- III -

À qui pouvais-je demander le nom d’une deuxième exorciste au sein du lycée ? Je ne connaissais personne au courant des flux surnaturels, aucun adulte ou élève ne saurait. Mais d’un autre côté, elle ne se montrait pas, donc représentait-elle un danger ? Me prendrait-elle par surprise ? L’avenir me le dirait, avec les sceaux de fantômes, qui l’attireraient, normalement.

Pour l’instant, je profitais de trois heures d’absence de professeurs pour reprendre mes recherches. Je plaçais tous mes espoirs de rencontre d’outre-tombe dans le bâtiment T (« technologique »), le plus labyrinthique de tout le complexe scolaire. Ses couloirs, aux plafonds exagérément hauts, me terrifiaient secrètement. Une influence néfaste s’y opérait sûrement, car il n’y avait finalement pas grand-chose à craindre…

Je parvins devant un aquarium. Je n’attachai pas beaucoup d’importance aux poissons qui nageaient dans l’eau verte et le dépassai. Cependant le couloir que j’empruntai ensuite ne menait nulle part ; je fis donc demi-tour. Au second passage, l’aquarium me troubla, un seul instant fugitif. Rien pourtant ne sortait de l’ordinaire. J’attribuais mes interrogations à une paréidolie, une interprétation erronée de détails triviaux, comme le cerveau humain sait si bien le faire.

Plutôt que de m’attarder sur ces poissons plus que banals, je décidai de monter. Je ne trouvais pas plus de fantômes à l’étage, aussi ce fut de mauvaise humeur que je redescendis. J’en avais marre de mener cette chasse aux fantômes sans indication, aucune ligne directrice… Quoique ? Je n’avais que ressenti quelque chose d’infime, à peine si je l’avais aperçu dans ma vision périphérique… Mais l’aquarium méritait un peu plus d’attention.

Poussé par des convictions que mes entrailles me dictaient, je me concentrai, augmentai me vision. Le résultat ne se fit pas attendre très longtemps : je manquai de rendre mon petit-déjeuner, et ç’aurait été autant la faute du physique de l’apparition que de son odeur.

Un crâne à moitié décomposé trônait parmi les mousses aquatiques. Des lambeaux de chair, des fibres musculaires restaient collées au faciès grimaçant. Sa chevelure brune flottait paresseusement, raisonnablement en bon état ; le nez aussi n’avait pas trop souffert, et conservé sa forme ; la bouche n’avait pas connu le même sort, avec ses lèvres mangées et ses gencives – par conséquent apparentes – violacées. Le filtre vert d’eau sale n’arrangeait en rien ce profil monstrueux. Le pire, enfin, qu’infligeait à une contemplation horrifiée ce vilain mort-vivant, c’était ses deux globes oculaires jaunâtres, dépourvus de paupières, injectés de sang, percés par deux prunelles abyssales, insondables, et dépourvus de toute émotion. Quant à l’odeur, on aurait rouvert la tombe d’un pestiféré qu’elle n’aurait pas été pire.

-- Qui es-tu ? demanda le fantôme.

-- Ça n’a pas d’importance, déglutis-je. Je suis venu te délivrer de vos souffrances. Raconte-moi ton histoire.

Ce fantôme ne pouvait pas être véloce comme un poltergeist, et son apparence repoussante m’incitait à expédier l’affaire.

-- Elle n’est pas bien complexe… Mon petit ami m’avait quittée, alors, triste comme tout, j’ai mis ma tête dans cet aquarium. Je me suis noyée.

-- Ce n’était pas l’idée de base, de te tuer ?

-- Pas vraiment… Juste me clarifier les idées… Je me sentais si bien, la tête sous l’eau…

Les choses se présentent trop bien.

-- Je m’ennuie un peu, maintenant. C’est vrai que ça serait bien si tu pouvais faire de moi une vraie morte, pas une tête qui s’ennuie dans un aquarium…

Je vois le bémol arriver.

-- Tu sais que tu ressembles à mon ex ?

Qu’est-ce que je disais…

-- Il me faudrait un dernier baiser d’amour avant de quitter ce monde pour le Paradis… Ou l’Enfer, Dieu seul sait.

J’étais sûrement la seule personne déçue de ne pas avoir de fantasmes nécrophiles. Ma tâche serait passée plus facilement, sans aucun doute, si tel était le cas. Ce ne l’était pas, alors, tant pis, je me forcerais. Je me penchai et saisit la tête. Son humidité visqueuse et glacée, déjà dégoûtante, me fit redouter sa langue. J’eus effectivement l’impression qu’une limace pénétrait mon palais, y prenait son pied. Remarque, si elle appréciait son dernier moment, et que je ne la revoyais jamais ensuite…

Quand ce baiser, langoureux de son point de vue, douloureux du mien, se termina – c’est elle qui décida du temps qu’il dura, sans quoi il ne m’aurait pas pris aussi longtemps – elle retira sa bouche de mes lèvres. Dans un grincement, elle sourit :

-- Merci, beau prince… Tu m’as délivrée de ma malédiction…

-- De rien… Quoi ?! Malédiction ?! Tu ne m’avais pas dit que tu étais maudite !

-- Et si… Maintenant, je vais me venger de tous les garçons du lycée, comme j’ai tué mon petit ami. Tu m’aideras, dis ?

-- Jamais ! Plutôt crever !

Furieux, je lâchai la tête. Avant qu’elle ne touche le sol, des tentacules sortirent de son cou sectionné et agrippèrent mon bras.  En s’accrochant solidement au mur, elle me paralysa presque, réduisit mes chances de fuir à néant.

-- Mais, mon chéri, ce n’est pas comme si tu avais le choix…

Que se passait-il ? Chacun de mes nerfs était à vif. Le danger approchait à grands pas, je le pressentais… Mais j’avais beau scruter les alentours, il ne se présentait pas. Que planifiait le fantôme ? Était-il assez puissant pour me faire changer d’avis de force ?

L’aquarium trouvait dans un espace qui reliait deux couloirs. Ce dernier ne présentait pas d’issue ouverte, deux portes coupe-feu le fermaient. Je baissai les yeux, et compris alors le pouvoir de mon ennemie : cet espace clos l’aidait. Un liquide verdâtre coulait abondamment par l’interstice entre la porte et le sol. À la longue, la pièce de l’aquarium finirait inondée.

-- Quand tu respireras ce fluide, et tu seras bien obligé, je te garantis que tu ne verras pas les choses de la même façon.

-- Je résiste à toutes les tortures. Tant pis si j’en meurs.

-- Ce n’est pas une torture… Enfin, tu verras.

Déjà le niveau d’eau maudit léchait mes mollets. L’instant d’après, à cause d’un débit exponentiel, c’était mon torse que la magie de la morte mouillait. Je pris une longue inspiration, qui dura du cou jusqu’au menton. Ensuite, je bloquais mon oxygénation.

Un monde vert, au temps arrêté. Une lumière quasiment inexistante. C’était, avec mes fonctions cérébrales diminuées – j’optai pour l’économie d’énergie la plus optimale – tout ce que je voyais. Cela me suffisait pour saisir à moitié que la tourbe de ma situation était aussi physique que métaphorique.

La fonction principale à laquelle se résumait mon cerveau en cet instant, c’était la gestion des ressources vitales. Il fallait que je sache quand j’atteindrais la frontière de la mort, sans quoi, évidemment, je mourrais. Les évènements ne s’arrangeaient pas… et j’arrivais à mes limites…

Mourir ou tenter de comprendre la capacité du fantôme, qui, si elle ne me tuait pas, serait encore pire ? Le dilemme se résout. Je ne souhaitais pas périr sans avoir essayé ce qui restait. Ma respiration, en même temps que le flux d’électricité usuel de mon cerveau, reprirent leur cours. Le lien ne s’arrêtait pas là. En effet, le liquide entrait dans mon organisme et changeait quelque chose dans mes pensées. Au début, je ne sus dire exactement quoi ; puis je notai que sans que je ne puisse rien y faire, je me voyais songer que le fantôme n’était pas totalement en tort.

Peut-être que ça ne se passait pas exactement comme ça, au niveau des régions dont je n’ai jamais retenu le nom (lobe prépariétal ? hippocampe subfrontal ?), mais j’avais l’impression que l’hémisphère droit de mon cerveau se laissait convaincre par l’extrémisme meurtrier de feu la jeune fille déçue par le sexe opposé, tandis que l’hémisphère gauche résistait de toutes ses forces pour que ces idées de massacre ne l’atteignent pas. Or le deuxième, malgré ses efforts, cédait du terrain au premier.

Au bout de cinq minutes, je ne voyais aucun mal à obéir aveuglément au crâne de l’aquarium. Satisfait de ce changement forcé d’avis, ce dernier me libéra de mon entrave. À moitié endormi par la possession, je vis vaguement, à travers le vert de l’eau qui continuait d’emplir la pièce – et qui se serait vidé quand nous partirions, j’imagine – une ombre mouvante. L’intrusion murmura un seul mot, qui suffit à changer la donne.

-- Tear.

Une touche lumineuse apparut, minuscule. En moins d’une seconde, elle clarifia tout le volume aquatique sale ; je crus d’abord qu’elle l’éclairait, alors qu’elle le purifiait. Cette purge de la corruption fantomatique s’opéra jusqu’au plus profond de moi : elle réveilla ainsi mon hémisphère droit. Je crachai les quelques litres d’eau qui s’étaient infiltrés dans mon organisme, rassuré de savoir que la morte n’avait plus d’influence sur moi.

Je portai mon attention sur ma sauveuse (j’avais deviné son sexe à sa voix). Ce regard ne fut pas réciproque ; déjà elle me dépassait dans une bousculade, préférant poursuivre le fantôme plutôt que de me laisser la connaître.

-- Eh, attends ! appelai-je, m’élançant aussi.

J’ai déjà vu ces tresses violettes… Plus longtemps que si je les avais croisées dans un couloir ou dans la cour… Je la connais ? Mais qui est-elle ?

Piégé par le labyrinthe du bâtiment, le fantôme, propulsé par les tentacules qui lui sortaient du cou, se retrouvait acculé, dos au mur, face à deux personnes qui ne lui voulaient aucun bien. Dans ces conditions, l’hideuse créature perdait l’horreur qu’elle inspirait, prenait à la place des airs ridicules.

-- Je le tue ou tu t’en occupes ? demanda mon alliée supposée.

Elle se retourna ; je la reconnus avec force surprise. Ce visage noir aux traits fins était celui d’une camarade de classe que je snobais poliment, afin de ne pas perdre mon absorption dans les cours, nommée Daphkarny. Je n’en revenais pas qu’elle soit pourvue de pouvoirs similaires aux miens ! Quelle coïncidence, tout de même, que les deux secondes exorcistes soient dans la même classe… Daphkarny lut sûrement l’expression qu’affichait mon visage, puisqu’elle y répliqua :

-- Un problème ? Je t’étonne ?

-- Euh… Non, non. Enfin, si, je ne me serais pas douté que c’était toi qui…

-- Tu veux l’achever ? coupa-t-elle en désignant le crâne à demi-décomposé, effrayé par chacun des mouvements que faisait la jeune exorciste.

-- À toi l’honneur.

-- Aerel, j’ai besoin d’aide. Blade.

Une lame de lumière apparut dans sa main. Dans un geste savant, Daphkarny exécuta le fantôme. « Requiescat in pace », récita-t-elle, alors qu’il s’effaçait pour son dernier séjour.

Elle fit volte-face, feignant de ne pas me considérer. D’une voix froide, Daphkarny prévint, avant de partir :

-- Ne t’attaque pas aux fantômes que tu n’es pas en mesure de battre. Mon aide ne se répètera pas.

Je n’en menais pas large, à me faire réprimander par une camarade.

-- D’ailleurs, je pense que tu ne devrais pas…

-- Cette fois, c’était exceptionnel ! fulminai-je. Je suis parfaitement capable d’exorciser un fantôme !

-- Je ne parle pas de ta capacité, répliqua-t-elle, légèrement plus clémente. C’est une question d’équilibre… Enfin, fais ce que tu veux, après tout.

Effectivement, je ne l’écoutais pas. Éluard m’avait demandé de chasser les fantômes, je les chasserais. Cette pensée me rappela qu’il fallait que j’informe mon commanditaire.

 

Les yeux d’Éluard s’imprégnèrent de leur lueur rouge, signe de vie de feu le poète. Je l’informai respectueusement :

-- J’ai nettoyé deux bâtiments. Plus que trois, normalement.

-- Hé hé… Bien, très bien…

Je n’aurais su expliquer la raison de ce rire. De toute façon, je n’avais pas le loisir d’approfondir cette réaction peu appropriée, ma montre indiquant l’heure du cours. Je saluai Paul Éluard et il fit de même.

 

L’heure qui suivit, je ne saisis rien aux vecteurs que le professeur exposait inlassablement. Toute ma conversation s’envolait vers Daphkarny alors qu’elle notait le cours comme si de rien n’était, de son côté. Elle ne semblait pas attacher d’importance au fait que je la fixais. Pourtant, quand le cours se termina, elle se hâta, comme si elle ne voulait pas être suivie.

Borné que j’étais, j’accélérais et la rattrapai avant qu’elle ne sorte du lycée.

-- Laisse-moi tranquille, s’il te plaît, demanda-t-elle.

-- Enfin, rends-toi compte, insistai-je, sur ses talons. Ta puissance ajoutée à la mienne… Ou plutôt le contraire : ma puissance ajoutée à la tienne, rien ne nous échapperait, nous laverons le lycée une bonne fois pour toutes !

-- Tu ne comprends donc rien ? Qu’est-ce que tu fais de l’équilibre ?

-- Mais ça ne veut rien dire, ton équilibre ! Les morts sont morts, ils n’ont pas à embêter les vivants ! On est les seuls à pouvoir les envoyer là où ils devraient être : c’est à nous de le faire !

-- Même si ta théorie se tient, je ne m’allierais pas à toi.

-- Pourquoi ?

-- Tu es un Démon, ça se voit tout de suite. Je ne m’allie pas aux Démons. Je t’ai aidé parce que tu étais dans le besoin, maintenant je regrette.

Je relevais la tête dédaigneusement. Si elle le prenait comme ça, je me débrouillerais. Quelle aide m’apporterait une exorciste assez immature pour honnir autant les Démons ?

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Miss O
Posté le 28/04/2021
Hello,
Chapitre très intéressant, j'apprécie cette progression épisodique, combat par combat, comme dans un jeu video ou une série de monstres.
Tu places judicieusement des énigmes dans les paroles de Daphkarny. On a bien envie de les résoudre !

"Ta puissance ajoutée à la mienne… Ou plutôt le contraire : ma puissance ajoutée à la tienne, rien ne nous échapperait, nous laverons le lycée une bonne fois pour toutes !"
L'autocorrection du narrateur est très bien pensée et très drôle, il y a une petite vibe féministe dans ce chapitre où la jeune fille est clairement en position de puissance !

Sinon, j'ai relevé deux phrases qui me paraissent un peu lourdes. Je pense - mais ce n'est que mon avis - qu'elles peuvent gagner en rythme si tu les retravailles :

- "Le résultat ne se fit pas attendre très longtemps : je manquai de rendre mon petit-déjeuner, et ç’aurait été autant la faute du physique de l’apparition que de son odeur."
-> Je crois que ça tient au double complément du nom "du physique de l'apparition"

- "Quant à l’odeur, on aurait rouvert la tombe d’un pestiféré qu’elle n’aurait pas été pire."
-> Ici, c'est peut-être les deux conditionnels passés, difficile à dire...
Infernotaku
Posté le 29/04/2021
Merci pour ce commentaire ! Malheureusement, je ne saurais dire s'il se corrige ou s'il cherche seulement à flatter Daphkarny... (non, je rigole, c'est effectivement parce que je me rendais compte que cette phrase était terriblement hautaine) Et pour les phrases, je verrais comment les corriger, mais la deuxième, à vrai dire, j'en étais plutôt fier...
Miss O
Posté le 29/04/2021
J'avais justement hésité pour la deuxième phrase parce que l'idée est bonne. L'image est dégoutante et donc très parlante! Or j'ai justement l'impression qu'elle pourrait être plus frappante encore. Mais je suis possiblement la seule à être perturbée par le rythme de cette phrase.
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