta pas. Elle n’était pas assez énervée pour oublier la menace des Connaws et son sens de l’orientation, pas toujours parfait dans l’immense Vianum. Mais Rudy aurait interdiction de rentrer tant qu’il ne lui aurait pas raconté tout ce qu’elle voulait savoir !

 

~0~

 

Bien plus tard, Rudy ressortit de la bibliothèque, complètement sonné. La nuit était tombée, mais il ne le remarqua même pas. Il marchait sans prendre garde à ce qui l’entourait, plongé profondément dans ses pensées. Il bouscula plusieurs personnes sans prendre la peine de s’excuser.

 

Ce qu’il avait lu… Ça expliquait beaucoup de choses. Beaucoup. Mais il n’était pas encore sûr d’avoir saisi toutes les implications de cette nouvelle. Et que faire de cette vérité dans la vie de tous les jours ? D’un sens, il aurait préféré continuer à ignorer ça. Savoir lui paraissait trop encombrant. Mais cela justifiait tant...

 

Si Lise n’avait pas pu rentrer dans la bibliothèque d’Astée, ce n’était pas à cause de ses origines. Enfin, si. Elle était évoquée dans le dernier livre d’Astée.

 

En tant que fille de Mérédith et de Leihulm.

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