III.10 Le Sanctuaire

Par Flammy

Chapitre 10 : Le Sanctuaire

 

~907 jours avant le cataclysme

 

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Les Tempous ressemblent en tous points aux Humains classiques et vivent en général parmi eux sans que personne ne se doutent de leur gent réelle. Il n’y a aucune culture particulière ou tradition qui les différencie des autres, juste un pouvoir particulier que les Tempous sont les seuls à posséder et qui se transmet de parents à enfants. Les Tempous sont capables de manipuler le temps. Ou plutôt, étaient. Ils ont aujourd’hui disparu, suite à des purges menées il y a plusieurs siècles sur tout le continent. Ce pouvoir unique inquiétait trop. La possibilité de changer l’Histoire… Malgré le temps écoulé, le spectre des Tempous parvient encore à effrayer.

Notes de max.

 

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Lise se réveilla en fin de matinée, parfaitement sereine et reposée pour la première fois depuis longtemps. La proximité de la mer rafraîchissait l’atmosphère et lui avait permis de mieux dormir que dans Vianum. Sa faiblesse de la veille était oubliée, déjà loin. Physiquement en tout cas. Elle en gardait une impression de malaise qu’elle repoussait fermement dans un coin de son esprit. Elle avait cru se rappeler une trahison de ses camarades. Mais elle avait peut-être juste déliré.

Et puis… Sans plus d’informations, comment réagir ?

Plus que jamais, son amnésie la laissait démunie. Il lui manquait trop d’éléments, trop de personnes anonymes la connaissaient. Elle se sentait comme handicapée et cela la dérangeait profondément. La solution aurait été de fausser compagnie à ses protecteurs. Mais une semaine de visite dans Vianum lui avait suffi pour comprendre qu’elle ne pouvait pas encore se débrouiller seule. Sans parler de se perdre, elle commettait parfois des impaires sans le savoir, ne possédait pas d’argent et n’avait aucune idée de comment survivre. Pour des raisons purement matérielles, elle était totalement dépendante des autres.

Et puis…

Malgré tout, elle avait envie de leur faire confiance. C’était peut-être une erreur mais… elle aviserait plus tard.

Après s'être rafraîchie, Lise quitta sa chambre, d’une humeur massacrante. Elle avait eu beau fouiller partout, elle n’avait pas trouvé ses vêtements. Juste une robe. Une saloperie de robe. La personne qui lui avait volé ses affaires allait l’entendre hurler. Elle était tellement aveuglée par la Colère qu’elle ne fit pas attention à son trajet. Elle se retrouva rapidement perdue dans un dédale de longs couloirs blancs, sans aucune décoration et où tout se ressemblait. Elle avait le sentiment de tourner en rond, au point de n’être même pas certaine de pouvoir retourner à sa chambre avec toutes les portes si semblables.

Des bestioles étranges voletaient dans les corridors, de sortes de petits oiseaux qui la suivaient, d’abord un, puis deux et trois. Maintenant, une demi-douzaine de volatiles se pressait autour d’elle. Lise avait beau accélérer, elle ne parvenait pas à s’en débarrasser ou à trouver une sortie. Pourtant, la veille, le temple ne lui avait pas paru aussi gigantesque de l’extérieur. Malgré ses longues errances, elle n’avait croisé personne qui aurait pu la renseigner. Elle commençait à s’énerver, agacée par les piafs qui volaient devant ses yeux, lorsqu’elle entendit des bruits de pas. Sans réfléchir, Lise se précipita en avant. Au détour d’un couloir, elle faillit percuter Rudy.

— Lise ! Ça fait un moment que je te cherche ! Pourquoi tu n’as pas regardé les messages envoyés par Max ?

— Quels messages putain ?! J’ai plus de batterie sur mon portable et ya pas de réseau de toute façon !

Lise sentait s’éveiller des envies de meurtres. Elle se perdait depuis trop longtemps pour accepter la moindre remarque, surtout provenant de Rudy et de son énervant sourire. Il leva ses mains tatouées en signe d’apaisement.

— Je parlais d’eux ! Je pensais que Lei t’avait montré comment ça marche.

Rudy avait pointé un doigt vers les bestioles qui lui tournaient toujours autour. En les détaillant pour la première fois avec attention, elle constata qu’il s’agissait de grues en papier.

— Tends la main, tu vas voir.

Sceptique, Lise s’exécuta. Aussitôt, les petites créatures se déposèrent les unes après les autres dans sa paume, se dépliant et dévoilant des inscriptions étranges. Elle les fixa sans comprendre.

— Je suis censée pouvoir décrypter ça ? grogna-t-elle.

Les yeux de Rudy s’illuminèrent.

— C’est vrai, j’avais oublié ! On a jamais eu le temps de t’apprendre à lire. C’est pour ça que Max me disait de suivre tes messages pour te retrouver. Même en t’expliquant le chemin, ça n’aurait servi à rien.

Il laissa échapper un petit rire et repoussa quelques mèches rousses, un peu gêné.

— Je suis un peu tête en l’air parfois.

Le poing de Lise se crispa sur les morceaux de parchemin. La Colère ronflait de plus en plus. Rudy la prenait pour une abrutie. Peut-être que… Peut-être qu’il y avait bien eu une trahison. Peut-être qu’ils se jouaient vraiment d’elle. Peut-être…

— Tu as faim ? lança joyeusement Rudy. Je peux t’emmener aux cuisines du Sanctuaire si tu veux ! L’intendant n’a pas le temps de s’occuper de nous tout de suite, mais on peut faire comme chez nous. Autant en profiter.

Lise hocha la tête sans laisser échapper le moindre mot. Tout, même Rudy, plutôt que de déambuler encore au hasard dans une enfilade de couloirs parfaitement identiques. Et si au passage, elle pouvait glaner de quoi manger…

Mais quelque part, dans un coin de son esprit, les doutes subsistaient. Comme une douleur qu’on ne parvient pas à oublier.

 

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Après un petit-déjeuner basique dans une ambiance plus qu’austère, Lise exigea de sortir du Sanctuaire. Les murs trop blancs et l’absence de bruits venant de l’extérieur l’étouffaient. Sans parler du regard de Rudy, toujours posé sur elle avec inquiétude, qui l’agaçait prodigieusement. Elle n’allait tout de même pas s’effondrer d’un instant à l’autre ! Mais l’incident de la veille semblait avoir réveillé ses instincts de mère couveuse. Il accepta sans même tenter de discuter, mais se permit quand même une remarque.

— Essaie de ne pas te jeter dans le vide cette fois-ci !

Il récolta un coup de poing dans les côtes, ce qui ne l’empêcha pas de rire. Quelques minutes plus tard, ils sortaient du temple et parvenaient sur la plate-forme rocheuse, suspendue au-dessus de la mer. Le paysage qui s’offrait à Lise paraissait toujours aussi incroyable, défiant toutes les lois de la physique. Comment seules quelques passerelles pouvaient maintenir une telle structure ? L’existence même des différents ponts était improbable, sans aucun pilier pour les soutenir. Lise s’approcha précautionneusement du bord et jeta un coup d’œil en contre-bas. Les vagues s’abattaient avec violence sur les falaises sans les affecter. Les parois formaient un arc de cercle parfait, comme épargnées par l’érosion naturelle. Le Sanctuaire de Ludificus semblait avoir été construit et maintenu en l’état depuis par sorcellerie. Étrange. Tout comme l’absence de personnes vivant dans les environs. Depuis son réveil, Lise n’avait croisé que Rudy et le cuisinier.

L'endroit était vide de toutes traces de vie. Drôle de lieu de culte.

 

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Rudy regarda Lise s’éloigner, prêt à intervenir sans pour autant le montrer. Il tenait à ses oreilles.

— C’est normal qu’il n’y ait personne ici ? demanda-t-elle. Je me serais attendue à voir… des moines, des prêtres, quelque chose !

Il souffla pour repousser quelques mèches de cheveux. Il n’avait pas compris tous les mots mais il avait l’habitude. Elle utilisait parfois des termes de sa langue natale, soit sans s’en rendre compte soit parce qu’elle ne connaissait pas l’équivalent. Il avait appris à en faire abstraction pour ne pas vexer Lise.

— Normalement, les Protecteurs divins, des guerriers, vivent en permanence dans le Sanctuaire pour le garder. Mais Thétys, la fiancée de l’intendant, a disparu depuis plusieurs jours. Vu qu’elle est aveugle, c’est inquiétant. Ils la cherchent dans les terres aux alentours, qui appartiennent aussi à Ludificus. Ils…

Rudy s’interrompit. La passerelle, située au-dessus de la mer, était régulièrement battue par les vents, calmes jusque-là. Une bourrasque venait de souffler brusquement, remontant depuis la surface des vagues et s’engouffrant sous la jupe de Lise. Elle réagit immédiatement et plaqua le tissu léger contre ses jambes. Rudy s’approcha.

— Tu as besoin d’aide ?

Putain, fait chier ! Pas touche, espèce de pervers !

Elle pesta un instant, le temps que la rafale s'arrête. Lorsqu’elle redressa les yeux, la sollicitude de Rudy l’énerva.

— Quoi ?! Tu veux ma photo ?

Sans attendre de réponse, Lise s’engagea sur l’une des passerelles, choisie au hasard, pour fuir les bourrasques.

— A-Attends ! tenta de l’arrêter Rudy.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Les Protecteurs divins sont assez à cran en ce moment, entre la disparition de Thétys et les incursions de bandits. Il vaudrait mieux ne pas s’éloigner, ils risqueraient de nous prendre pour des intrus.

Lise ne ralentit même pas. Elle continua à marcher, fixant son regard au loin pour ne pas se concentrer sur le vide de chaque côté d’elle.

— Je refuse de rester ici et le Sanctuaire me déprime ! répliqua-t-elle sèchement. Je vais visiter, fais ce que tu veux toi.

Rudy soupira mais n’essaya pas plus de la dissuader. Il risquait surtout de l’énerver et de provoquer un accident. Il lui emboîta le pas sans une pensée pour le vide. La veille au soir, il avait rencontré la plupart des résidents et il espérait que s’ils croisaient quelqu’un, sa présence suffirait comme gage de leur bonne foi. Et puis, vu la situation, il n’aurait jamais laissé Lise seule. En temps normal, elle n’aurait couru aucun danger dans le domaine de Ludificus, complètement coupé du reste du monde. Tous les accès étaient étroitement surveillés en permanence. Mais depuis plusieurs lunes de bronze, des malfrats parvenaient à pénétrer sur le territoire divin. Ils attaquaient les paysans qui pourvoyaient le Sanctuaire en nourriture et détruisaient leurs cultures.

Frédérick, le second de l’intendant, avait longuement parlé de ces soucis avec Leihulm la veille. Le Protecteur avait voulu l’engager pour enquêter sur ces incursions du côté de Vianum, mais son maître avait décliné l'offre. Il refuserait tout travail tant qu’il n’aurait pas résolu les problèmes de Lise avec les Connaws. Frédérick avait manifesté sa déception mais il avait accepté la décision, sans même tenter sa chance auprès de Maxhirst, comprenant qu’il obtiendrait la même réponse.

 « Je comprends que vous ayez d’autres problèmes en tête. Mais si vous entendez quelque chose susceptible de nous aider, nous vous serions très reconnaissants de nous transmettre vos informations. Des rumeurs évoquent des raids supervisés par l’Aile du Corbeau. Quelqu’un les paierait grassement pour saper le Sanctuaire, sans que l’on sache pourquoi ou qui. »

Rudy souffla, repoussant quelques mèches de cheveux. Qui serait assez fou pour attaquer le Sanctuaire d’un dieu ? Ludificus ne s’était pas attiré que de la dévotion au cours des âges, mais il s’était toujours montré très possessif avec ce qui lui appartenait et récolter sa colère n'augurait jamais rien de bon. Enfin, d’après les légendes et les histoires de ménestrels. Selon les Protecteurs, cela faisait des générations que Ludificus ne s’occupait pratiquement plus de son domaine. Il se contentait d’y passer de temps à autre pour donner quelques instructions, sans plus. Il était arrivé qu'il n’y vienne pas pendant plus de dix lunes d’or. Pour des guerriers divins, ils paraissaient plus désabusés que les habitants de Vianum vis-à-vis de leur dieu. Dans la cité, il était vénéré et adulé. Dans son Sanctuaire, il était jugé comme un enfant capricieux, même si personne ne l’aurait exprimé si franchement à voix haute.

Rudy fut tiré de ses pensées par Lise. Elle avait emprunté au hasard l’un des chemins qui s’enfonçaient dans les parois jusqu’à une vaste zone, encaissée dans la roche. Une dizaine de personnes s’y occupaient de champs et de vergers, ainsi que de quelques têtes de bétail. Mais ce n’était pas ce spectacle qui ébahissait Lise.

— Dis ! C’est pas naturel ça ! C’est de la sorcellerie ?

— Euh… Où ça ?

Rudy se passa une main dans les cheveux, un peu gêné. À force de vivre avec Maxhirst, il finissait par ne plus remarquer les manifestations anormales. Petit, il avait mis plusieurs lunes d’or avant de comprendre que, chez les autres, les couteaux ne s’occupaient pas tous seuls des légumes en lévitation à plusieurs mètres au-dessus du sol. Lise lui montrait tout le terrain, parfaitement plat et délimité par des murs rocheux qui formaient un cercle comme tracé au compas. De l’eau jaillissait d’une source au centre de la zone et s'écoulait en un réseau de ruisseaux qui quadrillait les champs aux alentours.

— C’est pas normal un endroit comme ça ! Toutes les pierres sont lisses et la forme, c’est trop rond pour être apparu comme ça, expliqua-t-elle.

Lise détaillait le paysage comme s’il s’agissait d’une aberration.

— C’est géologiquement impossible !

— Gélosi-quoi ?

Géologie, s’agaça Lise. C'est la science qui étudie comment se sont formés la Terre, les continents et tout ça.

Lise resta pensive un instant. Rudy ne saisissait pas le problème.

— Comment s’est formé le monde ? Ba par sorcellerie, non ? C’est ce qui s’est passé pour Kaea en tout cas.

 

~0~

 

Lise s’étrangla en entendant la réponse.

— Quoi ?!

Elle ne savait pas que penser de cette nouvelle.

Est-ce que Kaea était restée à l’équivalent de l’Antiquité, avec une multitude de mythes idiots, ou s’agissait-il vraiment de la réalité ? Après tout, la sorcellerie et les dieux existaient bel et bien dans cet univers. Alors pourquoi pas ne pas envisager une telle création du monde ? Les lois de la physique étaient-elles seulement les mêmes ici ? La planète n’était peut-être même pas ronde ! Lise enfouit son visage dans ses mains. Kaea devenait beaucoup trop étrange et incohérente pour elle. Devant son désarroi apparent, Rudy essaya de reprendre maladroitement ses explications.

— C’est ce que Max m’a toujours raconté en tout cas. C’était le sujet de recherche de son père. Quand on s’y connaît en sortilèges, il semblerait que la forme des paysages s’explique plutôt bien. Mais j’ai jamais vraiment compris ça, sans maîtriser la sorcellerie, c’est pas simple. Mais je suis sûr que Max accepterait de t’expliquer si tu lui demandes.

— Pas la peine. J’abandonne.

Visiblement, sur Kaea, la sorcellerie remplaçait totalement la science. Est-ce qu’au moins, la gravité existait bien ? Ou un sort la maintenait-elle au sol ? Frustrée, Lise se remit en route. Surpris par son brusque départ, Rudy prit un peu de retard et courut pour la rattraper. Elle ignora les salutations des paysans qui travaillaient et s’engagea dans un nouveau chemin qui perçait la falaise. Au bout de quelques minutes de marche, elle parvint à une forêt de chênes. Elle aurait voulu s’enfoncer dedans, mais des hommes en armures se tenaient là. Le visage fermé, ils se raidirent à la vue de Lise. Rudy posa une main sur son épaule pour l’arrêter et passa devant. Il sourit largement et montra ses paumes en signe d’apaisement.

— Bonjour ! Nous nous sommes rencontrés hier soir, au Sanctuaire. Voici Lise, mon amie qui ne se sentait pas bien, elle va mieux aujourd’hui.

— Sieur Neruda avait ordonné que les invités ne sortent pas de leur chambre avant que les intrus ne soient retrouvés.

Le soldat avait parlé d’une voix froide et tranchante. Il ne donnait pas l’impression d’éprouver la moindre sympathie pour Rudy ou même de l’avoir déjà côtoyé. Coupé dans son élan, Rudy s’arrêta net. Gêné, il laissa échapper un soupir qui agita les mèches de cheveux qui retombaient devant ses yeux.

— En fait, mon maître Leihulm avait proposé son aide et elle avait été acceptée. Nous pensions que nous pourrions aussi vous prêter main-forte.

Lise croisa les bras et fixa le dos de Rudy, le visage renfrogné. Il semblait mal à l’aise de la réaction des gardes, mais si elle n’avait pas su qu’ils se trouvaient là à cause de ses lubies, elle n’aurait pas deviné qu’il mentait. Elle n’aurait jamais imaginé qu’il puisse raconter des histoires aussi naturellement, lui qui paraissait toujours si franc. Elle avait eu raison. Trop souriant pour être honnête. Il cachait mieux son jeu que ses manières ouvertes ne le laissaient présager. Entre ça et ses réminiscences lors de sa crise de délire… Elle se sentait mal à l’aise en sa présence, tiraillée entre l’impression qu’il ne pourrait jamais lui faire du mal et qu’il la trahirait à la première occasion.

Est-ce qu’il lui avait déjà menti ? À quel point ? Et sur quels sujets ?

Les deux hommes en armures échangèrent quelques mots à voix basse. Finalement, l’un des deux s’enfonça dans la forêt tandis que l’autre continuait de les surveiller, sa lance pointée en avant. Loin de s’inquiéter, Rudy sourit. Il patienta en silence et, quelques minutes plus tard, le soldat revint accompagné par Maxhirst. Celui-ci s’avança en remontant ses lunettes sur son nez. Lorsqu’il fut proche de Rudy et Lise, il claqua des doigts.

— Je croyais que vous deviez rester au Sanctuaire ?

— Il était hors de question que je reste plantée comme une idiote dans ce coin paumé !

Malgré l’exclamation, les gardes ne bronchèrent pas.

— J’ai juste lancé un sort pour qu’ils ne nous entendent pas, commenta Max devant l’expression surprise de Rudy. Ils sont déjà tendus, pas besoin d’en rajouter. Il faut garder profil bas.

Malgré ses remontrances, Maxhirst gardait un visage doux et n’élevait pas la voix, comme toujours. Avec son caractère constant, il semblait incapable de réellement s’énerver. Il reprit, toujours sur le même ton.

— Téthys, la disparue, a été vue dans cette forêt pour la dernière fois il y a deux jours. Le souci c’est que selon des traces retrouvées, c’est aussi là que se cachent les bandits qui se sont introduits dans le territoire de Ludificus. Téthys, avec son handicap, aura de toute façon du mal à retrouver son chemin.  La zone est assez grande et la quadriller correctement prend du temps.

Rudy essaya plusieurs fois de l’interrompre, sans succès. Les deux soldats s’étaient agenouillés et présentaient leur respect. Ludificus était apparu soudainement derrière Maxhirst. Cette fois-ci, il était vêtu d’un pantalon bouffant rouge, avec un corset de la même couleur, brodé d’or. Sous son chapeau haut de forme, ses longs cheveux voletaient malgré l’absence de vent. Il s’exprimait, accompagnant ses paroles de grands gestes des mains, mais à cause du sortilège, ils ne pouvaient pas l’entendre. Ludificus continua comme si de rien n’était.

— Euh, Max, derrière toi.

Maxhirst se retourna. Il sursauta avant de dissiper rapidement la bulle d’isolement. Une voix haute perchée, ponctuée de nombreux trémolos, les atteignit.

— Et voilà, dans ces conditions, j’accepte de vous rendre service, je suis vraiment trop généreux !

Maxhirst remonta ses lunettes sur son nez, terriblement mal à l’aise. Traiter avec Ludificus se révélait toujours compliqué, ses réactions totalement imprévisibles. Que risquaient-ils à avouer qu’ils n’avaient strictement rien entendu ? Le dieu les fixait avec un large sourire, comme s’il attendait des applaudissements ou des cris de joie. Il resta un moment immobile, avant de saisir que quelque chose clochait.

— Ma proposition ne vous convient pas, c’est celaaa ? s’énerva-t-il d’une voix grave. Ces braves gens se révèlent difficiles en affaires à ce que je vois. On tend la main à ses ouailles et elles vous bouffent le bras. Que d’ingratitude et de rustritude !

Ludificus porta la main à son front, comme l’aurait fait une diva surjouant un instant de faiblesse. Derrière lui, les hommes armés se crispèrent, leur lance pointée en avant. Il ne fallait pas insulter leur dieu sur leur territoire, même si celui-ci se montrait aussi capricieux qu’un enfant. Lise fronça les sourcils.

— Rustritude ? Ça existe ce mot ?

Ludificus écarquilla les yeux. Une seconde de silence figea la scène avant qu’il explose de rire et quitte ses manières exagérées. Les poings sur les cuisses, il se pencha en avant pour placer son visage juste devant celui de Lise et lui adresser un clin d’œil aguicheur.

— C’est pour ça que j’adore quand tu es là. N’importe qui d’autre n’aurait rien moufté, ou alors, ils auraient considéré ça comme un nouveau mot et auraient exigé qu’il passe dans le langage courant. Décidément, je t’aime bien !

Il lui asséna une grande tape dans le dos, qui faillit jeter Lise au sol. Rudy la rattrapa de justesse. Ludificus porta ses mains à ses joues et regarda au loin, comme intimidé.

— Oups. J’oublie parfois que j’ai beaucoup plus de forces que vous, mes adorables mortels. Mais ne t’inquiète pas, dans d’autres situations, je suis beaucoup plus tendre et délicat que cela, susurra-t-il, charmeur. Je te montrerais peut-être un jour ma chérie !

Est-ce que Ludificus venait réellement de lui faire des avances, de manière si peu subtile ? Et dire qu’elle pensait qu’il ne pouvait pas baisser plus dans son estime ! Qu’est-ce que Kaea avait pu faire pour mériter une telle caricature de divinité ? Après un dernier éclat de rire, il retrouva un semblant de sérieux et continua sur un ton velouté.

— Au moins, tu m’auras amusé. Pour la peine, je ne vous demanderai, à vous, aucune contrepartie. Ce sera à Neruda de gérer cela. Trouvez ma petite protégée dans la forêt et amenez-la à mon intendant. Elle vous expliquera comment sauver Téthys et à quel prix surtout.

Un doigt sur les lèvres, il leur adressa un clin d’œil. Maxhirst avança d’un pas et prit précipitamment la parole.

— Attendez ! Nous aurions des questions à vous…

Un grand courant d’air souleva un nuage de poussières et les força à fermer les yeux. La seconde suivante, Ludificus avait disparu. Maxhirst remonta ses lunettes sur son nez, le visage sombre.

— Il nous a bien eus. Il ne voulait pas nous répondre.

— En effet. C’est quand je veux, où je veux. Et je vous ai déjà préparé une petite mise en scène, cela serait bête de la gâcher, non ?

La voix de Ludificus provenait de partout et de nulle part à la fois. Il termina sa phrase par un rire léger que le vent emporta. Maxhirst soupira avant de hausser les épaules.

— Il ne nous reste plus qu’à nous plier à ses exigences. Avec un peu de chance, il ne se jouera pas de nous trop longtemps.

Sans commenter plus l’incident, il reprit la direction de la forêt. Cette fois-ci, les hommes armés laissèrent passer Lise et Rudy sans protester.

 

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Maxhirst s’enfonça sans une hésitation dans la forêt. Distraitement, il sortit un morceau de parchemin déchiré de la sacoche qu’il portait toujours en bandoulière. Il ferma le poing et, lorsqu’il rouvrit la main, un pliage de grue apparut et prit son envol. Il leva un doigt pour contrôler la vitesse de l’oiseau de papier et le suivre plus aisément. Maxhirst adressa un sourire doux à Lise qui avait suivi toute la manœuvre avec attention, un air sceptique affiché sur le visage.

— C’est encore la solution la plus facile pour retrouver la trace de quelqu’un. Il s’agit normalement d’un sortilège pour communiquer avec quelqu’un qui ne perçoit pas la magie.

— Ya pas plus simple ? La télépathie ou autre ?

— Si, mais c’est beaucoup plus complexe à mettre en œuvre.

— Je croyais que tu étais le meilleur ?

Un petit rire gêné agita Maxhirst qui prit le temps de remonter ses lunettes sur son nez alors qu’elles n’avaient pas glissé.

— C’est Rudy qui t’a dit ça ? Il exagère toujours. J’ai juste beaucoup étudié. Mais entre un sortilège qui se réalise instantanément en marchant et un autre qui exige beaucoup concentration et qui risquer de blesser, je préfère le plus facile. Ce n’est pas forcément très compliqué, mais il y a beaucoup de lignes de sort à imbriquer et…

Enthousiaste, il continua ses explications sans remarquer que Lise avait décroché. Elle avait envisagé de lui poser des questions sur la genèse de Kaea, mais elle renonça bien rapidement. Maxhirst paraissait incapable d’enseigner quelque chose de manière simple et concise, sans partir dans une multitude de détails incompréhensibles. Il monologua sans que personne ne l’interrompe. Même Rudy ne l’écoutait plus.

Ils progressèrent plusieurs minutes dans la forêt, suivant un chemin de terre. Des pistes filaient dans toutes les directions, comme si les bois étaient régulièrement quadrillés. Au sol, sous les tapis des feuilles tombées, des traces d’animaux étaient visibles. Il devait s’agir d’une réserve où chasser du gibier pour le Sanctuaire. L’endroit parfait pour se cacher. Lise se renfrogna. Elle n’avait aucune idée de la taille de la forêt, mais pour que des sangliers vivent là, elle devait être immense.

— Et pourquoi l’autre est venue se perdre ici ? grommela Lise. Téthys, c’est ça ? Tu peux pas la retrouver avec tes oiseaux ? Ça serait plus simple !

Maxhirst cligna des yeux, surpris, avant de lui adresser un sourire désabusé.

— Tu n’as rien écouté de ce que j’ai expliqué, n’est-ce pas ? Pour que les oiseaux trouvent leur destinataire, je dois avoir placé une trace ensorcelée sur la personne. Et je n’ai jamais rencontré Téthys. Pour la télépathie, le problème est presque le même. Il faut avoir une idée des ondes psychiques de la cible et là… Il y a toujours le risque d’abîmer la psyché, de mal construire le sort et…

Il ne termina pas sa phrase et se contenta de hausser les épaules.

— La sorcellerie ne résout pas tout. Et Lise…

La voix de Maxhirst s’était faite plus grave et son visage plus sombre. Elle s’arrêta, surprise du changement de comportement.

— Attention à tes paroles. Téthys est la promise de Neruda, l’intendant du Sanctuaire. Il n’est pas le genre de personne à contrarier ou à titiller. Il a tué pour moins qu’une insulte. Et il tient énormément à sa fiancée.

Lise croisa les bras et se renfrogna.

— Quoi, c’est vrai non ? Faut pas être super intelligente pour aller toute seule dans des coins dangereux sans rien voir.

— Oui, c’est sûr que ce n’est absolument pas ton habitude de n’en faire qu’à ta tête sans écouter les recommandations ! se moqua-t-il gentiment. Fais attention à tes paroles. Certes, cela réglerait le problème des Connaws qui te pourchassent si Neruda t’exécute, mais si on pouvait éviter cette option-là…

Derrière ses lunettes, les yeux de Maxhirst pétillaient.

— Et comment je le reconnais, ce charmant homme ?

— Repère celui qui te paraît le plus tendu. Tu ne devrais pas te tromper normalement. Et sinon, demande à Rudy.

Celui-ci vint se poster à côté d’elle et lui adresser un grand sourire. Pourtant, malgré ses manières avenantes, elle détourna la tête. Elle savait parfaitement que, depuis les événements de Lyon, elle n’avait absolument rien à lui reprocher. Il l’avait toujours aidée, s’était plié à ses caprices et ne s’était jamais énervé. Malgré tout, il restait une gêne qui la titillait, comme s’il risquait de la frapper à tout moment. Comme s’il lui mentait.

Sans percevoir son malaise, Maxhirst reprit sa marche. Rapidement, des éclats de voix leur parvinrent. Quelques minutes plus tard, ils débouchaient sur une clairière où plusieurs personnes se disputaient violemment. Ils n’en étaient pas encore venus aux mains mais le ton montait de plus en plus.

— Intendant, un peu de mesure, tenta de modérer Leihulm. Il ne s’agit que d’une enfant, pas d’une terrible menace !

— Elle s’est introduite illégalement sur le territoire du Sanctuaire ! Et j’ai déjà vu des morveux tuer sans une hésitation des guerriers expérimentés ! Il faut se méfier de tout !

Au vu de ce que Lise pouvait distinguer, il manquait quelques centimètres à l’homme qui faisait face à Leihulm, comparé à tous les soldats présents. Pourtant, malgré sa petite taille, elle n’avait aucune envie de le contrarier ou de tester ses limites, sa prestance et son charisme suffisaient à écraser toutes ses pulsions contestataires. Sa rage retenue, aussi. Le moindre de ses muscles paraissait tendu au-delà de l’imaginable, sur le point de se déchirer. Il portait une armure légère ainsi qu’une cape, détail qui aurait récolté les moqueries de Lise dans n’importe quelle autre situation. Là, le visage fermé de l’inconnu, ainsi que ses yeux sombres prêts à lancer des éclairs lui coupaient toute envie de rire. Même le soleil semblait éviter de trop s’approcher de l’inconnu, ses courts cheveux noirs ne présentant aucun reflet. Il paraissait tendu, à bout de nerfs, à deux doigts de se jeter sur Leihulm pour lui apprendre que son avis prônait sur tout le reste.

Neruda.

Lise comprit pourquoi on lui avait fortement déconseillé de tenter le diable avec lui. Neruda l’impressionnait largement plus que Ludificus. Maxhirst remonta ses lunettes sur son nez. Elle pouvait presque voir les rouages de son cerveau fonctionner à toute vitesse pour trouver une solution.

— Ça a rapidement dégénéré depuis tout à l’heure, murmura-t-il. Il n’avait déjà pas aimé que vous ignoriez ses instructions, mais si quelqu’un d’autre est allé contre les règles…

Leihulm se tenait seul face à Neruda. Les autres guerriers étaient dispersés dans la clairière, le regard fuyant. Ils obéiraient aux ordres de leur supérieur, sans hésiter, mais la situation les mettait visiblement mal à l’aise. Cachée derrière un arbre, une petite fille tentait de se faire oublier, terrorisée. Mais le blond éclatant de ses cheveux bouclés resplendissait trop dans l’ombre des feuillages. Aucune chance de passer inaperçue.

— Intendant, rien qu’à se promener dans les bois, elle avait l’air terrifiée ! Ramenez-la sous bonne garde à Vianum et le tour est joué.

— Et s’il s’agit d’un espion, nous lui facilitons le travail, trancha la voix glacée de Neruda. De plus, il faut que nous sachions comment elle est rentrée.

Tandis que les adultes débattaient sur son sort, la gamine lançait des regards perdus dans toutes les directions, à la recherche d’un soutien providentiel. Quand elle aperçut Lise, tout son visage s’éclaira. Oubliant sa peur et sa cachette, elle s’élança vers elle, sans aucune considération pour ses pieds nus. Ses grands yeux bleus brillaient de vie et toutes ses émotions s’y reflétaient, déchiffrables sans la moindre difficulté. Elle paraissait soulagée, plus qu’heureuse, avec sa joie enfantine. Elle ressemblait à un ange et n’importe qui lui aurait cédé ce qu’elle souhaitait. N’importe qui, sauf l’inflexible Neruda.

— Liiise ! Dis-leur de ne pas me faire du mal, je suis une gentiiille.

 

La petite parlait d’une voix claire et douce, qui résonnait dans les sous-bois. Elle allongeait parfois quelques syllabes, quand elle butait sur un mot. Tous les regards convergèrent d’un coup vers Lise qui tenta de reculer d’un pas malgré la fillette accrochée à ses jambes. Elle manqua de peu de perdre l’équilibre. À présent, toute l’attention et le ressentiment de Neruda étaient portés sur elle et, pour une fois, elle aurait préféré être oubliée.

— Vous connaissez cette enfant ?

Lise déglutit péniblement. Neruda paraissait prêt à lui sauter à la gorge.

Seul souci, elle n’avait aucune idée de qui était cette gamine. Maxhirst et Rudy ne paraissaient pas plus au courant qu’elle.

Visiblement, elle aurait mieux fait d’écouter Rudy et de rester dans le Sanctuaire.

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Jibdvx
Posté le 04/02/2020
Lise a décidément beaucoup de relations ! C'est une très bonne idée d'avoir vite fait aborder la possibilité que, en effet, dans une autre dimension où la magie existe et où les dieux se baladent sur leurs propres terres (d'ailleurs ça aussi ça rend le tout cohérent, très bonne idée) ça n'est pas impossible que toutes les lois de la physique soit totalement différentes. Très bon point donc :) Et les soupçons sur Rudy, on s'en rend compte en même temps que Lise que, bah il est vraiment trop gentil. Après Ludificus, je l'adore. Selon moi il correspond complètement au caractère et au comportement qu'aurait une entité (presque ?) omnipotente dans un monde de mortels !
Flammy
Posté le 10/02/2020
Coucou !

Lise a connu effectivement un peu trop de monde avant pour sa propre sécurité :p Mais bon, avec de l'amnésie, c'est drôle je trouve de jouer là-dessus ^^

Et je suis contente que l'aspect divinité et lois de la physiques qui font un peu n'importe quoi te plaise =D J'avais peur que ça fasse un peu trop délire personnel, mais bon, au moins, ça ne touche pas que moi visiblement ^^
Et oui, pour Rudy, j'aime bien le côté il est tellement gentil que ba en vrai, ça devient louche quoi ='D Et contente que Ludificus te plaise <3 C'est sûr que pour moi, une divinité du genre est forcément très blasé, un peu je m'en foutiste et doit bien trouver quoi faire pour s'occuper ^^

Merci beaucoup pour ta lecture et ton commentaire =D

Pluchouille zoubouille !
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