III.3 L'Elevage

Chapitre 3 : L’Élevage

~829 jours avant le cataclysme

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Auparavant, il existait tout un archipel d’îles, divisées deux types. Celles reliées entre elles et aux continents par tout un réseau de mines et les autres, indépendantes. Lorsque la Grande Tempête a touché les îles ondiennes, les îles sans attaches ont été perdues, probablement emportées par la violence du courant. Cela, c’était pendant des centaines d’année la raison officielle. Mais nous savons qu’il ne s’agissait pas de cela.

Notes de Max.

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Noor était détendu grâce à la présence rassurante de Noelia. Il avait entamé une conversation avec celle-ci en attendant le retour de Hawk.

— Pardon pour mon indiscrétion, mais… vous habitez dans les environs ? Je n’avais jamais entendu parler d’une famille établie par ici…

Noelia garda la maîtrise d’elle-même. La question n’était pas teintée de curiosité malsaine, il s’agissait juste d’entretenir la discussion. Et les interrogations de Noor étaient légitimes. Ne pas y répondre ou se montrer gênée éveillerait les soupçons. Ses mensonges étaient rodés depuis des années, et leur crédibilité avait grimpé en flèche après la Grande Extinction. Il arrivait souvent que des pionniers, déçus des autres territoires, cherchent une nouvelle vie sur la Lande ondienne.

— Non, nous vivions beaucoup plus au Sud avant. Ma… mère était Ondienne et a essayé de fonder une communauté sur la Lande, comme… un retour aux origines.

Noor hocha la tête, pas surpris le moins du monde. Depuis la disparition des îles, l’histoire de la région était émaillée par les tentatives des rares magiciens ondiens de reconstruire un royaume. Noelia savait son mensonge parfaitement crédible. Des aquaérides se chahutèrent dans l’eau et Noor s'approcha d'eux pour les calmer. Le masque de Noelia en profita pour se fissurer l’espace d’un instant et laisser entrevoir une expression sinistre. Repenser à sa mère la plongeait toujours dans une immense détresse. Ce souvenir la hantait. Lorsque sa vie avait basculé. Lorsque, petite fille, elle avait voulu lui faire une surprise, à sa mère si seule et si malheureuse. Elle n’avait trouvé qu’une silhouette pendue. Noor revint vers elle, souriant. Elle se força à repousser ses vieux démons et reprit naturellement la conversation.

— Depuis la disparition de la magie, tout est devenu plus compliqué. Nous avons finalement décidé de partir.

— Oui, c’est normal. Vous aurez quand même tenu pas mal de temps. Les premières lunes après l’Extinction ont été très dures. Je ne pensais pas que quelqu’un vivait encore sur la Lande, vous avez eu du courage…

La voix de Noor s’éteignit dans un souffle. Son regard se perdit au loin. L’Extinction et la guerre. Deux bouleversements majeurs qui avaient chamboulé plus d’un magicien. Être abandonné par les Esprits et se confronter pour la première fois depuis des siècles aux violences et aux privations… Plus d’une personne avait sombré dans la folie ou s’était découvert des penchants sanguins. Subir un léger aperçu de la vie des dimidius les avait traumatisés.

Le silence fut rompu par le retour de Hawk. Il portait sur son dos Callune, évanouie. Ses vêtements, en partie déchirés et tachés de sang, laissaient entrevoir de vilaines blessures, recouvertes de sable. Noelia fronça les sourcils sans réussir à se contrôler. Un peu plus tôt, elle avait quitté une Callune consciente, habillée correctement et avec ses éraflures masquées par le tissu. Que s’était-il passé pendant son absence ? Elle coula un regard suspicieux à Hawk. Elle espérait sincèrement qu’elle n’avait pas trop souffert. Hawk utilisait parfois des méthodes un peu trop… extrêmes. Par chance, Noor n’avait pas remarqué son trouble, trop occupé à s’inquiéter pour Callune. Il se rapprocha d’elle et leva les mains pour examiner les blessures. Hawk se décala de quelques pas.

— Bas les pattes ! Touche pas à ma soeur.

Noelia réprima in extremis un sourire. Hawk n’en avait strictement rien à faire de Callune. Elle s’était assez battue pour qu’ils ne l’abandonnent pas à son sort pour en être convaincue. Mais jouer le rôle du grand frère protecteur rendait leur situation encore plus attristante, ce qui pousserait Noor à les aider. Et cela lui permettait de continuer à afficher son éternelle mauvaise humeur sans paraître suspect. Noor bafouilla quelques excuses, écarlate. Il s’éloigna en se grattant le cuir chevelu, gêné.

— Euh… Je hum… Vous avez déjà chevauché un aquaéris ?

— Moi oui, Noelia non.

— Hum… Est-ce que vous vous sentez assez à l’aise pour monter avec Noelia ? Ça serait plus pratique que je sois avec votre soeur, puisqu’elle est inconsciente. Je pourrais la tenir, j’ai l’habitude.

Noor se justifiait de vouloir leur venir en aide. Quelle ironie. Sans plus longtemps chercher à protéger la vertu de Callune, Hawk la laissa aux bons soins de Noor. Celui-ci semblait plus prendre à coeur de la porter sans rouvrir ses blessures. Après quelques pas dans l’eau, il poussa d’étranges cris. Les dragons s’approchèrent immédiatement, dans le désordre le plus total. Ils tentèrent de bondirent vers Noelia mais ils furent détournés de leur cible par un claquement de langue sec.

Dans un premier temps, Noor aida les deux dimidius à grimper sur le même aquaéris et à s’installer correctement malgré l’absence de selle. Hawk paraissait parfaitement à l’aise, comme s’il avait toujours monté à cru. Noelia, anxieuse à cause de sa première expérience malheureuse avec les reptiles, laissa son ami tout gérer en essayant de juguler son appréhension. Après toute une liste de recommandations d’usage, Noor sauta souplement sur le dos de son propre aquaéride, pas le moins du monde gêné par la femme qu’il portait dans ses bras. Il hésita encore quelques secondes, sans qu’il soit possible de déterminer si son regard inquiet concernait les dragons ou les humains dessus. Un gloussement lui échappa et, l’instant d’après, les aquaérides se jetèrent dans les vagues et commencèrent à nager.

La chevauchée fut une véritable épreuve pour Noelia. Plaquée contre Hawk, Noor lui avait assuré qu’il suffirait de suivre les mouvements de son ami, que tout se passerait bien. Mais les ondulations des dragons la déconcertaient et la rendaient malade. De l’eau était projetée dans tous les sens, ses vêtements et sa tresse étaient trempés. Elle devait aussi faire attention à serrer entre ses cuisses les écailles glissantes pour ne pas s’asseoir sur le dos de l’animal, trop fragile. Un calvaire. Totalement crispée, les muscles endoloris, elle crissait des dents en priant les Esprits pour que le supplice se termine le plus rapidement possible.

« Navrée, mais je ne peux rien faire pour toi. Je n’ai jamais compris le mal de mer. »

Le commentaire d’Ondine arracha un rire jaune à Noelia. Toute sa situation lui paraissait totalement surréaliste. Et la présence permanente de l’Esprit dans un coin de sa tête, ainsi que ses remarques, ne l’aidait pas à garder les pieds sur terre. La douce impression de plonger dans la folie ne la quittait plus. Et elle ne réussissait même plus à s’en inquiéter.

Après presque une heure d’intense chevauchée, les dragons se rapprochèrent de la côte. Noor grogna un ordre et les animaux s’immobilisèrent le temps que les cavaliers descendent dans l’eau pour les ménager. Noelia éprouva une joie sans borne à retrouver le sol, ou plutôt l’aequor. Les vagues lui parvenaient jusqu’aux genoux et elle lutta pour rejoindre la plage. Une fois libérés de leur charge, les aquaérides s’ébrouèrent et se précipitèrent à l’intérieur des terres. Noor secoua la tête, amusé.

— Ca, la mangeoire, pas besoin d’aide pour y aller !

Callune dans les bras, il monta en haut d’une dune. S’apercevant qu’il n’était pas suivi, il se retourna et adressa un sourire encourageant aux dimidius.

— Un dernier effort ! L’élevage n’est plus très loin. Vous pourrez vous reposer et manger un morceau pendant que je m’occupe de votre soeur. J’ai de l’expérience pour soigner les blessures des dragons, c’est toujours moi qui gère ça.

Hawk laissa échapper un petit rire sarcastique.

— C’est flatteur pour elle ça ! Elle r’ssemble si peu qu’ça à un être humain qu’elle a besoin d’un soigneur pour animaux ?

— Je… j’ai suivi une formation avec des Dryadiens pour cela !

Hawk haussa un sourcil, surpris de la réponse. Il avait l’habitude de se moquer de Callune, mais il aurait parié que Noor prendrait sa défense à elle, plutôt que celle de ses compétences. Noor cligna des yeux sans comprendre avant de s’empourprer. Il bégaya un instant, saisissant enfin sa gaffe.

— Je… Hum, je… je passe devant, il suffit d’aller tout droit et de suivre le chemin. Ce sont les seuls bâtiments des environs.

Sans plus attendre et pour cacher son trouble, Noor s’éloigna rapidement. Noelia se tourna vers son ami qui haussa les épaules.

— J’ai rien dit, il s’est piégé tout seul ! J’suis presque déçu.

Noelia leva les yeux au ciel, amusée.

— Puis-je au moins savoir ce que tu as fait à Callune ?

— Rien de bien méchant, pas besoin d’me les briser.

Noelia hésita.

— On a combien de temps avant qu’elle se réveille ?

— Vu la marmotte que c’est et la faiblesse physique chronique des Dryadiens, plusieurs heures au minimum.

Surveillant les environs, Hawk avait répondu d’une voix neutre. Il laissa planer un instant de silence avant de reprendre, les yeux plantés dans ceux de son amie.

— Tu sais que c’est le meilleur moment pour décamper. L’autre ne pourra pas nous dénoncer tout de suite et, comme tu le voulais tellement, on l’abandonne pas au milieu de nulle part.

Noelia ne dit rien, le regard résolument fixé vers l’horizon, loin au-dessus de l’aequor. Le corps inconscient avait été sa raison de vivre pendant presque trois ans. Mais ce corps n’existait plus vraiment, il y avait Callune à la place. Elle n’était pas méchante, mais… Noelia sentit son compagnon poser une main sur son épaule et reprendre d’une voix plus douce.

— Je sais que tu t’y es attachée depuis l’temps, mais on la connaît pas. T'auras un chat si tu veux.

Un petit rire jaune secoua Noelia. Callune restait une magicienne, pire, une Dryadienne, et eux des dimidius. S’occuper d’elle lui avait fait du bien, mais un jour, elle risquait de causer leur perte, même malgré elle. Comme avec les gardes ondiens. Elle attendit encore un moment avant de répondre. Il fallait que son caprice prenne fin.

— Je… J’ai juste besoin d’un peu de repos. Allons donner le change à l’élevage et récupérer quelques vivres. On partira ensuite.

Hawk hocha la tête, satisfait. Il était temps pour eux de tourner la page.

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Callune sursauta quand quelque chose lui brûla le bras. Elle ouvrit brusquement les yeux et regarda autour d’elle. Perdue. Elle se trouvait dans une chambre propre et baignée de lumière, sobrement décorée avec quelques meubles de bonne facture. Lorsqu’elle sentit quelque chose bouger, elle se recroquevilla instinctivement.

— N-ne vous inquiétez pas, je ne vous veux pas de mal.

Callune jeta un coup d’oeil surpris sur le côté. Il ne s’agissait pas de Hawk, mais d’un homme à la peau marbrée, coiffé de tresses. Un Athanorien. Il tenait une compresse dans sa main et hésitait. Il afficha une expression rassurante, comme s’il se trouvait face à un animal apeuré.

— Je suis un ami de votre frère, je m’appelle Noor. Je l’ai aidé à vous ramener ici, en lieux sûrs. Tout va bien.

Il avait à peine fini sa première phrase que Callune ne l’écoutait déjà plus, les oreilles bourdonnantes. L’évocation de son frère lui avait causé un choc énorme, encore plus violent que celui asséné par Hawk pour l’assommer. Malachite ? En vie ? Était-ce vraiment possible ? Il était venu la chercher. Avec lui tout s’arrangerait. Elle ne savait pas comment, mais elle lui accordait une confiance aveugle. Avec lui, sa situation se stabiliserait et elle pourrait retrouver son existence heureuse de sa petite enfance. Elle se sentait euphorique, ses joues la brûlaient, elle avait trop chaud. Qu’importe. L’esprit embrouillé par le nombre d’idées et de souvenirs qui y fusaient, les larmes lui montaient aux yeux. Malachite. Son frère adoré.

Elle ne concéda pas la moindre parcelle de son attention à l’Athanorien qui la couvait toujours d’un regard inquiet. Elle se remit péniblement sur pieds. Dans sa précipitation, elle perdit l’équilibre et il la rattrapa. Elle tenta de le repousser, mais sa faiblesse l’en empêcha.

— Où se trouve-t-il ? Je… Je dois le voir.

L’urgence dans sa voix la surprit elle-même. L’homme essaya de la raisonner, mais ses mots paraissaient provenir de trop loin pour qu’elle les comprenne. Quand elle commença à se débattre mollement, l’inconnu abdiqua et il la soutint alors qu’elle se remettait à marcher.

— Je ne sais pas trop où il est, je l’ai devancé, mais peut-être dehors…

Ils traversèrent un couloir lumineux avant de déboucher sur l’extérieur, sur une immense cour de terre battue. Avec sa grande taille, l’homme parcourut les environs du regard. Accrochée à son bras, Callune tremblait d’appréhension. Après un instant de recherche, il tendit le doigt devant lui, soudain excité. Elle redressa la tête d’un coup, le coeur battant à tout rompre.

— Là-bas. Hawk ! Votre soeur voulait absolument vous voir…

Hawk… ? Callune observa les deux dimidius, figés dans la cour. Où se trouvait Malachite ? Que… Que se passait-il ? Le souffle court, elle avait de plus en plus chaud. Elle peinait à respirer correctement. Elle se sentait mal. Terriblement mal. La souffrance dans son coeur irradiait dans toute sa poitrine à chaque battement. Presque malgré elle, elle comprit. Hawk avait dû l’assommer et la traiter comme sa soeur pour attirer la pitié de l’inconnu et toucher sa corde sensible. Pour obtenir de l’aide. Sa gorge se serra.

Malachite était mort. Elle devait l’accepter.

Les deux dimidius, pétrifiés, n’esquissaient aucun geste. Noelia semblait même effrayée. Pourquoi ? Elle toujours si gentille et amicale… Callune comprit d’un coup. Ils se trouvaient dans une cour, entourés de nombreux bâtiments. Des magiciens vivaient ici. Assez pour maîtriser et abattre deux dimidius, malgré la Grande Extinction. Si elle dévoilait leur nature, ainsi que leur crime, ils l’avaient enlevée, elle signait leur arrêt de mort. Elle serait définitivement débarrassée de Hawk et de ses maltraitances. Mais Noelia ? Sa bonté et sa gentillesse l’avaient toujours soutenue. Si elle dénonçait Hawk, elle savait que son amie ne l’abandonnerait pas et le rejoindrait dans son calvaire. Elle oscilla entre le regard dur et froid de Hawk et celui, hésitant, de Noelia. Qu’importe ce qu’elle avait subi. Noelia ne méritait pas de souffrir davantage, elle qui se contentait déjà de survivre. Malgré son mal de tête de plus en plus obsédant, Callune esquissa un maigre sourire.

— Hawk, mon frère…

Avant qu’elle n’ait pu terminer sa phrase, les mots s’étranglèrent dans sa gorge. Du coin de l’oeil, elle avait aperçu la Sidhe qu’elle avait espéré ne jamais voir. L’ombre de Malachite.

« En même temps,

qui apprécierait de t’avoir comme soeur ? »

Cette simple constatation, sur un ton tranquille, planta une dague dans le coeur de Callune.

Elle s’effondra sans un mot.

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Noor rattrapa Callune.

Les joues rouges, la respiration haletante, elle paraissait mal en point. Noor posa sa main sur son front. Il jeta un coup d’oeil anxieux à Hawk.

— Elle est brûlante de fièvre ! Elle va avoir besoin de remèdes, mais… je ne suis pas compétent pour ça…

Sa voix s’était éteinte dans un souffle. Noelia se rapprocha et se pencha sur la malade, inquiète. Elle savait bien qu’aucune plante médicinale ne poussait dans la région. Il serait compliqué de la soigner correctement, surtout que les Dryadiens avaient des besoins particuliers.

— Est-ce que quelqu’un pourrait nous aider ?

— N-Non, je ne pense pas, mais… Oh !

Le visage de Noor, un instant plus tôt perdu et anxieux, s’éclaira. Il se redressa et retrouva de l’assurance.

— Hébrun devait amener des aéris au teikoku[1] izanamien. Si je prends sa place, je pourrais vous transporter et vous permettre de voyager rapidement jusqu’à Lyanie ! Il apprécie beaucoup les Dryadiens depuis que l’un d’entre eux l’a soigné. Il me laissera sûrement aider votre soeur.

Alors qu’une solution se profilait dans son esprit, Noor s’animait et s’excitait. Au grand soulagement de Noelia, il ne remarqua pas le manque de réaction du soi-disant frère inquiet. Il s’interrompit et se malmena un instant le cuir chevelu du bout des ongles.

— Quel nom il m’avait donné déjà ? Il s’agissait d’une magicienne qui a gardé ses pouvoirs. Elle accepte d’aider gratuitement ceux qui en ont besoin… Ma… Mal quelque chose.

— Malvéace ?

— Oui, c’est ça !

Alors que Noor hésitait sur le nom, Hawk avait brutalement blêmi. Tous ses muscles s’étaient crispés sous le regard surpris de Noelia. Il avait émis sa proposition d’une voix blanche, du bout des lèvres. Noor n’avait rien remarqué, trop heureux d’avoir retrouvé ce qu’il cherchait. Il recommença à babiller, listant d’avance les préparatifs nécessaires pour le voyage. Hawk garda le silence un moment, les poings serrés. Son amie sentait sa rage enfler de plus en plus, tellement visible qu’elle électrisait l’air autour de lui. Il finit par craquer et explosa :

— Hors de question qu’on aille voir cette Jörmungandr[2] !

Noor se décomposa et blêmit, surpris par la violence de la réaction. Il fixa Hawk sans comprendre tandis qu’un désagréable silence s’installait. Des grondements graves s’élevèrent des étables les plus proches, comme si les dragons avaient senti leur maître menacé et cherchaient à le protéger. Noelia, pour la première fois depuis longtemps, était totalement prise de court par son compagnon. Elle n’avait absolument pas prévu un tel comportement. Pour peu, elle l’aurait cru capable de frapper Noor juste à cause de l’évocation d’un simple nom. Elle savait que tout un pan de la vie de Hawk lui restait inaccessible, et cela ne l’avait jamais gênée. Mais qu’avait-il bien pu se passer pour qu’il perde le contrôle comme ça ? Cela risquait de les mettre en danger.

Callune gémit et remua dans les bras de Noor, ce qui sembla le réveiller. Il bégaya un instant, cherchant désespérément une idée avant que son regard ne s’éclaire de nouveau.

— Je sais ! Un ami m’a parlé d’une guérisseuse talentueuse qui officie dans le teikoku izanamien.

Hawk, sans plus donner l’impression de vouloir se défouler sur le premier venu, ne paraissait pas pour autant se calmer. Il croisa les bras et toisa d’un air dur Noor en attendant la suite. Noelia aurait aimé pouvoir l’interroger, mais elle se contenta de s’approcher de lui, au cas où. Les questions viendraient plus tard, lorsqu’ils seraient en sécurité.

— Ce n’est pas une Dryadienne, ses soins ne sont donc pas magiques, mais… comment s’appelle-t-elle déjà ? To… Tomoe !

— Tomoe, vraiment ?

Hawk écarquilla les yeux et porta instinctivement la main à son cou. Noor se détendit. Hawk paraissait surpris, mais toute tension avait disparu.

— Euh… Oui, je crois. Je peux aller vérifier si vous voulez, j’ai conservé les lettres quelque part.

— Vas-y, ordonna-t-il.

Hawk prit Callune dans ses bras pour libérer Noor. Celui-ci resta un instant perdu, avant de se souvenir ce qu’on attendait de lui. Sans un mot, il s’éloigna à grands pas vers l’un des bâtiments. Noelia tenta de capter le regard de son ami, sans succès. Cette réaction… Elle n’avait jamais vu son ami agir ainsi, de manière si irréfléchie et inconsidérée pour leur sécurité.

— Hawk… Qu’est-ce qui se passe ?

Il l’ignora pendant de longues minutes. Noelia posa une main sur son bras, essayant de déchiffrer son expression neutre.

— Une vieille histoire. Pose pas de questions. De toute façon, on peut pas retourner à l’oasis, autant aller faire soigner la princesse, c’est ce que tu voulais, non ?

— Mais enfin… Le teikoku izanamien ! chuchota-t-elle. C’est le pire endroit sur Atlantide pour nous ! Ce sont les anti-dimidius les plus acharnés. Si on est pris, on sera tué directement !

Noelia ne comprenait pas. Son ami avait toujours joué la carte de la sécurité avant tout. Pourquoi se jeter maintenant dans la gueule du dragon sans réfléchir ? Sûrement pas pour Callune. Quelle était la nature de son lien avec cette Tomoe ? Son passé était resté opaque des années, et d’un coup, elle avait l’impression de découvrir des pans entiers de son ami, grâce à une rencontre fortuite. Noor revint à cet instant, un parchemin à la main.

— J’ai retrouvé la lettre ! Il s’agit bien de Tomoe. Vous la connaissez ?

— On… peut dire ça.

Hawk avait répondu du bout des lèvres, comme si ces quelques mots le brûlaient, plus que tous les mensonges qu’il avait pu débiter sans broncher.

— Est-ce que vous pouvez nous aider à aller là-bas ? Pour Callune.

Elle choisit cet instant pour gémir, les joues rougies par la fièvre.

— Si Hébrun accepte de me laisser sa mission, pas de souci. Nous devons conduire des aéris à Izumo, avec ou sans passagers, cela ne change rien.

Noor sembla hésiter. Son regard fut attiré par deux dresseurs qui discutaient à l’entrée d’une écurie en les pointant du doigt. Il s'empourpra et se gratta le crâne. L’une des tresses se défit.  Il n’y prêta aucune attention.

— Je… Venez vous installer dans ma chambre. Le temps que j’organise l’expédition. Vous pourrez vous reposer un peu.

Noelia suivit Noor sans oser le moindre commentaire. Elle ne comprenait absolument plus les intentions de Hawk, aussi elle se contentait de talonner son ami, mille questions voletant dans sa tête. Malgré ses inquiétudes, elle entendit les deux inconnus s’esclaffer bruyamment et se moquer ouvertement.

— Le bon samaritain Noor a encore frappé ! Au moins, pour une fois, il a la décence de ne pas aider la première bête venue.

Devant elle, Noor s’empourpra. Il pénétra dans une maison de taille moyenne et tint la porte à ses invités. Le visage baissé, il ignora ses collègues, comme habitué à ce genre de traitement. Aucun des deux dimidius ne commenta.

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Assise à côté du lit où dormait Callune, Noelia veillait. Elle posa délicatement un chiffon humide sur son front, espérant toujours un effet favorable sur la malade qui respirait difficilement. Adossé contre un mur, Hawk fixait un point au loin, totalement plongé dans ses pensées. Noelia avait tenté de lui soutirer des informations sur ses motivations, sans succès. Il s’était terré dans le silence. Pour échapper aux questions, il était même allé jusqu’à demander à pouvoir se raser. Elle avait abandonné l’idée d’en tirer quelque chose.

Inconsciemment, il portait parfois la main à son cou. Noelia savait qu’il avait en permanence un talisman au bout d’une chaîne. Elle avait toujours connu son ami avec ce bijou qu’il ne quittait jamais. Malgré les atteintes du temps et les brèches, il le conservait. Elle n’avait jamais réellement compris s’il s’agissait d’une vieille habitude ou s’il y était réellement attaché. Il n’en prenait pas soin et ne s’en préoccupait jamais. Pourtant, il n’était pas le genre à garder quelque chose sans raison. L’évocation de Tomoe semblait réveiller quelque chose.

Hawk n’avait jamais parlé de son passé, sauf en de rares occasions. Il ne se souvenait pas de ses parents, étant probablement abandonné à la naissance comme tant d’autres dimidius. La nuit, il faisait souvent des cauchemars. Il n’en avait jamais expliqué la cause à Noelia et elle n’avait jamais insisté. Chacun ses traumatismes. Plus jeune, il lui arrivait de disparaître, et de revenir avec des vivres en quantité. Et de nouvelles cicatrices. Il n’avait jamais voulu révéler ses secrets. Noelia avait toujours respecté ce silence. Mais l’évocation de Malvéace et de Tomoe semblaient réveiller quelque chose en lui. Mais quoi ? Et pourquoi était-ce assez important pour les mettre en danger ?

Noor revint dans la chambre, un large sourire aux lèvres, pour préciser les derniers points du voyage. Il avait négocié pendant plusieurs heures avec le propriétaire de l’élevage pour gérer la traversée du continent des dragons tout en transportant gratuitement des inconnus. Visiblement, il avait pour lubie d’aider n’importe qui sans discernement et cela commençait à agacer son entourage. En temps de crise, son altruisme désintéressé dérangeait.

Hawk prit la conversation avec Noor en main, confirmant qu’il préférait pousser le voyage jusqu’aux teikoku izanamien pour rencontrer la guérisseuse Tomoe plutôt que de s’arrêter au royaume dryatique. Aller plus loin pour y chercher des soins non magiques, au milieu des pires fanatiques contre les dimidius. Noelia sentit son coeur se serrer. Tout aurait tellement été plus simple si tous les Dryadiens avaient gardé leurs pouvoirs. Ils auraient pu demander à quelqu’un d’autre que Malvéace, que Hawk voulait éviter à tout prix. Mais les Esprits en avaient décidé autrement.

« Que crois-tu jeune nymphe ? Que nous nous amusons à vous punir pour notre bon plaisir ? Nous n’avons rien décidé, la disparition de la magie n’est pas de notre fait. Nous avons été scellés. »

Le souffle coupé, Noelia écarquilla les yeux.

Personne ne le remarqua.

[1] Teikoku : Empire en japonais

[2] Jörmungandr : Ici au sens d’une insulte, faisant référence aux dimidius. Fils du dieu malin Loki et de la géante Angrboda, les prophéties racontent qu'il causera de grands dégâts chez les dieux.