III.12 La Gardienne

Par Flammy

Chapitre 12 : La Gardienne

 

~907 jours avant le cataclysme

 

~0~

 

Le peuple des Néréides est constitué presque uniquement de femmes, qui vivent au fond des mers et qui sont incapables de quitter les eaux plus de quelques heures sans se dessécher. Elles commercent de façon ponctuelle avec les villes portuaires, ainsi qu’avec les Nomades de l’Est, s’isolant le reste du temps. En période de reproduction, lorsque les fretins non matures remontent les rivières, il devient difficile de naviguer et les Nomades de l’Est se voient obliger d’en pêcher une partie. Tous les deux à trois siècles, un Néréide mâle naît, plus résistant à la déshydratation. Il sert alors d’émissaire à tout le peuple.

Notes de Max.

 

~0~

 

— Vous connaissez cette enfant ?

Neruda avait posé sa question comme s’il s’apprêtait à sortir son épée pour l’égorger. Lise resta tétanisée, le cerveau complètement vidé. Leihulm prit les choses en main et répondit à sa place.

— Lise est amnésique, c’est d’ailleurs pour cela que nous souhaitons rencontrer sa divinité Ludificus. Mais je ne me rappelle pas que nos routes aient déjà croisées cette…

— Han, le sieur Lei fait toujours aussi peur.

La tête collée contre la cuisse de Lise, la petite fille avait murmuré doucement. Pourtant, à cause de la clarté de sa voix, tout le monde entendit distinctement ses paroles. Elle devint écarlate et chercha désespérément à se cacher, sans grand succès. Lise pouffa de rire et la scène se détendit d’un coup. Que la seule personne qui tentait de protéger l’enfant soit justement celle qui l’impressionnait le plus avait quelque chose de comique qui apaisa les esprits. Maxhirst profita de l’accalmie pour s’accroupir devant la fillette tout en remontant ses lunettes. Il lui adressa un sourire rassurant avant de prendre la parole, de la façon la plus douce possible.

— C’est toi, la petite envoyée de sa divinité Ludificus, n’est-ce pas ?

La gamine hocha vivement la tête sans répondre.

— Je te crois, mais je pense que l’intendant aura besoin d’une preuve. Ludificus ne t’aurait pas donné quelque chose pour l'attester par hasard ?

La fillette farfouilla dans le col de ses vêtements avant de réussir à en sortir un pendentif, le même que celui qu’arborait Eishik. Le symbole des protégés de Ludificus. Les épaules raidies à l’extrême, Neruda s’approcha jusqu’à pouvoir prendre le talisman dans ses mains. Il l’examina longuement, sous toutes les soudures.

— Je confirme qu’il s’agit d’un vrai. C’est Ludificus qui t’a fait rentrer ici ?

— Oui, marmonna l’enfant d’une voix à peine perceptible.

Une fois sa réponse obtenue, l’intendant se redressa et se désintéressa de la fillette. Il considérait l’incident comme clos et ne comptait pas revenir dessus.

— Il faut continuer la battue. Quadrillez plus finement et cherchez toutes les traces possibles, des pas, du sang, des objets… N’importe quoi qui ne devrait pas se trouver dans une forêt. Répartissez-vous en équipe de…

Un toussotement insistant de Maxhirst venait d’interrompre Neruda. Il avait tenté plusieurs fois de prendre la parole, sans succès, jusqu’au moment où il avait manqué de peu de s’étrangler en se raclant la gorge. Il était toujours accroupi à côté de la fillette qui s’était accrochée à son épaule pour lui souffler quelques mots à l’oreille.

— Je crois que cette demoiselle a quelque chose qui devrait vous intéresser. Nous avons croisé sa divinité Ludificus il y a peu. Il nous avait prévenus que nous rencontrerions l’une de ses protégées et que celle-ci aurait des informations pour vous intendant. Comment sauver Téthys, notamment.

Dans un premier temps, Neruda avait écouté Maxhirst par pure politesse. Il se savait en position de force, sur son territoire, mais se mettre à dos l’héritier de la famille de sorciers la plus puissante du continent aurait été stupide, quelles que soient les conditions. Il avait néanmoins sursauté sur les dernières paroles, comme s’il avait reçu un coup de fouet. Il se tourna vers l’enfant et posa un regard brûlant sur elle. Malgré ce que Lise aurait parié, ses muscles paraissaient encore plus crispés qu’auparavant.

— Petite ! Comment te nommes-tu ?

Sous le ton péremptoire, la fillette retourna précipitamment se cacher derrière les jambes de Lise.

— Euh, je… je sais plus, je…

— Comment peut-on oublier son nom ? fit Neruda, suspicieux.

La gamine sursauta, comme giflée. Elle hyperventila un moment avant de réussir à se reprendre.

— Pavella. Je m’appelle Pavella.

Neruda croisa les bras, visiblement pas convaincu par la réponse suite à tant d’hésitations. Il n’insista pourtant pas, pressé d’en venir à l’essentiel.

— Sais-tu où est Téthys, Pavella ?

— Oui…

Elle avait répondu dans un souffle, toujours cachée. Lise l’avait à peine entendue et elle fut surprise que, malgré la distance, Neruda l'ait lui aussi comprise. Pavella continua à remuer les lèvres contre ses jambes, mais cette fois-ci, même Lise ne perçut rien. Elle se pencha alors pour se mettre à sa hauteur et l’enfant lui glissa quelques mots à l’oreille.

— Non, mais sérieusement ?! s’exclama Lise. Mais c’est quoi ce dieu ?! Il rigole, c’est pas possible ?

Pavella secoua négativement la tête. Dans la clairière, les soldats s’étaient crispés. Manquer de respect à Ludificus sur ses terres était une grave erreur passible de la peine de mort, mais Neruda ne releva même pas, tendu à l’extrême.

— Qu’a-t-elle dit ?

— Elle a pour mission de nous amener à Téthys, mais c’est seulement si vous acceptez une contrepartie.

— Et quelle est-elle ?

Neruda paraissait prêt à exploser, fulminant de devoir poser des questions pour obtenir toutes les informations qu’il souhaitait. Lise hésita. La décence, les bonnes mœurs et tout un tas de choses auraient voulu qu’elle lui parle des exigences de Ludificus en privé ou à l’oreille. Mais, malgré sa petite taille, Neruda l’impressionnait trop pour qu’elle envisage de s’isoler avec lui. Surtout avec ses manières et sa tension perpétuelle. Tant pis, il l’aurait bien cherché. Et puis, elle était curieuse de voir à quel point il réussirait à cacher sa surprise. Lise se redressa et afficha une expression légèrement ironique. Autant s’adonner au jeu du dieu et à ses étranges lubies jusqu’au bout.

— Ludificus veut acheter une nouvelle tenue, mais il a beau être complètement taré, il n’assume pas tout à fait de s’en occuper lui-même. Il exige donc que ça soit vous qui passiez commande, régliez et alliez chercher les vêtements, sans jamais mentionner son nom. Il faut qu’officiellement, vous soyez le commanditaire.

Neruda flaira immédiatement l’embrouille. Il fronça légèrement les sourcils en demandant :

— Et quels genres de toilette n’ose-t-il pas acquérir ? Tous les couturiers de Vianum n’attendent que sa visite pour se plier à toutes ses lubies, aussi extravagantes soient-elles.

— Il aimerait un ensemble de lingerie en dentelle, rouge et noir. Et la totale, avec porte-jarretelles et bas.

Neruda leva les yeux au ciel, excédé. Tous les hommes présents parurent gênés et détournèrent le regard. Vu leur réaction, soit la société de Kaea se montrait très prude, soit il ne s’agissait pas de sous-vêtement et elle avait mal compris quand elle avait appris la langue. Dans tous les cas, le résultat restait le même. Neruda se remit rapidement de son étonnement et donna sa réponse sans une hésitation.

— Marché conclu, il a ma parole. Mais j’espère qu’il pourra se contenter d’une promesse en attendant.

Lise sentit un petit coup contre ses jambes. La fillette avait hoché la tête, un peu trop vivement.

— Je vais vous montrer où la dame se trouve alors. Mais…

— Mais quoi ?

— Je… Ludificus m’a dit de n’emmener que le sieur Neruda, Lise et… le sieur Leihulm.

Pavella paraissait toujours effrayée par la présence de Leihum. Celui-ci se massa le cou, surpris. Décliner cette  « invitation » serait très mal perçu par les Protecteurs divins. Il adressa un coup d’œil entendu à Maxhirst et Rudy. Ils devraient rester en arrière, mais il fallait qu’ils se tiennent prêts à intervenir. Au cas où. Si des assassins de l’Aile du Corbeau se trouvaient dans les environs, la situation risquerait de dégénérer rapidement.

Après une grande inspiration, Pavella quitta son abri pour s’avancer dans la clairière. Au bout de quelques pas, être la cible de toutes les attentions la figea et, après un instant de panique, elle retourna se cacher derrière Lise qui soupira.

— C’est dans quelle direction ?

Pavella tendit le doigt et Lise se mit en marche sans plus attendre, la fillette toujours dans son ombre. Leur drôle de duo traversa la clairière sous les regards suspicieux des guerriers qui ne soufflèrent aucun mot. L’un d’eux en particulier, un véritable colosse, changeait régulièrement ses appuis, preuve de sa gêne. Il s’apprêtait à parler, mais un coup d’œil de Neruda le réduisit au silence. Laisser leur supérieur s’éloigner seul avec des personnes extérieures au Sanctuaire ne plaisait pas aux soldats, mais Neruda ignorait toutes les mesures de précautions élémentaires, inquiet pour Téthys.

Leur progression dans la forêt dura longtemps. Pavella restait toujours accrochée aux vêtements de Lise, scrutant du coin de l’œil tout ce qui l’entourait. Neruda et Leihulm avaient pris la tête de leur expédition, chacun la main posée sur le pommeau de leur épée. Neruda, plus tendu que jamais, surveillait constamment les environs ainsi que ceux qui l’accompagnaient. Lise se sentait mal à l’aise. Craignait-il vraiment que quelqu’un les attaque ? Ou se méfiait-il d’eux et envisageait-il une embuscade ? Cela lui paraissait juste totalement surréaliste. Lassée par la monotonie du trajet, Lise se perdit dans ses pensées.

Leihulm affirmait ne pas connaître Pavella. Pourtant, la petite les avait déjà rencontrés tous les deux. C’était certain, cela se voyait dans son regard et elle savait leur nom. Alors pourquoi mentir et ne pas admettre la vérité ? Lise avait voulu croire à la bonne foi de ses compagnons, mais là… Même avec la meilleure volonté du monde… Elle ne pouvait pas s’empêcher de douter. Il faudrait qu’elle demande à Pavella comment elles s’étaient rencontrées pour trouver ce qu’on lui cachait. Peut-être que…

La voix de Leihulm, sèche et sans appel, la ramena brutalement sur terre.

— Lise ! Va te mettre à l'abri avec Pavella, ne sors pas avant que je te le dise !

Dans un ensemble parfait, Leihulm et Neruda s’arrêtèrent. Ils saisirent leur épée et se mirent en position défensive. Lise s’était figée, Pavella toujours agrippée à ses vêtements, terrorisée. Lise regarda aux alentours sans comprendre ce qui avait provoqué ce changement total de comportement des deux guerriers. Sans un bruit, des hommes surgirent d’entre les arbres. Ils portaient des armures en cuir sombre qui se fondaient parfaitement dans l’obscurité des sous-bois. Si elle n’y avait pas prêté attention, elle ne les aurait peut-être même pas distingués, avec leur discrétion et leur camouflage. Les trois inconnus maniaient des épées courtes, plus adaptées à un environnement restreint. Après un instant d’immobilité, un combat s’engagea.

Incapable de bouger, Lise fixa les passes d’armes sans réaliser ce qui se déroulait juste devant elle. Elle voyait les parades, les attaques et les feintes se succéder à un rythme effréné. Neruda ne paraissait pas pénalisé par sa petite taille et il se débrouillait aussi bien que Leihulm. À eux deux, ils parvenaient à tenir tête à leurs adversaires, alors qu’ils se trouvaient en infériorité numérique. Lise se sentit trembler. Les chocs entre les lames lui agressaient les oreilles, elle ne réussissait même pas à suivre correctement ce qui se passait. Cette scène ressemblait à tant d’autres, vues dans des films. Mais cette fois-ci, elle restait tétanisée. Il s’agissait d’un vrai combat. À la première erreur ou faiblesse, les épées tailladeraient dans les chairs, comme lorsqu’elle s’était coupée à l’auberge. Comment ce genre de lutte pouvait leur paraître… Normal ? Ils réagissaient avec tant de naturel et d’habitude…

Un glapissement de peur tira Lise de sa torpeur. Pavella se trouvait au bord des larmes. Sans plus essayer de comprendre ce qui se passait, elle se pencha et l’attrapa dans ses bras. Elle s’éloigna sans un regard en arrière, jusqu’à ne plus entendre les bruits de combat. Elle repéra ensuite un tronc d’arbre particulièrement large et se cacha derrière. Le plus intelligent aurait été de retourner à la clairière, d’aller prévenir Maxhirst et Rudy et de revenir avec des renforts. Mais elle ne se sentait pas capable de faire un pas de plus, ses jambes tremblaient trop et ses dents s’entrechoquaient. L’esprit complètement vidé, elle entendait juste son cœur battre à tout rompre. À ses pieds Pavella s’était accroupie et gardait les mains crispées sur sa tête. Elle ne devait pas offrir une image beaucoup plus reluisante que cette gamine terrorisée. Pourtant, elle avait appris à se défendre, ou elle avait su au moins. Elle en avait eu plusieurs preuves, face à Rudy ou à Leihulm. Alors pourquoi en situation de crise, n’était-elle plus capable de rien ?

Pavella hurla. Lise redressa immédiatement la tête. Un homme se rapprochait calmement d’elles, une dague dans chaque main. Il ne s’agissait pas de l’un des guerriers qui avaient attaqué Leihulm et Neruda. Celui-ci avait dû rester en retrait, caché. Il saisissait juste l’occasion de s’occuper de proies faciles. Lise trembla sans pouvoir se maîtriser. Il fallait qu’elle fuie avec Pavella. Tout de suite ! Mais la petite paraissait tétanisée et si elle devait la porter, elles ne distanceraient jamais leur agresseur. Elle devait faire quelque chose, au moins donner une chance à Pavella de se sauver. Sans ménagement, Lise lui secoua le bras.

— Cours ! Vas-y le plus vite possible et ne te retourne pas !

Pavella la fixa avec ses grands yeux bleu foncé, remplis d’étonnement. Serrant les dents, Lise la poussa pour l’inciter à s'enfuir. Après quelques pas hésitants, elle commença enfin à détaler, aussi rapidement que ses pieds nus le lui permettaient sur le sol traître des sous-bois.

— Tu ne fais que retarder son sort et la paniquer un peu plus. Elle serait partie plus tranquillement si vous étiez toutes les deux restées bien sagement ici.

L’inconnu parlait d’une voix posée et douce, presque reposante. S’il n’avait pas tenu d’armes, elle aurait pu prendre ses paroles pour amicales. Lise se força à garder son calme. Elle devait gagner du temps. Avec un peu de chance, Pavella retournerait à la clairière et Maxhirst comprendrait que quelque chose clochait ou Leihulm viendrait voir ce qui se passait de son côté.

— On me dit souvent que je fais chier à n’en faire qu’à ma tête, alors une fois de plus ou de moins.

Lise tentait de fanfaronner pour se donner du courage, mais elle ne se convainquait pas elle-même. Il continuait de se rapprocher lentement, en prenant tout son temps. Lise n’osait pas déguerpir à son tour. Elle sentait qu’offrir son dos à une dague n’était pas la meilleure idée du siècle. Elle se contenta donc de reculer doucement, contournant l’épais tronc d’arbre pour le garder entre elle et son agresseur.

— Pourquoi vouloir nous tuer ?

— Les ordres, répondit laconiquement l’inconnu. Mais je ne viens pas pour toi.

L’homme arrêta d’avancer et abaissa très légèrement ses lames, comme pour prouver sa bonne volonté.

— Je n’ai qu’un message à te transmettre. Quelqu’un a payé une fortune pour que tu saches qu’actuellement, il y a trois contrats qui courent sur ta tête. La prochaine fois que tu croiseras un membre de l’Aile du Corbeau, cela sera pour t’apporter la mort. Rentre chez toi gamine, c’est la meilleure solution.

Lise resta abasourdie.

Des contrats sur sa tête ? Mais qui ? Et pourquoi ? Les Connaws, elle pouvait comprendre, mais les autres ? Et pourquoi la prévenir ainsi ? Ça n’avait aucun sens !

— Qui veut me tuer ? Et pourquoi me le dire ?

— On me paie, je m’exécute. Cela ne va pas plus loin. Et d’ailleurs… Je dois tout faire pour te convaincre de la menace.

Perturbée par la réponse, Lise n’avait pas remarqué que la démarche de l’homme s’était faite beaucoup plus silencieuse et plus fluide. Il s’était rapproché d’elle sans qu’elle en prenne conscience. Il s’était visiblement lassé de ses piètres tentatives de cache-cache pour gagner du temps.

— Quelques blessures et une main en moins devraient suffire.

Un réflexe salvateur la jeta en arrière et la lame ne fit que l’effleurer sans lui causer de tort. L’inconnu parut surpris par sa vitesse de réaction. Elle aussi. Sans lui laisser la possibilité de se ressaisir, il enchaîna les attaques avec ses deux dagues. La proximité du tronc le gêna, ce qui permit à Lise de reculer et d’esquiver un temps, parfois de peu. Des estafilades rouges commençaient à apparaître sur ses bras et son torse, dont l’une particulièrement profonde qui saignait abondamment. Heureusement, l’adrénaline faisait qu’elle ne sentait pas la douleur. Pas encore. La panique reprit rapidement ses droits et elle trébucha sur une racine qu’elle avait pourtant remarquée. Le guerrier allait lui asséner un coup de pied, mais elle roula sur le côté juste à temps.

Depuis le début de l’affrontement, elle espérait un miracle. Que, comme à chaque fois qu’elle avait été en danger, son corps agisse de lui-même et règle le souci. Cet instant n’arriva pas et elle comprit qu’elle devait prendre elle-même les choses en main. Elle était la seule personne à pouvoir s’aider.

 « Réagis ! Tu dois pouvoir te défendre contre tous types d’armes et te débrouiller toute seule. Vise les points sensibles et frappe avec vitesse et souplesse, c’est tout ce que tu dois savoir. »

Une voix tranchante et dure, avec pourtant un voile de douceur masqué. Un souvenir. Nélya.

La panique disparut brutalement de l’esprit de Lise.

Toujours allongée au sol, elle se débattit comme si elle ne parvenait plus à se relever. L’homme s’approcha sans se méfier plus que de mesure. Lorsqu’il fut suffisamment près, elle s’accroupit, tendit sa jambe et tourna sur elle-même. Elle faucha alors les chevilles du guerrier qui chuta. Elle doutait qu’une telle manœuvre eût fonctionné sans l’effet de surprise, mais elle s’en foutait.

Sans prendre le temps de réfléchir, elle se remit sur pieds. La solution la plus évidente aurait été de fuir. Mais si elle ne poussait pas son avantage maintenant, elle n’aurait probablement pas de deuxième chance. Luttant contre son instinct qui lui hurlait de partir, Lise se jeta sur l’homme. Elle écrasa l’une de ses mains jusqu’à ce qu’il lâche son arme. Sans lui permettre de brandir sa deuxième lame, elle se laissa tomber sur lui, un genou dans son ventre. Dans un même mouvement, elle abattit son poing sur sa gorge, la tête de l’assassin claqua violemment contre le sol. Un soubresaut agita l’homme et il arrêta de bouger.

Lise resta immobile, à moitié allongée sur l’inconnu. Ses dents s'entrechoquaient et elle tremblait de tout son corps sans pouvoir s’en empêcher. Elle se sentait glacée jusqu’aux os, trempée de sueur. Elle savait qu’elle devait partir, s’enfuir, aller retrouver Pavella. L’assassin respirait toujours, il risquait de se réveiller et de l’attaquer. Mais, complètement tétanisée, elle ne parvenait plus à bouger. Sa vue se brouilla et ses oreilles bourdonnèrent. Elle resta longuement immobile, figée. Cette fois-ci, elle avait eu conscience de tous ses mouvements, elle avait maîtrisé son enchaînement du début à la fin. Et se sentir capable d’assommer ainsi un homme armé et entraîné l’effrayait. Elle se faisait peur.

Est-ce qu’elle avait déjà tué quelqu’un ? De quoi était-elle réellement capable ?

Au bout d’une petite éternité, quelqu’un lui attrapa les poignets et la tira sur le côté. Elle n’eut même pas le réflexe de craindre pour sa vie. Elle avait l’impression qu’on lui posait des questions, mais elle ne comprenait rien. Quelqu’un la serra contre lui et lui parla d’une voix douce et grave. Au fil des minutes, elle sentit qu’elle se réchauffait et qu’elle arrêtait de trembler.

— Calme-toi, ça va aller. Tu es en sécurité maintenant.

Lise reconnut Leihulm. Elle reprenait peu à peu à peu contact avec la réalité. Angoissée, elle s’écarta et scruta les alentours. Les souvenirs revenaient l’agresser.

— Il… Il y avait un homme, il nous a attaqués avec Pavella et…

— Ne t’inquiète pas. Pavella nous a retrouvés, on s’est occupé de tout.

Les yeux de Lise tombèrent sur l’assassin qui lui avait parlé. Neruda lui attachait les chevilles et les poignets sous le regard curieux de Pavella. Cette vision termina de la détendre qui respira enfin normalement. Leihulm lui ébouriffa les cheveux.

— Tu t’es bien débrouillée. Mais évite de recommencer, tu n’es pas censée savoir parfaitement bien te battre.

— Tu aurais préféré que je me laisse tuer ? se renfrogna Lise.

— Non, bien sûr. Mais fais attention à toi.

Leihulm désigna ses plaies. Même s’il se moquait gentiment d’elle, il s’était vraiment inquiété et semblait soulagé de constater que le choc était encaissé. Enfin calmée, elle prit le temps de détailler Leihulm. Il ne paraissait pas blessé, malgré des éclaboussures de sang sur ses vêtements.

— Ça… Ça s’est bien passé pour vous ?

— Oui, sans soucis. L’intendant mérite vraiment sa réputation d’excellent combattant ! Il n’y a plus de menace. Et grâce à toi, on pourra interroger celui-là pour en savoir plus sur…

Un sifflement l’interrompit. Sans la moindre prévenance, Leihulm attrapa le bras de Lise et la tira sur le côté. Elle écarquilla les yeux sans comprendre et fixa la scène comme au ralenti, observant sans vraiment réaliser ce qui se passait. Une ombre s’était jetée sur Neruda pour le plaquer par terre. La seconde d'après, une flèche se planta dans le torse du guerrier qui l’avait attaquée. Rapidement, d'autres suivirent.

Le temps retrouva son rythme normal et elle percuta le sol. Sa vue se brouilla un instant, des bruits de lutte lui parvinrent, ainsi que des cris.

— Il restait un archer !

Quand Lise se redressa, l’affrontement s’était déjà achevé. L’homme embusqué s’était caché dans un arbre. Il gisait maintenant sur ses racines, sa nuque formant un angle étrange. Lise se releva, particulièrement endolorie entre ses blessures et les chutes. Pavella paraissait terrifiée par cette nouvelle péripétie, mais elle trottina résolument vers Neruda qui parlait avec un... énergumène. L’espace d’un instant, Lise crut voir Eishik et ses bandelettes. Mais cette fois-ci, les bandes de tissus étaient dans un camaïeu de bleu et elles restaient serrées autour d’un corps sans forme, entre homme et femme. L’inconnu portait des bottes et des gants beiges, ainsi qu’un masque qui ne laissait aucune ouverture au niveau du visage. Contrairement à Eishik, on n’apercevait ni les yeux, ni de mèches de cheveux, ni aucune parcelle de peau. Les bras croisés dans son dos, l’étrange individu attendait que Neruda termine de parler sans ternir compte de sa posture menaçante.

— J’exige de savoir qui vous êtes et comment vous avez fait pour pénétrer dans l’enceinte du Sanctuaire. J’aimerais de plus connaître la raison de votre agression et qu’est-ce que vous espérez y gagner.

— Une agression ?! fit une voix de femme. Tout de suite les grands mots ! Si je ne t’avais pas jeté sur le côté, tu serais mort en même temps que le bandit !

— Cessez cette familiarité, nous n’avons pas été élevés ensemble. Et cela ne répond pas à mes…

— Ça t’arrives d’enlever le balai que t’as dans le cul ?

Excédée par les questions, l’inconnue avait coupé la parole de l’intendant. Celui-ci pâlit, la bouche entrouverte. Il n’avait visiblement pas l’habitude que ses interlocuteurs répliquent, surtout d'une telle manière. Un tic agita son visage qui se ferma d’un coup, sans plus trahir aucune émotion. Il tira son épée et la brandit devant lui.

— Tout doux mon p’tit, ça sert à rien de monter sur tes grands chevaux avec moi ! Tu n’arriveras pas à me tuer et ce n’est pas dans ton intérêt de toute façon.

— Il est dans mon intérêt de vous laisser m’insulter sans rien dire ?

— Il est dans ton intérêt de me supporter surtout. Je suis ta Gardienne.

— Ma Gardienne ? Et puis quoi encore ?

— Quoi ?! Ludificus t’as pas prévenu ? C’est quoi ce dieu de merde ?

À défaut d’afficher des mimiques expressives, l’inconnue exécutait de grands gestes pour montrer son agacement. Dans son énervement, sa main percuta un tronc, probablement plusieurs fois centenaire. L’arbre fut projeté sur le côté, déraciné comme s’il s’agissait d’un simple piquet mal planté. La Gardienne ramena précipitamment ses bras près de son torse.

— Oups. Je contrôle pas encore ma force. Un peu trop de changements d’un coup.

Après un instant d’hésitation, Pavella termina de s’approcher de l’inconnue et saisit l’une de ses bandelettes pour attirer son attention. Lise se précipita en avant, se souvenant de ce qui se passait avec Eishik, mais cette fois-ci les bandes de tissu ne réagirent pas.

— Yphen ! C’était à moi de lui annoncer, mais j’ai pas eu le temps, je suis désolée.

Elle baissa les yeux sur l’enfant.

— Petite ! Ça fait plaisir de te voir !

La dénommée Yphen leva une main pour ébouriffer les cheveux de Pavella, mais elle se ravisa à la dernière seconde, craignant un nouveau désastre. À la place, elle se tourna vers Neruda, aussi tendu et fermé qu’une statue.

— Tu me crois maintenant ? La petite protégée de Ludificus confirme et tu penses que quelqu’un de normal serait capable de faire ce que je fais ? Ou de s’habiller comme moi par plaisir ?

Presque malgré lui, Neruda hocha la tête. Il n’avait pas besoin de répondre pour que la Gardienne continue à parler, comme si elle prenait plaisir à s’entendre.

— Bien sûr, Yphen, c’est pas mon vrai nom, mais bon, on s’en fout. Ludificus m’a ordonné de tout faire pour te protéger, ce que je vais donc m’efforcer de faire. Tu vois, tu as plein de raisons de me supporter ! Tu as un allié puissant avec moi. À ton avis, comment ton handicapée de fiancée a pu rester en vie aussi longtemps paumée toute seule ? Alors que l’Aile du Corbeau en avait après elle et ses pouvoirs ?

Neruda se crispa d’un coup, les yeux écarquillés.

— Pardon ?

— Tu ne savais pas ? L’Aile du Corbeau est venue ici pour Téthys. Ses capacités sont devenues célèbres dans le milieu et certains avaient tout intérêt à la faire taire. Définitivement. Essaie de mieux garder ton empotée à l’avenir et remercie-moi !

Yphen s’interrompit, comme si elle attendait des applaudissements ou une gratitude enfiévrée. Seul le bruit du vent lui répondit. Elle haussa les épaules, visiblement déçue.

— Ba, de toute façon… Tu auras tout ton temps pour m’apprécier ! Je dois filer, je ne compte pas jouer au toutou et te coller les basques. Ta chère Téthys est un peu plus loin, par là. Cette andouille s’est paumée dans les bois. Elle est pas censée vivre ici

 

depuis son plus jeune âge ? Je crois que tu n’aurais pas pu dénicher pire promise !

Avant que Neruda ne puisse répliquer sèchement, Yphen sauta. Elle disparut dans les branches hautes et aucun bruit ne trahit sa présence ou sa fuite. Sans perdre de temps, Neruda s'élança dans la direction indiquée par Yphen. Lise le suivit par réflexe, sans trop savoir ce qu’elle s’attendait à découvrir. Au bout de plusieurs minutes, elle parvint dans une nouvelle clairière. Elle y trouva Neruda, serrant dans ses bras une petite brune au corps svelte. L’intendant paraissait transfiguré, totalement différent d’un peu plus tôt, les épaules totalement relâchées.

— Je suis désolé.

Ces quelques mots, à peine murmurés, résonnèrent pourtant dans les sous-bois. Il y avait tant de tristesse dans l’intonation, ainsi que du désespoir, que cela comprima le cœur de Lise. Téthys raffermit son étreinte.

— Ce n'est rien voyons, je sais bien que tu es grognon de temps en temps, si je t'en voulais à chaque fois, je n'aurais pas fini.

Lise sentit une main se poser doucement, mais fermement sur son épaule.

— Ceci ne nous concerne plus, chuchota Leihulm. Laissons-les tranquilles.


Lise se détourna. Elle gardait un goût amer des derniers évènements. Malgré le tableau idyllique, quelque chose clochait. Le malaise restait présent dans son esprit.

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Jibdvx
Posté le 09/02/2020
Un peu d'action ! Par contre ce sanctuaire est un vrai gruyère. En même temps si les fonds partent dans le budget habillement de Ludificus ça l'étonne pas XD De plus en plus énigmatique celui-là d'ailleurs. Il a l'air au courant de tout sans pouvoir agir directement on dirait.
Flammy
Posté le 10/02/2020
Re-Re-Coucou !

Tout de suite, c'est pas un gruyère, juste, c'est le dernier lieu à la mode bien prisé :p Mais oui, la budget fringue est pas mal x) Après, c'est un honneur pour un couturier de l'habiller, donc bon, il va pas payer en plus quoi :p Et pour ce que sait/fait Ludificus, c'est un peu le grand mystère ^^

Merci beaucoup pour ta lecture et ton commentaire =D

Pluchouille zoubouille !
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